Jean Cocteau, un jour, parla de « monstres sacrés » pour définir certains acteurs, leur présence et leur jeu, et dans cette expression si mythique, il envisageait déjà sous un autre jour le visage de Jean Marais pour faire respirer la Bête. Lon Chaney (1883 – 1930) fut l’acteur fétiche de Tod Browning. L’incomparable élasticité de son visage et la capacité à endosser des rôles qui mettaient en péril son propre corps lui ont valu une mention très spéciale dans l’histoire de la métamorphose au cinéma, au cinéma muet qui plus est. La seule trace ludique de cette prouesse qualifiée de monstrueuse se trouve dans un (très) court-métrage de 1924 (1 minute) où l’acteur-pantomime se maquille en Quasimodo et Lincoln. Beaucoup de sourires et du grand sérieux avant d’attaquer la tragédie de la monstruosité humaine dans les films de Tod Browning. En voici un avant-goût…
Des « monstres sacrés »
Depuis ses origines, le cinéma a toujours eu l’art d’enfanter des créatures originales invraisemblables, de la momie au vampire, loup-garou, et autres extra-terrestres insolites. Il s’est également plu à mettre à l’image de véritables monstres, travaillant alors sur divers problèmes tant éthiques que filmiques. À côté de ces deux catégories, l’imaginaire et le réel, une troisième, qui met en avant le jeu de l’acteur et l’art du maquilleur, part du réel pour imposer un imaginaire cinématographique. Lorsque l’acteur déjoue son propre corps et joue un être humain anomal (Kant), il doit proposer une autre démarche, d’autres gestes, un corps trafiqué et assumé, il doit reconstruire une image sans perdre de vue ce qu’il est, sans perdre l’image qui l’a rendu célèbre.
Le cinéma, parce qu’il s’agit de montage, de cadrage, sert magistralement tous les monstres, ceux par excès ou ceux par défaut, il les monte, les démonte, les cadre, les encadre. Il leur assure un domaine fictif, un lieu filmique, une survivance. Et lorsqu’un acteur interprète Elephant Man, sous ces oripeaux et ces excroissances de chair plastifiée qu’il doit faire respirer, il lui faut, ironie du sort, avoir du talent et du mérite pour devenir monstrueux. Quand le septième art a besoin d’un personnage au physique fragilisé, au corps déformé, il a soit recours à un individu effectivement étrange et dont le rôle se bornera à être, soit recours à un comédien qui bouleversera, autrement, la vision du spectateur, comédien qui ne cessera de devenir.
Dans les deux cas, personne et personnage travaillent aux confins de la représentation. Le nain, par exemple, représente tous les autres nains, l’individu difforme est représentatif de sa catégorie, il est dans la visibilité. Le comédien, à son tour, prend puissance d’une représentation, mais là, il rend visible son rôle et l’état de son personnage. Souvent d’ailleurs, il démystifie son physique pour mieux mythifier son talent. L’acteur n’est, en définitive, pas l’autre, il passe seulement par l’autre. La fragilité de l’ordre humain, ainsi mise en péril, ressortirait immanquablement vainqueur de ces écarts corporels. Cependant, pour contrebalancer cette rassurante vérité, le travail corporel d’un seul comédien va venir souffler une déviance par rapport aux modèles imposés. Pour quelles raisons l’image de cet acteur, utilisée à ravir chez un unique cinéaste, est-elle restée singulière dans l’histoire du cinéma, dans l’histoire des « monstres sacrés » au cinéma ?
De l’homme aux mille visages
Lon Chaney a bâti sa carrière sur des rôles atypiques, surtout, il a démantelé son physique à partir de personnages aux corps difformes. Surnommé « L’homme aux mille visages », il a joué sur tous les plans l’acteur qui joue un monstre. The Black Bird (1926), The Road to Mandalay (1926), L’Inconnu (1927), films de Tod Browning – Browning et Chaney ont tourné dix films ensemble –, instaurent un lien de connivence avec le spectateur qui, appâté, attend avec impatience la prouesse monstrueuse d’un si beau corps. Déformé, détourné, le corps de Lon Chaney suscite ample curiosité et provoque, paradoxalement, chez le « voyeur immobilisé » un sadisme. Le regard s’attarde, s’acharne sur le corps en souffrance. Car à chaque prise, l’acteur se courbe, se contorsionne, il met en danger son corps, et trouble ce noble équilibre.
L’Oiseau noir
Ainsi dans The Black Bird, Lon Chaney incarne tour à tour l’Oiseau Noir et l’Évêque, deux frères, moralement et physiquement dissemblables. Si l’un est un individu louche et malfaisant, droit comme un « i » et bel homme, l’autre, d’une bonté sans égale, est marqué dans sa chair, estropié. Très rapidement, le spectateur comprend que ces deux personnages ne font qu’un : l’Évêque se transforme en Oiseau Noir, nouveau docteur Jekyll et mister Hyde. Les historiens du cinéma ont perçu à quel point la transformation physique de Lon Chaney était éprouvante. La moindre erreur, est-il souligné, lui était interdite lors de sa personnification de The Bishop. Tod Browning explose les limites corporelles de son acteur fétiche et propose même au spectateur la primeur de ces transformations. Par deux fois, il filme ce passage d’un état à un autre, d’un être à un autre. Par deux fois, ce qui l’intéresse est cette métamorphose de L’Oiseau Noir en Évêque. L’inverse ne sera pas montré, un seul chemin est possible, celui qui mène d’une normalité à une déviance. Un accident est encore probable qui transformera définitivement le corps. Le pire peut toujours se produire comme le signale Gilbert Lascault dans Le Monstre dans l’art occidental. Et c’est pourquoi les acteurs de Tod Browning sont en passe de devenir plus monstrueux, à moins qu’ils ne le soient déjà, et la fin du film (L’Inconnu, Freaks,…) leur assène ce devenir insupportable. Ils ont voulu jouer, voulu incarner, voulu tromper, ils gagnent terriblement alors ce qu’ils n’ont pas voulu, tout simplement, être.
Des bossus de toutes sortes et des bosses aussi
Ce qui est intéressant est la comparaison que nous pouvons effectuer avec d’autres bossus incarnés par d’autres acteurs dans d’autres films. Ceux-là, qui jouent de leur bosse pour mieux tromper leurs ennemis, ressortiront vainqueurs de leur combat et épouseront le bébé devenu jolie jeune femme qu’ils ont sauvé, naguère… ainsi Le Bossu, roman de Paul Feval, maintes et maintes fois adapté à l’écran avec dans le rôle titre un Jean Marais (Hunebelle, 1959) ou un Daniel Auteuil (Philippe de Broca, 1997). La monstruosité est, une fois encore, vécue comme un refuge et une vengeance, une tromperie de l’image, un jeu. D’ailleurs, la scène de transformation est minutieusement décrite et apparaît scène de loge avant une ultime entrée en scène. À changer son corps, ici, aucun risque. Il suffit juste de rajouter, là un nez crochu, là une bosse au dos, là une verrue démesurée. L’excès est dans ce monstre simulé, cette accumulation de terreurs plastiques pour masquer un visage, déformer un corps. Cachette, il y a, déguisement aussi, et il est plus aisé d’ôter la cape, d’enlever le nez pour un effet de surprise. Ces hypertrophies corporelles sont assemblage d’une plastique sur une autre, d’un tissu sur un autre, sont montage. La laideur est enfin une ruse pour mieux s’approcher des incontournables scélérats. Et à partir du moment où un acteur se grime, à partir du moment où un spectateur (re)connaît la supercherie, la difformité n’est nullement vécue telle une fatalité, elle est, en revanche et étonnement, cathartique. On expulse sa crainte car au revers de toute difformité, un mal se dessine. Le bossu au visage si laid, nez pointu, rend visible toute félonie, pointe littéralement les malversations des méchants, pose sa bosse en dépit des chances et fait succomber la chance si jamais on vient à la toucher. Mais ce n’est que métamorphose, une histoire de conte de fées, ainsi Riquet à la Houppe chez Perrault. Le visage réapparaîtra immanquablement, à la fin du film, en signe de victoire, d’amour. L’épreuve physique où le corps réinvestit d’autres gestes, pense autrement sa séduction, autorise une épreuve morale où l’acteur métamorphosé et sa dulcinée dépassent l’apparence et saisissent la force de la séduction comme attente et bouleversement. Il est toujours beau, elle est toujours belle, celui, celle qu’on aime. Il n’est guère étonnant qu’un comédien aussi physiquement impressionnant, Jean Marais, ait pu jouer le Bossu, Fantomas ou la Bête dans le film de Jean Cocteau, mettant de fait en péril visage et corps pour mieux devenir monstre sacré du septième art. Il est vrai que ces personnages de transition ou d’initiation, suivant la trame du récit, deviennent monstrueux pour dénoncer une injustice, ils s’infligent une dévalorisation physique et se permettent quelques inconduites considérées comme justifiées. Tout est possible lorsque le corps est faussement stigmatisé, et tout s’excuse, tout est excusé. La silhouette monstrueuse n’est qu’un prétexte, un passage, un moyen, c’est aussi un désordre visible pour remettre en ordre, annoncer l’ordre à venir. Chez Tod Browning, prétexte, passage, moyen sont périlleux. Si l’acteur utilise le corps monstrueux pour se cacher, il ne peut en sortir indemne.
De la métamorphose
Lon Chaney a la capacité dérangeante de tendre son corps, le détendre (ses parents étaient sourds-muets, d’où cette gestuelle impressionnante). Il impose à son image d’acteur, l’image, également, d’une métamorphose. Il est toujours en passe d’être, il devient, se transforme et comme on le sait, le devenir n’est jamais chose apaisante. Certes le maquillage, mais à l’encontre des autres acteurs qui se griment pour être L’Homme qui rit ou Le Bossu, le comédien fétiche de Browning a saisi la grandeur de ce passage constant entre ce qu’il doit incarner et ce qu’il doit être, et qui fait la spécificité des œuvres de Tod Browning, il se situe dans cet entre-deux. Il n’est donc pas étonnant que Lon Chaney ait, au cours de sa carrière cinématographique, joué bien souvent deux personnages (de L’Oiseau noir à L’Inconnu en passant par Le Club des trois), apposant la dualité comme espace de cet entre-deux.
L’Inconnu
Alors la transformation s’expulse de l’image et l’acteur assume, de bout en bout, le corps imposé jusqu’à bouleverser l’ordre de son être et se délivrer par le biais d’une mutilation qui le fera passer d’un excès à un défaut, ainsi dans L’Inconnu de Tod Browning. Alonzo cache ses bras car, recherché par la police, il doit cacher la difformité qui l’accuse, à savoir un pouce double. Il joue donc un homme sans bras qui a des bras et s’habitue à devenir cet homme sans bras. Par amour pour Nanon, celle qui déteste si passionnément les étreintes masculines, il décide de se les couper, ses bras, de se les couper vraiment, réellement, follement. Dans les deux cas, Lon Chaney interprète un homme sans bras, qu’il joue dans le film à jouer cet individu et à tromper son entourage ou qu’il le soit devenu potentiellement car le scénario l’impose dans la seconde partie. Comment alors l’acteur peut-il exécuter ses deux rôles ? Dans quelle mesure, après l’amputation, peut-il jouer, encore, l’homme sans bras ? Comment travailler sur le devenir ? Et comment, effectivement, faire croire qu’on est vraiment devenu ce manchot ?
La scène de déshabillage, lorsque Cojo le nain enlève les diverses couches vestimentaires d’Alonzo, montre avec force l’étrange attirail – un corset – qui garde prisonnier le torse de Lon Chaney. L’apparition des bras est alors saisissante, le spectateur se rassure, tout cela n’est que jeu. Mais à ces appendices s’adjoint la visibilité foudroyante d’une main jugée atypique. Et, visiblement, il nous faut basculer vers une nouvelle croyance, celle d’un pouce anormal, celle d’un nouveau jeu, une prothèse qui fait croire que. Des excès sont dévoilés qui étaient consciencieusement tenus secrets. Du coup, le spectateur, à l’issue de cette mise à sac, est attentif aux apparitions suivantes de Lon Chaney. Cela se voit-il, qu’il a des bras ? Son torse, le haut de son torse, est certes très imposant mais comme le spécifie Cojo, le voir n’entre pas en ligne de compte, c’est sentir qui peut bouleverser et dévoiler la supercherie. Lorsque Nanon enlace Alonzo, il sait, lui, Alonzo qu’il ne doit plus être enlacé, sinon elle devinera qu’il a des bras. Le cadrage, depuis le début du film, se concentre très souvent sur un plan rapproché poitrine d’Alonzo, Browning mutile dès l’abord son personnage. Le profil, aussi, est privilégié et les bras disparaissent dans la courbe du torse. Un foulard, un chapeau viennent se rajouter à l’aspect vestimentaire de l’homme, allongeant sa silhouette. De plus, le gilet met en évidence et le torse musclé et l’absence de bras. Les manches, blanches, traînent ostensiblement, le gilet noir découpe le tronc de l’acteur et renforce, de fait, le crime à venir. Le corps d’Alonzo est minutieusement sectionné par le réalisateur. Tout est supposé visible. Costume, cadrage compensent, paradoxalement, la présence-absence de bras. Au retour de son opération et de sa convalescence, Alonzo est vêtu d’une ample cape noire, noir qui l’amincit. Lon Chaney a toujours ses bras mais le spectateur doit croire maintenant, sûrement, évidemment le contraire. Nanon va donc une seconde fois enlacer Alonzo. Émue, elle dit qu’il a maigri. Le « voyeur immobilisé », à ce moment, ne doute plus de l’amputation. Elle, elle a senti, elle a touché. La cape noire enveloppe le corps de l’acteur, et cette cape, il ne la quittera plus car elle dérobe aux coups d’œil scrutateurs la difformité, et des plans moyens apposent l’absence de bras, la supposée absence de bras. On nous l’affirme, il est devenu The Armless, la cape délaisse les manches, et laisse, en grands pans noirs, couler tout au long du corps, le regard. Aucune accroche n’est possible, c’est d’un bloc qu’il faut accepter l’«(in)évidence ». La comédie est dès lors soustraite aux regards. Pour faire croire, plus rien n’est montré, plus rien n’est monté.
De Lon Chaney chez Tod Browning
On ne peut décemment et impunément, ainsi le souffle Tod Browning dans L’Inconnu, L’Oiseau noir, ou Freaks, s’attaquer à la monstruosité sans en payer, « chairement », le prix.
La réalité rejoindra la fiction : Lon Chaney s’éteindra d’un mal incurable provoqué par un maquillage en 1930, un cancer des cordes vocales (selon d’autres sources, il s’agit d’un cancer des poumons, mais la légende est tenace). Ironiquement, Lon Chaney est aussi l’auteur de l’article « Maquillage » dans l’Encyclopaedia Britannica.
Et ce prix, ce prix-là, au plus fort, au plus déroutant, aucun cinéaste n’a osé l’infliger à un comédien. Dans la chair, il faut payer et la grandeur de ce cinéma réside en l’appréhension de corps monstrueux qu’il s’agit de dérouter. À l’opposé d’un David Lynch ou d’un David Cronenberg, Browning dévie la représentation classique du monstre, nuls effets, nuls oripeaux, nuls trucages. L’acteur doit trouver, au fond de son corps, la marque d’une probable difformité. Le maquillage n’est là que pour soutenir la prouesse monstrueuse, il n’est pas l’instrument qui va faire croire que. Chez Browning, le corps seul est l’instrument de la déviation, et pour parler du handicap, il filme les potentialités de ce même corps.
Mieux qu’un autre, Tod Browning scandalise le monstre. Et ce scandale, dans la première étymologie hébraïque, signifie bien « obstacle » « ce qui fait trébucher ». Le monstre se définit scandale, obstacle. Alonzo appose lui-même ses propres obstacles, il aspire à la monstruosité, il se scandalise et fait trébucher son corps. Les Freaks de 1932 déroutent Cléôpatre, ils sont obstacles à ses ambitions, ils la font trébucher et la trapéziste chute effectivement. Ces Freaks-là aspirent, de plus, à rendre la monstruosité contagieuse. Et à son tour, Tod Browning contamine ses personnages, de Dracula à Paul Lavond dans Les Poupées du diable. Il leur délivre un potentiel monstrueux, leur fait accéder à cet univers où le scandale est manifeste dans les replis d’un corps, toujours corps métamorphosé, corps en changement, en incertitude, quoi qu’on en dise. Et c’est bien l’incertitude qui traverse le corps de Lon Chaney dans les films de Browning, incertitude non pas sur ce qu’il devient, mais sur ce qu’il est devenu, incertitude non pas sur ce qu’il est, mais sur ce qu’il était. À l’encontre des comédiens qui jouent le handicap et pensent le jouer vraiment, certains de leur prouesse, réussissant ou non d’ailleurs à dépasser l’image violente, à l’encontre de ces comédiens-là, « L’homme aux mille visages » a suivi son cinéaste sur le versant autrement plus fantastique de la contamination pour délivrer, grâce à ces incarnations monstrueuses, l’insondable secret lovecraftien : en chacun de nous, en nous, en notre corps se profile un monstre.