Après une dernière édition tronquée en raison de la pandémie (une partie de la programmation pouvait être visionnée en ligne), les Entrevues de Belfort soufflaient cette année leurs trente-six bougies avec une édition riche en découvertes, tant du côté de la compétition que des sections parallèles.
La programmation s’est notamment révélée travaillée par la question de la perte : dans plusieurs films, la disparition d’un être ou d’un élément menace de détruire l’équilibre en place et modifie l’existence des personnages, allant parfois jusqu’à la rendre impossible. C’est le cas de L’Inconnu (1927) de Tod Browning où Alonzo (Lon Chaney), faux infirme lanceur de couteau, finit par se faire amputer de ses bras par amour pour Nanon (Joan Crawford), qui ne supporte pas d’être touchée par les hommes. Par un coup du destin des plus cruels, l’opération a lieu au moment où la jeune femme se laisse enfin approcher par un rival. Dans une séquence vertigineuse, le montage alterne alors entre les caresses du couple et le visage progressivement gagné par le délire d’Alonzo, donnant la mesure des ravages provoqués par un tel arrachement. Le film trouvait ainsi parfaitement sa place dans la rétrospective baptisée « L’Amour fou », qui couvrait audacieusement l’ensemble de l’histoire du cinéma
À l’homme sans bras de L’Inconnu répondait la montagne sans loup de Punta Stella, un court-métrage réalisé par Pierre Denoits, qui avait déjà présenté une autre histoire d’amour déçu aux Entrevues de 2016 avec Pastorale. Au début du film, deux hommes rendent visite à une amie bergère, flanqués du cadavre d’un loup (le dernier survivant des environs) qu’ils viennent de tuer. Ce n’est pas eux que l’on vient d’achever et pourtant presque tous ont l’air abattu : la bergère propose vite un verre de vin, histoire d’oublier, et l’un des chasseurs tente de détendre l’atmosphère en s’emparant d’un ukulele. Des aboiements persistants couvrent cependant la musique et témoignent de leur échec à vouloir réintroduire de la légèreté. Une anecdote effrayante (le meurtre d’un berger par un homme couvert de poils dans les Alpes italiennes) et la disparition de la charogne en pleine nuit font subtilement glisser le film du réalisme vers le fantastique. L’apparition terrifiante du loup, savamment orchestrée par les ruptures sonores et l’usage du hors champ, apparaît alors comme le point d’orgue d’un film invitant avec finesse à réfléchir sur la disparition d’une espèce.
Punta Stella de Pierre Denoits
À visage (dé)couvert
Dans Perchés de Guillaume Lillo, entièrement construit à partir d’images trouvées sur le net, c’est une voix sans visage qui guide un récit de dépression et lui donne sa profondeur. L’absence du narrateur fait d’autant plus sens que ce dernier est atteint d’une dysmorphophobie et possède une vision altérée de son propre physique. Avec ses répliques teintées d’humour noir (« J’ai fini par acheter une corde à Leroy-Merlin », « Je me sens plus proche d’une Citroën C3 que de n’importe quel humain sur la terre »), le film trouve un ton bien particulier, à la fois incisif et désabusé. Il oscille de la même manière entre trivialité et poésie (les oiseaux perchés deviennent une éloquente métaphore de la folie), parenthèses apaisantes (musique d’ambiance relaxante, mandalas et montagnes reposantes) et saillies violentes (scènes dans un manoir hanté ou une boîte de nuit). En jouant ainsi sur des grands écarts, le cinéaste parvient à restituer la complexité d’une âme tiraillée par des sentiments contradictoires.
Les visages sont à l’inverse au cœur du film de Désiré Ecaré, Visages de femmes, long-métrage ivoirien de 1985, que le distributeur La Traverse sort de l’oubli (une version restaurée sortira en février prochain). Le film dresse le portrait de trois femmes, chacune correspondant à une manière différente de s’affranchir de la tutelle des hommes, que ce soit par l’entremise de la sexualité, de la force physique ou du travail. À l’émancipation des individus s’ajoute une quête collective, incarnée par un chant sororal dans lequel un groupe de femmes clame leur colère contre les hommes et revendique leur droit à disposer librement de leur corps. Cette puissante fable féministe se révèle également être un magnifique film dansé, où rythme et mouvement s’entrecroisent en permanence, des fêtes de rue à la démarche ondoyante des femmes en passant par le travail de la terre. Une scène mémorable dans une rivière montre notamment l’étreinte charnelle entre un homme et une femme, à la manière d’un ballet aquatique des plus sensuels, dont la nature compose la partition silencieuse.
Visages de femmes de Désiré Écaré