Où, quelque peu lassé par les dernières productions cinématographiques, l’auteur devenant désabusé trouve – miracle – un film (HIJ) visionnaire sans essence, terriblement retors, flegmatiquement génial, et diablement problématique pour le cinéma d’aujourd’hui. Projection unique de Modell et surtout première de HIJ (en version française) dans le cadre du festival d’Automne, à voir de toute urgence le 9 novembre à l’amphithéâtre de l’Opéra Bastille.
Les deux moyen-métrages de Pierre Reimer ont été créés à partir des enregistrements de pièces musicales (contemporaines) de Mark André. Ils ne sont ni illustratifs (ce qui serait idiot), ni véritablement en dialogue (ce qui serait attendu) : chaque auteur garde son domaine, expérimente en parallèle, et la confrontation fait naître une pluralité de dissonances heureuses, résonnants en points de ressort. Les films gardent ainsi une tonalité muette, détachée du son, et dans le même temps restent irrémédiablement liés à la musique par l’esprit du spectateur seul, comme s’ils le forçaient à sentir et penser dans deux directions en même temps. Inutile de les comparer, même pour les nommer, à des clips, quels qu’ils soient, la démarche est significativement différente.
L’espace intérieur
Modell est une composition brillante et sursignifiante, mélange de film et de photographies s’attachant à dénombrer, de manière minutieuse et méthodique, un répertoire de catégories visuelles neuves, sensations filmiques, photographiques, topographiques, et en même temps, musicales. Le protocole du film pourrait faire écho à cette phrase de Manoel de Oliveira caractérisant le cinéma : « une saturation de signes magnifiques, baignant dans leur absence d’explication ». Reimer, à la lettre, sature son film en ne s’arrêtant jamais. Il joue sur les échelles, passant progressivement de l’espace ouvert d’extérieurs postcommunistes (le film ayant été tourné à Prague) à un lieu sans identité, changeant, filmé du sol au plafond, aux murs tapissés de papiers blanc ou décorés, au plafond filtrant les lumières, au sol parsemé de taches de peinture, élastiques de couleurs, pièces de monnaies constellées. Cette aire de jeu est elle-même remplie de petits jouets en plastique colorés (animaux, ballons, camions) démembrés, éclatés puis finalement dispersés. Reimer construit des espaces étranges, en jouant sur l’indifférence de la caméra aux questions d’échelle : il filme l’intérieur d’un camion éclairé, utilise des bandes verticales pour masquer une partie du plan, « casse » l’espace, et du coup recompose un nouveau réseau spatial, dans une ambiance de drame légèrement terrifiante, comme l’entreprise de cartographie qui la dirige. Avec beaucoup d’humour (tel ce chat qui passe dans un plan, le dos bas, faisant écho à la peluche noire gisant à terre dans d’autres plans), Reimer s’acharne à bousculer chacune de nos réflexions, à détruire toute prétention – non du film, mais du spectateur – au sens pour forcer le regard sur des mouvements, des frôlements, des a priori signifiants, qui ne sont qu’éclats de signes vides. Certains plans ont l’impact de traits de coupe d’une vitesse, comme l’arrêt sur l’image d’un mouvement trop imperceptible. La vision donnée par le film n’est plus humaine, elle devient étrangère, extra-terrestre. La musique a ici la place d’un warning, elle redécoupe ses propres catégories de perception au sein du film, mettant l’accent sur tel ou tel détail, choisissant d’orienter, de favoriser un élément, un mouvement ou une couleur aux dépends des autres. Elle donne le ton et, sourde, fait surgir une forme d’angoisse, une dramaturgie inquiète qui irrigue le film sans l’expliquer. Angoisse et curiosité : il y a un « secret derrière la porte », quelque chose sous les choses, et on a beau fouiller, découper, reclasser, le cadavre reste introuvable. Quand le film se termine – vue d’un ascenseur perpétuel passant à chaque étage d’un hôpital – filmant pour la première fois quelques corps humains, on se rend compte que le mal est fait : leurs mouvements, bien que banals, interrogent. Ils sont déconstruits : désubjectivés, c’est-à-dire vidés de toute présence, on ne perçoit plus les raisons de leur motivations : pourquoi cette femme fait-elle un aller retour devant l’ascenseur qui descend sans qu’elle y monte ? Pourquoi ces gens, un peu trop lents, donnent l’impression de n’être strictement rien de plus que les limites visuelles de leur corps ? Sont-ils des objets, des formes, des vitesses, des morceaux mobiles ? Où passe l’essence ? Reimer se désintéresse de faire de « belles images », et même pourrait-on dire, de faire des images tout court: il travaille au corps à corps avec leur perception. Là où Hitchcock prenait plaisir à nous manipuler, nous voyeurs, Reimer installe sa scène à l’intérieur même de nos cerveaux, construisant matériellement (aucun trucage numérique, aucune manipulation autre qu’intellectuelle-visuelle) un monde en nous, mais un monde inhumain, une vision « en rond où le centre s’est perdu. C’est l’incroyable distance entre cette procédure matérialiste, et somme toute modeste dans ses moyens (ni grand décor, ni scénographie délirante : un bricolage d’objets simples, mais avec une procédure archi-complexe et manuelle) et ses conséquences symboliques sur notre perception des choses, qui en fait un véritable enfer de l’inframince, un monde si purement matériel que le chien en plastique, dont le regard peut traverser son corps par l’arrière et nous dévisager (puisque son postérieur est découpé), a une certaine personnalité, des caractéristiques qu’on peut lui reconnaître, tout comme les bandes plastique en mouvement, qui tels des joncs, balayent une table, forment une sorte d’animal valable, viable. Le lieu de tournage est tout à fait réel, mais c’est la manière de le percevoir qui ne l’est pas, un peu comme si Reimer filmait en trois ou quatre dimensions, mais en en oubliant systématiquement une. On pense à ce livre incroyable d’Edwin Abbott Abbott, Flatland, écrit en 1884, où un carré vivant dans un monde à deux dimensions découvre Spaceland, monde en trois dimensions, mais aussi Lineland et Pointland, revient dans son espace-pays, et en essayant de raconter son expérience à ses congénères, échoue et se retrouve emprisonné pour rébellion. Dans cette équation scientifique, rien ne se perd et rien ne se créé (les éléments de base sont présents dès le départ), mais tout est transformé, y compris l’observateur comme chat de Schrödinger. Lorsque enfin les applaudissements retentissent, signe de fin de la pièce musicale, puis noir du film et générique, on ressent comme un soulagement à retomber dans le monde des hommes raisonnables, à reprendre ses esprits, le tout teinté d’une légère crainte.
Mais il est encore possible, pour se rassurer, avec une mauvaise foi un peu honteuse, de faire appel à un classement extérieur de l’œuvre (« c’est une œuvre de plasticien, un film d’artiste contemporain ») : la catégorie a été inventée, le film a sa place (dans les expositions), on l’y range avec soulagement, en se disant que ce qui peut le contaminer (le social-économique du marché de l’art, les collectionneurs, les institutions, et même l’occupation professionnelle – le métier d’artiste) en définitive, l’humanise. Il reste comme un souvenir planant d’avoir vu comme on aurait jamais du voir, mais comme cette perception-là n’est que trop bien crée par le film, on la laisse avec lui : la séance d’hypnose est passée, et l’on sort un peu groggy de la salle de projection.
Mais si l’on pouvait encore essayer de se détacher de Modell, Reimer, avec HIJ, franchit mine de rien un pas vers le cinéma, celui qui a vocation à filmer le monde, des intrigues, des champs, des montagnes et des voitures. Celui qui a vocation à reproduire un réel pour nous le faire mieux voir, celui qu’on n’a pu appeler et considérer que « moderne », même maintenant, car le postmodernisme en cinéma n’existe pas sans que ce dernier ne soit qu’un dispositif parmi tous les autres inventés par l’art contemporain depuis les années 1970. Mais HIJ n’est pas postmoderne. Par rapport à Modell, HIJ est plus (faussement) simple, plus lisse, et devient du même coup plus dangereux : il ressemble beaucoup trop à un film, et ses (mauvaises) manières de se comporter n’ont plus seulement un impact localisé à sa propre perception, mais des effets bien concrets sur les autres films.
Le scénario est le suivant : la caméra est placée (mais change d’axe) dans une voiture bleue un peu étrange, roulant dans un paysage désertique, s’arrêtant parfois pour contempler un paysage jamais immobile. Pierre Reimer, avec un pragmatisme plein d’humour, a construit deux versions du film, l’une pour la France, avec le volant à gauche, l’autre pour la Grande-Bretagne avec le volant à droite. On pense aux Straub et à leurs versions multiples, sauf que chez Reimer, il s’agit d’une simple inversion d’image : tout ce qui est à d’un côté bascule de l’autre. Or le plus étonnant, c’est que ce renversement, tout bête, sous le prétexte que chacun (Français et Britanniques) retrouve ses marques de conduite (alors que le film est déjà tout sauf une subjectivité de conducteur), déplace complètement la perception du film-même. Les deux versions sont différentes, bien que rigoureusement inversées. La raison tient à ce qu’on ne les lit pas dans le même sens, que nous restons sous le joug d’un schème de lecture. L’ironie déjà géniale de prétexter offrir un meilleur confort de compréhension en mettant de volant du bon côté, est doublée du fait que changer le côté du volant, ce n’est pas changer de position, c’est changer carrément de dimension.
Au delà du postmodernisme
Reimer continue donc de détruire méthodiquement, avec une sorte de jubilation discrète, tout affleurement de sens (symbolisme) qui pourrait surgir dans ses images, mais continue aussi de brouiller, négligemment, toute prétention à une beauté ou une prétendue justesse de reconstitution. Son film est détaché de tout effet démonstratif, et même évite les fortes sensations d’adhésion, refusant de « tomber » dans le sublime comme dans le sensationnel. Ses effets sont naturels (toujours aucun trucage), mais contrairement à un cinéma documentaire qui capterait des moments de grâce, on a plutôt l’impression que Reimer a forcé la nature à lui donner directement ce qu’il attend. Il donne l’impression de ne placer sa caméra ni comme le malin qui attend que le réel lui soit donné, ni comme le manipulateur qui essaie de faire mentir la nature, mais comme celui qui demande et obtient de la nature des choses surnaturelles. Fredric Jameson disait : « Dans le modernisme, subsistent encore quelques zones résiduelles de “nature” ou d’“être”, du vieux, du plus ancien, de l’archaïque. La culture parvient encore à exercer un effet sur cette nature et œuvre à transformer ce « référent ». Le postmodernisme est donc ce que vous obtenez quand le processus de modernisation est achevé et que la nature s’en est allée pour de bon. » Or on a l’impression, à la vision du film de Reimer, que la nature n’est pas modifiée par la vision des choses (modernisme), n’a pas simplement disparu (postmodernisme), mais qu’elle « imite l’art » : HIJ est donc cet endroit postérieur au postmodernisme, où la nature réapparait plus artificielle que la culture, où elle est redécouverte comme pure altérité étrange. Au lieu de l’«hallucination-vraie » proposée par Bazin comme perception du cinéma, Reimer créé une « irréalité-vraie ».
L’élégance de la forme
Mizoguchi voulait « laver les yeux entre chaque regard », Reimer lave et rince ses plans de toute prétention auteuriste, se garde de répondre à des catégories cinématographiques, de s’inscrire dans une histoire du cinéma, et plus généralement de toute influence ou référence. Plaisir de voir un cinéaste sans a priori cinématographiques, aucunement soucieux du bien-faire académique, créant flegmatiquement sans se soucier de quiconque (première élégance). Mais où est alors le Cinéma ? Dans les ambiances justement : un paysage prend un faux air de film de science-fiction, une lune nuageuse peut rappeler celle au rasoir de l’Âge d’or, un capot brillant dans la nuit un film de gangster, et pas mal de paysages désertiques les rivages du western. Mais ces plans plutôt que citations ou influences, ou même ambiances-standard (modèles d’ambiance), sont en réalité une manière de retrouver, repréciser ce qui, dans une scène de western, la construit : les teintes (ocres), le ciel. Il y a, moins qu’une utilisation de topos cinématographiques, une sorte de réinvention au présent de ceux-ci : la succession des plans obéit à un ordre si extérieur et si détaché de leur ambiance première qu’on est forcé de vérifier, redoubler le regard, sur ce qui nous fait penser à de telles ambiances. Les signes religieux ou christiques, qu’on pourrait plaquer sur certains plans, deviennent pareillement nuls et non avenus. De même, on pourrait dire rapidement que Reimer humanise les objets et qu’il réifie les figures humaines. En réalité, en faisant bégayer la perception, sortant de son chapeau de faux signes et de la vraie réalité incroyable, il transforme tout chose mouvante en une ou plusieurs autres choses. Les visiteurs qui montent au ciel ne sont pas des hommes (au sens que l’on donne à l’humain, l’ensemble d’affects qui lui est attaché), ils ne prennent pas comme hommes, mais ressemble à taches de couleurs, des microbes en mouvements, des petits robots. Pierre Reimer a inventé un monde où l’homme a disparu, et où il n’a aucune possibilité d’apparaître, où l’on n’a pas besoin de lui. Un monde de trait, de couleurs, d’intensités lumineuses, de mouvements réguliers là où il ne devrait pas y en avoir, de vitesses et d’obliques. Personne ne conduit la voiture : voilà pourquoi l’idée de la place du volant comme place du spectateur était merveilleusement ironique : le regard est strictement celui d’une voiture. Or une voiture ne regarde pas comme nous, elle peut nous cacher des choses (jeu constant sur le cadre comme masque, accentuant la métaphore bazinienne), s’arrêter brusquement ou au contraire traverser perpétuellement des espaces différents ; parfois même, elle se regarde via son ombre.
L’utilisation du cache bleu formé par les parties basses et hautes du pare-brise (un bleu qui pourrait être celui utilisé pour les incrustations numériques) nous impose une vision tronquée, comme les télévisions en carton d’enfant : à la fois inconsistante, elle insiste sur le caractère contingent du cadre, en même temps qu’elle place le dispositif au premier plan, empêchant au regard toute prétention d’innocence. Ainsi, lorsque le bas du paysage est « mangé » par le cadre apparaissent nos propres limites, tout en forçant le regard à quand même observer l’image. Reimer nous fait redécouvrir des choses très simples, celle qui passent souvent dans les films comme des moments de grâce un peu volés, telles ces traînées d’eau sur une vitre quand il pleut, ainsi qu’une pléthore d’autres qu’on ne pourrait nommer, phénomènes pourtant si précis, si uniques qu’on voudrait les pouvoir les dire en un seul mot (mais il n’y a pas de mot pour ça). Se plaçant très près du cinéma Pierre Reimer construit ainsi une manière d’en faire qui ne s’embarrasse ni des mots, ni du sens, ni d’une essence associée aux choses. Pourquoi ? peut-être par une sorte d’élégance à ne pas trop peser, ou s’imposer, l’élégance de la curiosité, l’élégance aussi de voir immédiatement les faux problèmes (la réception, les normes artistiques, fictionnelles ou historiques) en se dirigeant sans détour vers le plus essentiel, et le creuser. Pierre Reimer n’a pas simplement inventé un style, même de cinéma. Il a inventé une manière radicalement neuve à la fois de le construire et de le voir. Le cinéma nous avait beaucoup montré des mondes inconnus, des êtres humains radicalement étrangers, des actions extraordinaires ou surnaturelles. Mais jamais il ne nous avait montré avec tant d’évidence et une si élégante audace une autre manière de voir, en ouvrant des dimensions, devant et derrière l’image. Welcome to Spaceland.