Jack Bauer a réussi à tenir en haleine des millions de téléspectateurs « 24 heures chrono », et même huit fois vingt-quatre heures puisque la série – 24 – comporte huit saisons dont le principe est le suivant : chaque saison comporte 24 épisodes, dont chacun met en scène une heure de la vie de Jack Bauer (passons sur le fait que les épisodes durent en réalité 40 mn). En résumé, une saison = 24 heures, transmises « en temps réel ». Le centre Pompidou a proposé ce week-end un objet autrement plus expérimental : The Clock, sorte d’objet non identifié, réalisé par l’artiste américain Christian Marclay, et qui lui a valu le Lion d’or de la Biennale à Venise en juin 2011. Le principe : un montage de trois mille extraits de films et séries dans lesquels l’heure est directement montrée. Le film dure vingt-quatre heures, et à chaque minute, des horloges, montres-goussets, pendules ou réveils-matins nous disent l’heure qu’il est. C’est donc un « film-horloge », si on veut. Qui pose beaucoup de questions.
The Clock est donc un objet expérimental, un collage de fragments à l’échelle d’un film de vingt-quatre heures. C’est-à-dire un objet non-identifié. Tentative d’identification malgré tout.
1) Une horloge pour épater la galerie.
The Clock pourrait être un objet du quotidien. La version « arty » d’un objet tellement présent dans nos existences chronométrées qu’on le regarde machinalement : une horloge. Le film tournerait en boucle sur un petit écran dans notre salon. On lèverait les yeux pour savoir l’heure, et l’on verrait Robert Redford briser l’horloge du stade de baseball marquant alors 16h. Et l’on saurait qu’il est 16h.
2) Un quizz pour cinéphiles.
Pendant trois ans, Christian Marclay a rassemblé, avec l’aide de six assistants, les extraits des trois mille films qui composent The Clock. Autant dire que le film est une suite de clins d’œil aux happy few qui reconnaîtront à chaque minute, à chaque seconde, les films ou séries cités, du Lys brisé à Citizen Kane en passant par In the Mood for Love, Les Simpsons ou Sex and the City.
3) Un cabinet de curiosités, une collection chinée dans une gigantesque brocante filmique.
Pour les amateurs de montres, The Clock offre une impressionnante typologie des différents spécimens en la matière. Montre-gousset, montre digitale, horloge murale, pendule, réveil, chronomètre, bombe, sabliers. On remonte le temps vers les cadrans solaires ou se projette dans le futur avec les horloges futuristes. Ou l’on tombe sur des objets collector, comme les gadgets meurtriers de James Bond.
4) Le pendule de l’hypnotiseur.
Mais prenons en compte les conditions de réception du film. Après une attente plus ou moins longue, on est enfin autorisé à passer derrière le rideau, et voilà qu’on se trouve littéralement happé par ce qui se passe derrière. Le film est projeté sur grand écran, on est confortablement assis dans une salle obscure, on reste tout le temps qu’on veut. Et justement, on reste longtemps, très longtemps. Difficile de s’arracher à la fascination hypnotique qu’exerce le défilement sous nos yeux de cette suite ininterrompue d’extraits. Peut-être parce que l’on guette à chaque instant l’apparition du cadran fatidique. Peut-être surtout parce que l’on est pris au piège de l’inventivité formelle et narrative dont fait preuve Christan Marclay pour mettre en scène le temps.
5) De la mise en scène des perceptions du temps…
La montre, l’horloge : c’est-à-dire, le temps chronométré. Un temps « objectif », qui s’écoule en dehors de nous, avec son rythme régulier, inéluctablement régulier. « Inéluctable » : le passage du temps ne l’est qu’en vertu d’une perception. Et c’est cela que met en scène The Clock : un temps dont les modalités de perception sont infinies. L’attente, l’imminence, le retard, mais aussi l’ennui, l’impatience, l’espoir, qui sont tout autant des rapports au temps.
6) … à la perception des mises en scène du temps.
Mais le temps au cinéma, c’est aussi le temps vécu par les personnages tel qu’il est donné à percevoir au spectateur. Chaque minute des vingt-quatre heures que dure le film est marquée, montrée, et pourtant, aucune minute ne dure le même temps. Non pas qu’il y ait tricherie : à 13h, The Clock cite bien un ou plusieurs film(s) dans lequel une horloge marque 13h, et ainsi de suite, à 13h01, à 13h02, à 13H03. Mathématiquement, le (dé-)compte y est. Humainement, les choses se passent autrement, le temps passe à des rythmes infiniment différents. L’idée n’est pas nouvelle, bien sûr : aussi bien la quantité d’informations à l’intérieur d’un plan que le rythme du montage ou l’écriture proprement dite du récit filmique – pensons aux jeux de surprise et de suspense qui font la saveur des récits d’Hitchcock – conditionnent notre manière de vivre la durée filmique. De ce point de vue, The Clock est un objet véritablement expérimental, au sens où il met bout à bout trois mille mises en scène différentes du rapport au temps, mais aussi parce que le montage – effectué par Christan Marclay seul – génère sur ces mises en scène ses propres rythmes de perception du temps, selon le nombre de cadrans qu’il montre par minutes, selon les jeux de raccords entre films ou séries différents, selon l’intensité et les raccords sonores également.
7) L’éternel recommencement du désir et de la frustration.
The Clock, c’est aussi l’expérience d’une frustration sans cesse recommencée, réitérée. C’est-à-dire, puisque l’un ne va pas sans l’autre, d’un désir sans cesse relancé, suscité. Désir de quoi ? Désir de récit, d’histoire. Chaque extrait crée son espace de projection : chaque extrait existe donc déjà en tant que récit. Le premier plan d’un passage est à peine projeté que nous entrons dans le récit qu’il nous propose. C’est-à-dire qu’il est déjà, d’emblée, un récit. Pas juste une image. Mais déjà un récit. Ni même seulement la simple la possibilité d’un récit, sa virtualité, la promesse d’une histoire, un « il était une fois ». Mais déjà sa réalité, un début de déploiement, un « il était une fois ceci ou cela ». Qu’on arrive in medias res ne change rien à la chose. Chaque image – et a fortiori bien sûr chaque suite d’images – est porteuse d’un récit. Et l’on est d’emblée en plein dedans. C’est de là seulement que naît la frustration éternellement réitérée. C’est que malgré le montage, malgré la continuité instaurée par un savant jeu de raccords visuels et sonores, The Clock ne cesse d’interrompre un récit pour en ouvrir un autre.
8) a = b = c = d = e etc.
Permettons-nous d’extrapoler un peu. Si la frustration se répète à l’infini durant les 24h de projection, c’est que le désir s’y répète autant de fois. L’expérience de The Clock est aussi celle de la substitution réussie d’un objet de désir par un autre. En d’autres termes : si un extrait crée le désir de savoir la suite, et son interruption la frustration d’en être privé, l’extrait suivant relance immédiatement le désir, un désir autre, celui d’une autre histoire, lui-même frustré quelques secondes plus tard, entraînant le spectateur, pris dans ce flux, dans la spirale infinie du désir, de sa satisfaction retardée, empêchée, mais remplacée par un autre objet. Peut-être y a‑t-il là de quoi réfléchir sur la psychologie du sujet, sur des structures de comportement, ou sur des conditionnements. Vaste question, que The Clock pose, en biais et peut-être incidemment, et que du moins l’on souhaite poser, en prenant le film pour prétexte, à l’heure de la société de consommation. À l’heure où les informations, télévisées notamment mais pas seulement, ont tendance à nous piéger dans ce flux de la substitution d’un « sujet » par un autre, hypnose médiatique d’une « actualité », qui se doit d’apporter à chaque heure sa nouveauté, un nouvel objet de désir, pour masquer la frustration d’un non-approfondissement réel des sujets.