Rebond sur Une famille de Christine Angot, mais aussi sur les questions et débats qui animent la critique française depuis les prises de parole de Judith Godrèche.
C’est peu dire que ces dernières semaines ont été marquées par les prises de paroles de Judith Godrèche, qui a levé le voile sur les abus – rapports d’emprise, prédation sexuelle, etc. – dont le cinéma français s’est fait et se fait la caution, en dénonçant les exactions commises par Benoît Jacquot et Jacques Doillon. Ses propos ont par ailleurs occasionné une série de réflexions (ici, là, ou encore là) sur l’aveuglement de la critique dans la réception des films incriminés, sa possible complaisance à l’égard de certains cinéastes, la dérive de la sacrosainte politique des auteurs ou la nécessité de repenser notre façon de voir les films. Coïncidence, Une famille de Christine Angot traite, indirectement ou non, de deux questions au cœur de ces débats : d’abord celle du regard d’une cinéaste femme explorant les ramifications des viols dont elle a été victime, puis celle de l’auteur, entendu non pas comme une instance créatrice exerçant un contrôle démiurgique sur son œuvre (c’est ici parfois le contraire, notamment dans les scènes où Angot laisse la caméra à Caroline Champetier), mais comme un regard cohérent qui émane de l’œuvre elle-même. Ce faisant, le film apporte des réponses concrètes sur la manière dont le cinéma peut sonder les rapports de force et les mécanismes au cœur des abus sexuels, qui ne sont évidemment pas des sujets étanches au champ de l’esthétique, en même temps qu’il donne à penser ce qu’on entend précisément par cette notion d’auteur. D’autant plus que l’identité d’autrice d’Angot, nourrie par ses écrits mais aussi sa présence médiatique, préexiste de manière forte à la découverte de son premier film.
(Contre)champ de bataille
Ce passage de la littérature au cinéma – et plus spécifiquement au documentaire – n’accouche pas d’une forme visant à témoigner d’une vérité objective (celle d’Angot, niée pendant longtemps), mais plutôt à articuler entre eux des points de vue et des sentiments parfois opposés sur ce qu’a vécu l’écrivaine. Dans une archive vidéo où son mari lui demande pourquoi elle tient tant à filmer leur quotidien, elle précise qu’elle voit dans cet exercice l’expression d’un « double regard », qui s’incarne ici de plusieurs manières. D’abord par la figure du champ-contrechamp, à partir duquel le film déploie une forme souvent très précise. Pas une des conversations qui se tient entre Angot et ses proches n’obéit exactement au même protocole de captation et de montage. Par exemple, l’affrontement entre Angot et Elisabeth, sa belle-mère, qui considère son père incestueux comme « l’amour de sa vie », s’organise de la manière suivante : l’écrivaine se tient à la fois dans le champ, seule, et en amorce du contrechamp dévolu à son interlocutrice, à qui elle impose un face à face musclé. C’est une affaire d’espace : la maïeutique des aveux passe par une mise en étau et une triangulation rigoureuse – Angot possède son propre cadre, mord sur celui d’Elisabeth et détient les clefs du montage, c’est-à-dire par extension la distribution effective de la parole à l’écran.
La donne est différente lorsqu’il s’agit d’interroger Rachel, sa mère : derrière la caméra, Angot pose des questions sans que l’objectif n’enregistre ses réactions. L’absence de contrechamp pointe un dialogue impossible entre mère et fille, leur échange étant d’ailleurs littéralement ponctué de trous (les brefs fondus au noir émaillant la discussion). Il faudra attendre la fin du film pour que, enfin, le montage puisse les réunir. Dans la séquence en question, Rachel lit à deux reprises les dernières pages de son journal intime, d’abord une première fois de manière spontanée, puis dans ce qui s’apparente à un rejeu – ou, pour citer un mot en vogue au sein du documentaire contemporain, un reenactment. Ce redoublement de la situation n’est pas un caprice : en déplaçant l’action depuis la cuisine peu lumineuse de Rachel, espace quasi carcéral strié de bandes horizontales (les volets fermés, le plan de travail, etc.), vers une terrasse ensoleillée, Angot libère à proprement parler la parole dans un espace ouvert. Ce n’est qu’à ce moment que la caméra se tourne vers elle, que le montage articule des plans d’Angot et de sa mère.
Les séquences avec son ex-mari Claude obéissent de leur côté à un dispositif hybride, à l’image des sentiments mêlés que l’écrivaine ressent pour celui qui fut autant un complice mutique de la reprise de l’inceste, qu’un allié et un frère d’infortune (comme elle, il a été enfant victime d’un viol). Si Angot occupe à la fois le champ et le contrechamp, ce n’est plus cette fois pour se tenir en première ligne, prête à en découdre, mais pour le partager avec son ancien compagnon – jusqu’à ce que le cadre où se tient Claude, partagé entre les ex-époux de manière parfaitement symétrique, soit en mesure d’accueillir l’entrelacement de leurs mains. Enfin, la scène finale abolit le principe du champ-contrechamp pour cadrer au sein d’un même plan Angot et sa fille Léonore, ultimement reliées en arrière-plan par une digue maritime traçant une ligne entre leurs deux visages. Tout l’horizon du film aurait visé au fond, en questionnant les regards de chacun sur l’inceste, à dépasser cette fragmentation, à combler la distance provoquée par le silence.
Du male gaze à son regard
Cette logique de « double regard », derrière et devant la caméra, caractérise aussi le travail opéré grâce aux archives, qui organise des rapprochements troublants entre Angot et sa propre fille, ou encore entre son père incestueux et son ex-mari. Par exemple, on voit ce dernier jouer avec Léonore alors que la voix de la réalisatrice décrit l’horreur qu’elle a vécue, à la fois pour proposer un contrepoint et révéler l’envers sombre de ces moments de vie innocents. L’intérêt de ces petites vidéos, tournées dans les années 1990, tient aussi au fait qu’elles sont alternativement réalisées par Christine et Claude. Cette configuration n’est pas sans rapport avec le modus operandi des entretiens réalisés pour Une famille, dont Angot délègue parfois la captation – ainsi de cette séquence au début du film, qui voit la caméra de Caroline Champetier (créditée comme « conseillère artistique », et pas seulement comme cheffe-opératrice) recadrer sur la sonnette d’Elisabeth avant qu’Angot, hésitante, se décide finalement à appuyer dessus. Il serait tentant de voir dans ce plan la preuve qu’Angot n’est pas tout à fait (ou à moitié) l’autrice de son film, qu’il serait le fruit d’un travail proprement collectif permettant de battre en brèche le réflexe critique d’associer une œuvre à une figure créatrice unique.
Mais une autre scène, tirée des archives, permet de penser cette notion d’auteur dans une perspective plus complexe. Il s’agit de l’un des rares plans réalisés par un homme, et la chose se sent : dans un impromptu male gaze perdu au sein de ce documentaire sororal – mais un male gaze ordinaire, non prédateur, celui d’un mari qui porte un regard désirant sur son épouse dans un cadre intime –, la caméra tenue par Claude remonte sur les cuisses de Christine. L’impulsion du plan est manifestement érotique, avant que quelque chose ne le fasse bifurquer : transitant de la peau dénudée vers le visage d’Angot, la caméra révèle que cette dernière est en train de lire, et Claude de recadrer alors sur l’ouvrage qui mobilise toute l’attention de son épouse (l’édition des romans de Céline de la Pléiade). Si Angot n’a pas filmé ce plan, son intégration au sein du montage du film synthétise pourtant quelque part l’horizon de son œuvre : elle fut d’abord l’objet d’un désir masculin s’imposant à elle (ici matérialisé par la focalisation sur ses cuisses), qu’elle a ensuite retourné (le recadrage sur son visage) et questionné par l’entremise de la littérature (le focus sur le livre).
Filmer ou écrire, et non parler
Qu’est-ce que nous apprend ce mouvement, ou plutôt qu’est-ce qu’il nous rappelle ? Que les auteurs font moins les œuvres que les œuvres font les auteurs ; qu’Angot n’a pas besoin de tenir la caméra pour être « l’autrice » de ce plan et qu’il témoigne de son regard propre. Plus encore, la cohérence de ce regard, ou du moins la manière dont on y a accès, vient de l’œuvre elle-même et des circuits qu’elle dessine : il ne résulte pas ici d’un « geste » intentionnel de l’autrice, de la trace perceptible à même l’écran de son impulsion créatrice (Angot est même parfaitement passive dans ce plan-ci). Quand, de manière générale, je parle d’un « film de » tel auteur, je me réfère en réalité à une image de l’auteur générée par son ou ses films. Il en va de Christine Angot comme de John Ford, ou de cinéastes dont la singularité d’auteur se déploie pleinement à l’intérieur du cadre (par la voix, le surgissement de leur visage, etc.), tels Jean-Luc Godard ou Chantal Akerman. Ce constat est toutefois d’autant plus frappant dans le cas d’Angot, dont la parole, notamment à la télévision, peut parfois se révéler approximative ou maladroite – cf. la séquence du passage mouvementé de Sandrine Rousseau sur le plateau d’On n’est pas couchés où l’écologiste, venue pour évoquer le livre Parler qu’elle a consacré à l’agression sexuelle dont elle a été victime, se voit prise à partie par l’écrivaine.
Or justement, « parler », pour Angot, ne va pas de soi : les mots sortent difficilement ou mal, ils sont tâtonnants. Il lui faut peut-être ces médiums que sont la littérature et désormais le cinéma, cette ouverture qu’impliquent l’écriture et la mise en scène, pour trouver comment exprimer ce que la parole ne parvient pas tout à fait à formuler. Mais ce processus ne résulte pas nécessairement d’un geste conscientisé et parfaitement maîtrisé : il relève plutôt de l’extériorisation d’une intériorité et n’est pas dénué d’une forme de déprise. Autrice, Angot l’est, comme tout auteur, a posteriori. Il ne faut dès lors pas seulement voir dans Une famille un documentaire – remarquable – de Christine Angot, mais aussi un film qui vient à point nommé pour penser et reconsidérer, à partir d’une forme et non de considérations déliées des œuvres, l’héritage critique dont nous sommes toutes et tous tributaires à divers degrés.