Après Annie Ernaux (Les Années Super‑8) et Edouard Louis (Edouard Louis ou la transformation), c’est au tour de Christine Angot, dans son premier long-métrage, de se prêter au jeu du portrait (et même de l’autoportrait) d’écrivain, en revenant sur les lieux de sa jeunesse pour se confronter aux fantômes du passé. Si le film n’échappe pas aux écueils de ce genre naissant (primat du discours sur la forme, recours illustratif à la musique et aux images d’archives), il témoigne aussi d’une certaine singularité, qui doit autant à la violence de l’histoire racontée qu’à l’intransigeance de la démarche d’Angot. Accompagnée par la cheffe-opératrice Caroline Champetier lors d’une tournée de dédicaces entre Strasbourg et Nancy (soit les villes où elle a été violée par son père de 13 à 16 ans), l’autrice n’aborde (presque) jamais son œuvre littéraire et s’en tient à filmer une série d’échanges avec les membres de sa famille qui ont été complices de son inceste. Le malaise qui se dégage du sujet et de la violence des disputes permet alors de jeter une lumière crue sur ces abus pour briser enfin l’omerta qui les entoure. Dans ce qui constitue peut-être la scène la plus forte du film, c’est précisément l’intervention de la caméra qui se révèle la condition sine qua none de l’action, lorsque la réalisatrice, prise de tremblements et comme au bord d’une crise de panique, ne parvient pas à sonner à la porte du pavillon où résidait autrefois son agresseur. La caméra de Champetier s’approche alors au plus près de son doigt qui, comme encouragé par la présence de l’objectif, appuie enfin sur la sonnette. En d’autres termes, il aura fallu improviser un plan pour qu’Angot trouve la force d’aller au-devant de ses bourreaux.
Plus que le récit de son inceste, exploré à de multiples reprises dans son œuvre littéraire, c’est bien le déni de ses proches que le film met au jour. Dans l’émouvante dernière scène, qui oppose Angot à sa propre fille aujourd’hui adulte, elle trouve en effet un tardif réconfort dans la reconnaissance de son inceste, ni normalisé ni occulté. « Je suis désolée, Maman, qu’il te soit arrivé ça » : ces mots simples, que la jeune femme juge elle-même maladroits, témoignent néanmoins d’une attention portée à l’expérience vécue par Christine Angot, sans cesse mise à distance (« Je ne peux pas imaginer ce que tu as vécu ») par les femmes (mère, belle-mère) qui ont partagé la vie du père incestueux. Cette discussion constitue en cela l’envers exact de l’échange avec sa belle-mère, Élisabeth : « c’est ta version », « tu me fais la peine » (sic), ne cesse de répéter cette dernière au terme d’une confrontation stérile, au cours de laquelle, lapsus révélateur, elle appelle Christine Angot par un autre prénom, Catherine. Si Angot tient tant à filmer cette confrontation – elle va jusqu’à faire entrer de force ses deux camerawomen dans la demeure de sa belle-mère et en vient aux mains avec elle –, c’est que l’écrivaine recherche l’inverse du processus subjectif de l’écriture, par une foi inébranlable dans la capacité du documentaire à témoigner objectivement des antagonismes qui traversent sa vie. La seule présence de l’objectif suffit ainsi à lézarder le cadre tempéré des échanges (souligné par l’élégance aseptisée des décors « bourgeois » qu’Angot traverse en rock star avec son blouson de cuir et ses lunettes de soleil), au gré des balbutiements, prétéritions et contradictions qui émaillent peu à peu le discours de ses interlocuteurs. En ce sens, la brutalité verbale qui traverse le film ne vise pas à rendre coup pour coup à ceux qui ont nié l’inceste de l’écrivaine, mais à susciter l’inconfort et exposer ses proches à leur propre lâcheté. C’est à ce pouvoir presque magique de la colère qu’est entièrement dévolu Une famille.
Honnêteté radicale
L’entretien avec Claude, l’ancien mari d’Angot, est ainsi l’occasion de rappeler son rôle de spectateur impuissant face à la reprise des viols, après son mariage, mais aussi de révéler sa propre part traumatique (il a lui-même été violé durant l’enfance), qu’il continue de vivre comme une honte expliquant, sans l’excuser, son absence de réaction. Angot fait ici preuve à son égard d’une tendresse inattendue, qui contraste avec son premier échange avec sa mère, Rachel, où l’écrivaine met brusquement fin à la discussion après que sa génitrice lui a rappelé combien les viols avaient « brisé [leur] lien ». Laissé au point mort, l’échange ne reprend que quelques semaines plus tard, lorsque Angot propose à Rachel de lire face caméra le journal intime que cette dernière a tenu entre les deux entrevues : la voix pleine de sanglots, elle révèle combien la découverte des agissements de son ancien mari a d’abord été une humiliation personnelle, une véritable « trahison », avant de reconnaître ses torts, dans l’espoir d’une réconciliation. La force de la scène réside dans un détail incongru : la lecture du journal a lieu dans deux décors radicalement différents – la cuisine et la terrasse d’un jardin public – comme s’il avait été récité à deux reprises. L’entremêlement des deux strates par le montage témoigne alors de la nature réelle de la scène : il s’agit d’une « deuxième prise », un reenactment de la réconciliation mère-fille où la victime offre la possibilité à la complice de son bourreau de s’amender à nouveau. Le silence qui accompagne la scène, puis l’ironie de l’unique question d’Angot à l’égard de Rachel (« Pourquoi tu t’es arrêtée là ? »), révèlent à la fois le chemin qu’il reste à parcourir et la méthode que les deux femmes partagent désormais : celle d’une honnêteté radicale à l’égard d’elles-mêmes, où les mots sont les porteurs d’une émotion brute et sans détour.