Posons une hypothèse incongrue : et si, en dépit des craintes suscitées par les progrès fulgurants de l’IA, la concurrence des plateformes, l’arrêt de la production hollywoodienne pendant de nombreux mois suite à la grève des scénaristes et des acteurs, ou encore le contrecoup toujours palpable du Covid-19, le cinéma, entendu à la fois comme art et industrie, ne se portait pas si mal ?
Au-delà d’avoir été riche en beaux films (ce que devraient confirmer les traditionnels classements de décembre), l’année sur le point de s’achever aura aussi permis de battre en brèche quelques idées reçues sur la santé du cinéma, d’une certaine manière constamment sujette à caution. Le constat ne date pas d’hier : combien de fois a‑t-on déjà prononcé son acte de décès ? C’est une maladie de la cinéphilie et de la critique de se (com)plaire à imaginer le cinéma comme un corps sinon agonisant, au moins toussotant. Le parlant, la couleur, la télévision, le piratage, les séries TV, le numérique ou encore Netflix : aucune de ces sept plaies d’Égypte n’a eu sa peau. Cet horizon mortifère semble comme constitutif de la manière dont le cinéma est perçu, non sans raisons : pour qu’il vive, il lui a fallu mourir plusieurs fois et changer d’épiderme, tel un serpent qui, à intervalles réguliers, opère sa mue. Ces dernières années, l’expression de « post-cinéma » a d’ailleurs fleuri dans le champ académique pour tenter de circonscrire les spécificités des images en mouvement s’affranchissant des caractéristiques traditionnelles du cinéma – la pellicule, la seule projection en salle, etc. – et qui ne suffisent plus à le définir. Aussi pertinent soit-il pour explorer les liens que tissent aujourd’hui les images cinématographiques avec d’autres formes voisines ou satellitaires, le concept a toutefois pour limite de minimiser dans sa formulation même la donnée suivante : le cinéma a quelque part toujours, en soi, tendu vers l’après. Ne serait-ce qu’à l’échelle de sa technique, il constitue une sorte de palimpseste ininterrompu de procédés et d’innovations. À partir de là, il apparaît vain de ne vouloir garder de lui qu’une image figée, livrée à un instant T. Mais dans le même temps, c’est précisément parce que le cinéma est, dès ses débuts, une machine courant après sa propre transformation, qu’il nourrit la nostalgie et le regret ; à peine a‑t-on le sentiment de l’avoir touché du doigt dans toute sa vitalité qu’il n’est déjà plus là, ou plutôt ailleurs. Aimer le cinéma, c’est dès lors accepter de le voir partir – et de consentir à le suivre dans son mouvement perpétuel, au risque d’opter pour un immobilisme, voire un conservatisme nécessairement infructueux.
Alors, comment aura « bougé » le cinéma en 2023 ? En attendant de revenir, au moment de divulguer le top 10 de la rédaction, sur ce que les films de cette année nous ont raconté, on peut déjà relever quelques signaux positifs éclairant la manière dont le cinéma reste, en dépit de sa perte d’influence dans l’espace public, une forme populaire encore capable de faire événement. Y compris au sein de la salle, pourtant a priori mise à mal par l’émergence de ce « post-cinéma » débordant de son enceinte. Ainsi du phénomène « Barbenheimer », né sur Internet et les réseaux sociaux, ou en France du Consentement, dont les entrées ont été dopées au fil des semaines par une improbable « tendance » sur TikTok. Quoi que l’on pense des titres concernés (l’effervescence autour du tandem américain est d’ailleurs antérieure à sa sortie et indépendante d’un véritable bouche-à-oreille), ce qui intéresse est plutôt la manière dont un public, essentiellement jeune (en particulier pour le film de Vanessa Filho), s’en est spontanément saisi. Là encore, tracer les contours d’un cinéma de l’ici et maintenant revient à dessiner un paysage entre l’ancien et le nouveau : dans ces deux cas, c’est sous l’impulsion de communautés numériques que les salles obscures se sont remplies. Ces deux phénomènes para-filmiques pourrait être articulés à un troisième : celui d’un retour de la salle à son essence foraine, au risque de froisser ceux qui voudraient ne voir en elle qu’une chapelle dédiée au silence et au recueillement. Après les séances de Spiderman – No Way Home, théâtre de hurlements et d’exclamations de joie, c’est cette fois la captation d’un concert, Taylor Swift : The Eras Tour, figurant parmi les dix sorties les plus lucratives de l’année aux États-Unis, qui a suscité railleries et commentaires interloqués. Dans des vidéos largement diffusées sur les réseaux sociaux, on y voit notamment des « swifties » danser en ronde devant le générique, rappelant les cérémonies païennes de The Wicker Man. D’aucuns pourront juger, légitimement, qu’il ne s’agit pas d’un « film » – comme d’ailleurs la tambouille post-moderniste Spiderman – No Way Home relevait davantage d’un patchwork de références destinées à rassasier des spectateurs-fans. Il n’empêche : le « post-cinéma » permet paradoxalement aux salles de recouvrer un peu de leur ferveur primitive. C’est le fond proprement « révolutionnaire » du cinéma : s’il mute, c’est pour mieux revenir inlassablement à son point d’origine.