Depuis plusieurs mois, pas une semaine ne passe sans que Christopher Nolan ne distille par voie de presse des petits commentaires sur son nouveau film. On pourrait trouver la chose un peu dérisoire, si cette manière de faire monter la mayonnaise n’était en fin de compte pas raccord avec le projet interne d’Oppenheimer, qui accumule les symboles attestant de sa supposée haute valeur cinématographique : 70mm, absence de CGI, durée épique, alternance de la couleur et du noir et blanc (assez gratuite, en dépit des explications de texte de Nolan himself)… Même la présence de Robert Downey Jr., dans son premier rôle marquant post-Iron Man, personnage qu’il a campé presque exclusivement durant onze années, relève quelque part de l’opération de communication : voyez comment Nolan, ce résistant qui ne jure que par la pellicule et l’expérience en salle, nous ramène des enfers de Disney des acteurs privés de films sérieux par leurs contrats longue durée. Oppenheimer est un film estampillé « This is cinema. », pour citer ce mème populaire qui fait de Martin Scorsese l’ambassadeur d’un Hollywood à l’ancienne, luttant contre la suprématie culturelle de Marvel et consorts. Le problème, c’est que tous ses ornements ne masquent pas sa balourdise.
Oppenheimer entremêle deux fils : celui du film-dossier, retraçant les différentes étapes de la carrière du scientifique à la tête du fameux Projet Manhattan, qui fit de lui « le père de la bombe atomique », et du film-cerveau, branché sur la psyché fragile du physicien surdoué, assailli d’images mentales figurant à la fois sa perception du monde quantique et sa culpabilité née des horreurs d’Hiroshima et de Nagasaki. Il y a un vrai paradoxe à ce que les films de Christopher Nolan s’appuient autant sur ce qui constitue, à quelques exceptions près (notamment Inception), le point faible du metteur en scène : le montage. L’articulation des différents pans du récit, ballotté au gré d’une chronologie déstructurée, témoigne souvent du manque de musicalité de Nolan, davantage un cinéaste du rythme (cf. l’incessant tic-tac que l’on retrouve dans les bandes-son de ses derniers films). Sur ce point, Oppenheimer tient presque de l’autoportrait : encore étudiant, le jeune Robert est présenté comme un théoricien brillant mais un laborantin pataud qui, selon le parallèle tissé par l’un de ses mentors, est plus doué pour « entendre » une partition musicale que pour la jouer.
Pschitt
L’idée est intrigante, mais accouche de visions plates (les atomes) ou embarrassantes, lorsqu’il s’agit notamment de figurer un débordement de la subjectivité du scientifique au cœur de séquences réalistes. Ainsi d’une scène où le physicien, crucifié au cours d’une pénible procédure administrative (cf. la table en forme de croix), se voit contraint d’avouer un adultère sous les yeux de sa femme. La scène se confond avec la remémoration de l’acte sexuel : Oppenheimer apparaît nu sur sa chaise, humilié (attention : métaphore), avant que la caméra n’adopte cette fois le regard de son épouse, qui voit alors l’amante de son mari le chevaucher. Si Nolan envisage son film comme un feuilleté complexe pour explorer les abîmes d’une personnalité retorse, il déplie en réalité des scènes d’une lourdeur abyssale, quand elles ne sont pas platement explicatives. Autre exemple : lorsque plus tard Robert est soumis à l’interrogatoire vindicatif d’un avocat teigneux, le cadre commence à trembler et les contrechamps sur son adversaire sont déchirés de l’intérieur par une fissure blanche, reproduisant, à une échelle intime, la fission de la bombe atomique. Cette ambition de condenser l’immensité d’un hors-champ (la double déflagration japonaise, que Nolan ne montre pas) à l’intérieur d’une boîte crânienne n’est pas, sur le papier, sans séduire, mais il aurait fallu une mise en scène plus subtile pour mener à bien pareil projet.
Seuls quelques éclats maintiennent le film à flot : l’apparition éclair d’un Casey Affleck glaçant, la duplicité de Robert Downey Jr. (peut-être l’acteur le plus convaincant de la distribution), ou encore la séquence de l’essai atomique Trinity, reposant sur une idée simple (la désynchronisation du son et de l’image), mais cette fois exécutée avec une certaine sobriété. Ces exceptions ne suffisent toutefois pas à endiguer l’impression que la montagne a accouché d’une souris, faute d’avoir su opérer la rencontre entre le gigantisme du Britannique et la forme classique du biopic (le film n’est d’ailleurs pas sans faire penser à une version hypertrophiée du J. Edgar de Clint Eastwood). Nolan n’est pas un grand cinéaste, mais ses films sont souvent, de par leurs architectures fondées sur des concepts narratifs, stimulants ou curieux, à défaut d’être accomplis. Leur sérieux est comme compensé par une inspiration ludique, ici absente : dommage, car sans elle, le style de Nolan n’est plus qu’assommant.