Le 20 novembre dernier, l’Assemblée nationale a adopté la proposition de loi relative à la « Sécurité globale », où figure notamment un article prévoyant que soit puni d’une amende et d’une peine de prison le fait de diffuser l’image du visage d’un policier, dans le but de « porter atteinte à son intégrité physique ou psychique. » Avant son examen par le Sénat en janvier, cette initiative en dit long sur la volonté étatique de freiner la diffusion des images qui ne lui conviendraient pas. Ses représentants ne s’en cachent d’ailleurs pas : ancien patron du RAID reconverti député LREM, le rapporteur de la loi Jean-Michel Fauvergue justifie sa proposition en ce qu’elle permettrait de « protéger ceux qui nous protège », mais surtout de « regagner du terrain dans la guerre des images », que « l’autorité, l’État en particulier, est en train de perdre ».
Le terme, qui peut de prime abord surprendre, n’est pas sans évoquer les théories développées par W. J. T. Mitchell, chef de file des visual studies contemporaines, dans Cloning Terror ou la guerre des images du 11 septembre au présent. Il y expliquait notamment que, depuis quelques années, « nous n’avons pas seulement assisté à un accroissement du nombre d’images, mais également à une guerre des images, une guerre dont les enjeux réels n’ont jamais été aussi élevés. » Si chez Mitchell cette « guerre des images » désignait principalement l’affrontement entre les terroristes et les États-Unis post-9/11, la notion s’applique aussi aux luttes sociales contemporaines. En France, cela fait un certain temps que s’affrontent par images interposées manifestants et policiers – un conflit pointé par Fauvergue, dont le lexique belliqueux n’hésite pas à faire des manifestants de gauche les ennemis proclamés d’un État « en guerre » sur le terrain des images. C’est que ces dernières effraient l’autorité. Comme le souligne Mitchell, elles « n’ont pas seulement le potentiel de libérer des flots de parole ; incontrôlables et imprévisibles, elles peuvent aussi se répandre comme un virus, par-delà les frontières linguistiques et territoriales, susciter instantanément des émotions collectives. » De récents événements l’ont bien montré, notamment l’agression de Michel Zecler par des policiers à Paris : les captations vidéo jouent souvent un rôle capital dans la poussée d’un émoi collectif ou la gestation d’une manifestation d’ampleur. Un phénomène dont le cinéma de fiction se fait de plus en plus l’écho : Les Misérables avait ainsi pour cœur la captation d’une bavure policière à l’aide d’un drone. Tout l’enjeu pour les policiers du film de Ladj Ly tenait dans la récupération des preuves de leurs méfaits, c’est-à-dire les images compromettantes contenues à l’intérieur d’une simple carte SD. Dans le même ordre d’idée, la caméra dans Glass de M. Night Shyamalan adoptait par intermittence le point de vue de dispositifs de vidéosurveillance, avant de montrer le détournement de ces images lors de leur propagation sur Internet. D’abord au service de l’autorité carcérale, les enregistrements finissaient par révéler ce que cette dernière souhaitait contenir et étouffer.
Après plusieurs années d’exactions diffusées sur Internet, de l’agression du jeune Théo aux Gilets Jaunes en passant par l’affaire Benalla, la loi « Sécurité globale » témoigne d’une certaine prise de conscience de la part de l’État français vis-à-vis de ces enjeux. Une prise de conscience qui, en plus d’être tardive, ne saisit toutefois qu’à moitié la nature et les propriétés de ces nouvelles images. Remporter la « guerre des images » ne saurait s’accomplir par l’endiguement ou l’altération des images du camp adverse, pour la simple et bonne raison qu’elles ne sont pas contrôlables. Elles n’ont que faire des législations et des textes votés depuis l’Assemblée. Relayées massivement, téléchargées et immédiatement dupliquées, partagées sur des comptes anonymes ou connectés à un VPN, elles ont « pour caractéristique propre d’être virales et infectieuses, et leur vitalité les rend difficiles à contenir ou à placer en quarantaine. »
Face à cette impasse, il ne reste pour l’État qu’à envisager une voie encore plus coercitive : tuer les images dans l’œuf, avant même qu’elles ne prolifèrent. C’est ce que cherche, plus ou moins subtilement, à réaliser cette loi. S’il est difficile d’envisager que le moindre internaute partageant une vidéo puisse être véritablement puni, il est au contraire tout à fait concevable que cette loi dissuade les manifestants et les journalistes de filmer les policiers. Mais là encore, le texte entre en contradiction avec le monde dans lequel nous vivons. D’une part, parce que la démocratisation d’outils de captation depuis plusieurs années permet à chacun de priver la police du monopole de la surveillance : téléphones portables, caméras cachées, GoPro, dispositifs de surveillance domestique, diffusions en direct, etc. D’autre part, car quand bien même l’autorité, par des méthodes de dissuasion ou à l’aide de quelques algorithmes élaborés, parviendraient à maintenir hors champ les violences policière sur les réseaux, leur censure pourrait « produire l’inverse de l’effet escompté : comme le sait tout bon réalisateur de films d’horreur, en tenant le monstre à l’abri des regards, elle lui permet de devenir plus terrifiant encore. » Le monstre s’étant en l’occurrence déjà montré, il ne peut plus retourner dans l’ombre, encore moins dans l’oubli : impossible de revenir en arrière.
Au-delà de ses fondements contradictoires et de son caractère hautement anachronique, une telle tentative de l’État, qu’elle se concrétise ou non, témoigne en tous cas de la peur et de l’inquiétude qui circulent dans ses rangs, à l’heure où les images ont sans doute plus de pouvoir que le pouvoir lui-même.