Pour saisir la beauté et plus encore la radicalité de Glass, il faut, comme à chaque fois chez Shyamalan, repartir du point d’origine. Que nous raconte le premier plan ? Le visage de Patricia (l’une des nombreuses personnalités de Kevin Wendell Crumb, figure au centre de Split) se détache à travers un vitrail brisé, avant qu’elle ne traverse le seuil qui mène à la pièce d’où est filmée la scène. Patricia regarde d’abord l’objectif, puis s’adresse à son auditoire, qu’un contrechamp révèle enfin : quatre cheerleaders enchaînées destinées à être sacrifiées à « La Bête », la vingt-quatrième et plus puissante des identités de Kevin. Quelques plans plus loin, David Dunn, le justicier d’Incassable, apparaît quant à lui sur le seuil d’un salon où se trouve un délinquant. Dans les deux cas, un ou plusieurs surcadrages (le vitrail, le seuil, l’encadrement d’une porte) renvoient à la nature du personnage (un héros de comic-book – il en sera beaucoup question), tandis que les regards portés vers l’objectif et l’organisation du découpage, reléguant hors champ ceux qui font face aux deux protagonistes pour mieux organiser une tension directe avec la caméra, pointent une porosité du quatrième mur, pour l’instant pas encore mis à bas mais seulement fissuré. Cette fissure est précisément le cœur du film, dont la majeure partie prend la forme d’une psychanalyse abondant de champ-contrechamps à 180 degrés, moins régulées par la distribution de la parole (les réactions des personnages peuvent elles aussi faire l’objet de regards caméra) que par le besoin de confronter frontalement les spectateurs aux questions et doutes des personnages. Car Glass, en dépit de ses vingt premières minutes qui dessinent avec agilité les contours de ce qui aurait pu constituer un véritable film d’action, met moins en scène des figures dotées de super-pouvoirs (un corps incassable, une intelligence supérieure, une créature mi-homme, mi-animale à la force herculéenne) que des êtes en proie au doute. Qui suis-je ? Comment donner un sens à mon existence ? Les questions que se posent les protagonistes en soulèvent rapidement d’autres, destinées cette fois-ci plus nettement aux spectateurs du film : pourquoi croire en une fiction ? Peut-on véritablement, en se plongeant dans une histoire, aller à la rencontre de l’Autre pour mieux s’y reconnaître ? Glass est en cela un film assez brutal qui n’hésite pas, pour pleinement aller au contact de la fissure et pouvoir finalement la dépasser (on y reviendra), à entrer en conflit avec le spectateur : d’abord par la violence induite des regards caméras, puis par des scènes où les personnages attaquent littéralement l’écran. Dans le combat final, David et « La Bête » s’agrippent ainsi moins l’un à l’autre qu’ils ne saisissent la caméra, tandis que, quelques secondes plus tard, Kevin martèle frénétiquement le bouclier transparent d’un policier à terre comme s’il frappait de toutes ses forces le spectateur même.
Le motif du verre, qui donne son titre au film, joue dans cette perspective un rôle fondamental, notamment par l’entremise de Elijah/Mr. Glass, qui, tout en étant absent ou maintenu dans un état végétatif (du moins le croit-on) pendant toute la première moitié du récit, s’avère être son grand ordonnateur. Personnage de médiation, il représente le pivot idéal pour le cap que suit l’écriture. D’une part, parce que le verre est son arme – le tranchant d’un éclat qui lui sert de lame, une pièce de verre qu’il retire d’un appareil chirurgical, la tour scintillante d’Osaka qui servira de leurre dans son plan, les écrans d’ordinateurs et des moniteurs qui lui permettront d’arriver à ses fins. De l’autre, car son projet consiste justement à briser la vitre qui sépare les personnages des spectateurs (en révélant au grand jour que les super-héros existent réellement) et en cela de faire entrer la fiction (l’univers fantasmagorique des comics) dans le monde. Là où David Dunn enfonce une porte blindée grâce à sa force surhumaine et que Kevin, à la fin de Split, tord les barreaux de la cellule où se réfugie Casey, Elijah, lui, s’en remet au regard du spectateur et à la force des images qui s’impriment sur la surface des écrans. Ce faisant, Mr. Glass, dont l’objectif est de « révéler » pour mieux trouver sa place dans l’univers, prend pleinement conscience d’un chemin que suivent par ailleurs indépendamment et inconsciemment ses deux comparses : embrasser le fait d’être un super-héros implique nécessairement d’accepter que l’on soit, du moins en partie, une image. Dans Incassable, David Dunn finissait ainsi par se fondre dans l’image que s’en faisait son petit garçon (une figure de super-héros dessinée dans un journal) quand Kevin, à la fin de Glass, choisit de « s’agripper à la lumière » (belle idée déjà dans Split sur laquelle Glass propose une variation à l’origine de plusieurs séquences : des flashs lumineux font ressurgir les autres identités du hors-champ mental de Kevin, empêchant ainsi « La Bête » de sortir de sa cellule).
« The main characters »
C’est là que se joue un deuxième choix radical de Shyamalan : aux trois surhommes se substitue un autre trio de « personnages principaux » (c’est ainsi que les appelle Elijah), de simples spectateurs (Casey, la captive de Split, Joseph, le fils de David, et la mère d’Elijah) qui seront ceux par qui les héros parviendront enfin à briser la vitre. Glass est dans cette perspective un film qui décevra peut-être les attentes ménagées par le récit : de la même manière que le premier affrontement entre David et « La Bête » est interrompu et mène les personnages à un lieu clos et conçu pour endiguer l’expression de leurs pouvoirs, l’élan longtemps dessiné d’une résolution spectaculaire se voit entravé. Alors que Kevin est sur le point de se lancer vers un terrain de jeu plus impressionnant (la tour d’Osaka), que le film maintient à l’état d’horizon à atteindre, un bras le retient, celui de Casey, qui annihile l’embardée vers un affrontement titanesque. C’est que, pour arriver au scintillement de la tour gigantesque (qualifiée sur la couverture d’un magazine – le pied de nez aux films de super-héros est manifeste – de « true marvel »), il faut d’abord passer par l’étreinte de Kevin et de Casey, figurant un passage de relais entre le super-héros et le témoin de ses prouesses. La dernière scène, très belle, part ainsi de la tour en question, dont se déploie une forme de voilure sur laquelle se reflètent les rayons du soleil. C’est à partir de là que le film procède, par l’action de trois mains jointes, à l’envolée promise (figurée par un travelling arrière et symbolisée par une statue ailée qui trône dans la gare de Philadelphie, lieu déjà au cœur de scènes clefs d’Incassable et de Split), synonyme de mise à bas de la distinction entre fiction et public : dans un même espace cohabitent désormais les images de David, Kevin et Elijah, et une foule réagissant à ce qu’elle voit. Glass est dès lors le récit d’une évasion assez iconoclaste : plus que de l’institut psychiatrique où ils sont enfermés, ce sont de l’écran même que les personnages doivent s’échapper, pour vivre, au-delà de leur enveloppe charnelle, dans la mémoire des spectateurs.
Supercut
Ce dénouement, couplé au générique de fin qui procède à un supercut (une compilation d’images analogues) d’Incassable, de Split et de ce film-ci, en faisant défiler des fragments de verre sur lesquels s’impriment des scènes emblématiques, permet enfin d’approcher la dernière marque de la radicalité caractéristique de ce troisième volet. Shyamalan reprend à son compte deux motifs chers au genre du film de super-héros : d’un côté celui de la réunion (central par exemple dans Avengers : Infinity War, autre film aux allures de supercut où les protagonistes, par leurs pouvoirs – la toile de Spider-Man, les cercles magiques de Doctor Strange – ne cessent de se relier les uns aux autres dans le montage) et de l’autre celui de la fragmentation, via le surcadrage qui reproduit la case du comic-book. Or, ces principes de réunion et de fragmentation nourrissent un montage qui relève ici à proprement parler du supercut comme alliage de sources exogènes : Shyamalan intègre ici un plan de Split qui devient l’égal d’une case de bande-dessinée , là une scène coupée d’Incassable qui prend la forme d’un souvenir, et va même jusqu’à revisiter numériquement l’ouverture du premier film pour ajouter une nouvelle donnée à la fiction.
Cette profusion de tonalités et de possibles témoigne non seulement d’un appétit ludique incarné par le personnage de Kevin (campé par James McAvoy qui, peut-être plus encore que dans Split, s’amuse comme un fou en jouant lui-même une compilation d’une vingtaine de figures distinctes), mais ouvre surtout sur une mélancolie qui saisit l’ensemble des personnages. Ainsi ladite scène inédite d’Incassable, centrée sur Joseph, cet enfant aux yeux troublés et aux tâches de rousseur qui regarde son père avec une admiration matinée de tristesse, se voit raccordée sur le même visage, celui de Spencer Treat Clark, désormais adulte. La beauté du film tient dès lors aussi à ce qu’il envisage ses personnages comme des images (images conscientes d’elles-mêmes et de leur impossibilité d’être pleinement au monde) autant qu’il ne s’attarde sur leurs visages (celui de David, qui se réfléchit sur le mur d’acier de sa cellule), leurs doutes (Edwig, l’avatar enfantin de Kevin, qui prend conscience, tel Peter Pan, qu’il restera pour toujours un enfant de neuf ans) ou leurs émotions les plus vives (ce plan où le visage fermé d’Elijah s’emporte soudainement de joie et de stupeur lorsqu’il découvre la dernière pièce manquante du puzzle). Cette mélancolie reste toutefois, là encore, indissociable d’une brutalité, l’aurevoir du cinéaste à ses personnages se couplant à leur exécution, nécessaire pour le lâcher prise que représente le tout dernier plan. Plongeant pleinement dans l’introspection, le doute et la crise de foi, Glass témoigne surtout, dans les plis de ses expérimentations, de la sensibilité intacte de ce cinéma de la croyance.