À l’heure où les réalisateurs s’évertuent à reproduire, par fétichisme un peu morbide, les tics et tropes du cinéma muet d’antan, c’est un authentique film muet ressorti le 19 octobre dernier qui a paru le plus « au présent » au moment où ont été diffusées dans les journaux télé français les images de la mort de Mouammar Kadhafi. Metropolis – puisque c’est de lui qu’il s’agit – que l’on a pu redécouvrir dans une nouvelle version restaurée et complétée de scènes manquantes, a été un contrechamp salutaire à la diffusion des prises de vue amateur en provenance de la Libye. Signe des temps, les images-chocs que la télévision diffuse sont de moins en moins de son fait mais filmées par les témoins ou les acteurs des événements concernés. Depuis, disons, le 11 septembre 2001 (date symbolique), elle est moins dans la course à l’image sensationnelle mais tente plutôt de la réceptionner et de la renvoyer le plus vite possible (c’est-à-dire dès leur émission sur Internet). Mais en se dispensant de filmer l’horreur, elle s’est persuadée un peu vite qu’elle n’avait plus à l’assumer, qu’elle pouvait l’exhiber tout en s’en lavant les mains, que l’image seule était responsable de sa propre indécence. Erreur grotesque ! Montrer une image, même produite par un autre, c’est toujours articuler un discours, c’est une façon d’apposer son propre signifié sur du signifiant. Le signifiant – Mouammar Kadhafi en sang, au milieu d’une milice civile agitée, l’air terrorisé et perdu, puis mort, piétiné, le corps déformé – a été justifié par la nécessité d’informer, de relater l’événement « historique ». Plusieurs fois sur i>télé on a pu entendre les journalistes parler de « l’impossibilité de ne pas » passer ces images, de leur devoir mémoriel et journalistique. Ce prétexte faiblard n’est bien sûr pas très convaincant et nous pousse à croire au contraire qu’une non-diffusion aurait été tout à fait concevable (d’autant plus que les images sont disponibles sur le net). Quel sous-entendu accompagnait alors la diffusion de ses images ? Pourquoi les montrer ? Il suffit de se référer au commentaire en voix off qui ouvrait le sujet qui les introduisait sur BFM TV pour comprendre la vraie motivation : « Le rapport à la mort n’est pas le même chez nous en Occident que dans le monde arabe. » Drôle de réflexion, car enfin qu’y a-t-il de si propre au monde arabe dans ces images ? De quel rapport à la mort si spécifique et différent du nôtre tiendraient-elles ? Aurions-nous, à la place des Libyens, agi différemment, avec plus de civisme et moins de violence ? Cette différenciation n’est pas innocente, elle implique qu’il s’agit là d’un comportement culturel, que cette sauvagerie est inhérente au « rapport à la mort » du monde arabe et que nous, Occidentaux, ne nous abaisserions pas à une telle bestialité – ce qui est faux. Ce n’est alors pas tant le corps meurtri de Kadhafi que nous expose les médias mais la pré-supposée barbarie des peuples arabes qu’ils tentent de démontrer à travers lui.
Il suffit pourtant d’un vieux film allemand de 1927 pour nous éclairer sur ce que la télévision de 2011 refuse sournoisement (par bêtise, condescendance et ignorance) d’entendre : qu’il n’est pas question ici de culture et de mentalité mais des conséquences de l’oppression qui réduisent chaque être humain au même état. Dans Metropolis on voit que, pas plus que les oppresseurs, les opprimés ne trouvaient grâce aux yeux de Fritz Lang (qui en perdit d’ailleurs un sur le tournage du film). Passif et soumis, le peuple est aussi aisément manipulable, et c’est ce qui le rend particulièrement dangereux. L’assouvissement des masses crée une bête enragée qui a toujours terrorisé le réalisateur de M le Maudit : une foule en furie qui, une fois lâchée, ne connaît plus de loi, plus d’humanité, plus de raison, seulement la haine. La soif de haine est la seule chose que nourrit le totalitarisme. Quarante années de haine cumulées viennent d’exploser à la face liftée de Kadhafi. Ce dernier ne méritait pas vraiment meilleur sort mais le fauve lâché sur lui n’a rien de moral et ne saurait représenter la justice. Metropolis se conclut par un de ces happy-ends trop forcés et artificiels pour être honnêtes dont se servaient autrefois certains réalisateurs pour contourner la censure (résultant, ici, d’une lutte idéologique qui opposait Lang à Thea von Harbou, co-scénariste, épouse mais aussi sympathisante nazie). Personne n’est assez naïf pour croire à la réconciliation entre les ouvriers et Joh Fredersen, et surtout pas Lang qui sait mieux que quiconque que la haine semée par les dictatures, une fois éclose, ne meurt pas avec la chute du tyran, mais continue de poisser nos âmes. C’est finalement une chose assez simple que nous fait comprendre Metropolis, éclatant à l’écran dans toute sa tétanisante limpidité (ne jamais oublier le regard de Sylvia Sidney quand elle découvre Spencer Tracy prisonnier des flammes dans Furie). Une chose simple et évidente que la télévision n’essaie même pas de formuler, mais préfère détourner pour alimenter son désolant racisme ordinaire.