Ce que l’on observe et enregistre, c’est ce que l’on va montrer : éthique et pratique du jeune cinéaste géorgien Aleksandre Koberidze. Les 202 minutes de Let the Summer Never Come Again captent une histoire simple dans une basse résolution assumée et très peu étalonnée. À l’ère de la surenchère HD, on a d’abord une impression de flou. Pourtant, l’on voit bien qu’un homme en aime un autre, qu’il souhaite devenir danseur à Tbilissi, que sa vie marginale l’oblige à fréquenter les bas-fonds, qu’une guerre n’est pas loin ou qu’un arbre isolé ploie sans casser sous le vent. Se souvenant des ressources du cinéma muet, le film limite les dialogues et recourt fréquemment aux intertitres. Doublement honoré au FID, il exerce notre œil à regarder autrement et l’invite à entrer dans une « zone » visuelle singulière où dans les rues de la capitale des chiens errants croisent la statue de Maïakovski. Les surfaces chromatiques semblent parfois s’effriter, les personnages deviennent d’incertaines silhouettes et les lumières nocturnes déchirent l’obscurité. Ces images vibrent et tremblent : Let the Summer Never Come Again, animé par un impressionnisme numérique qui lui est propre, donne à voir des choses et des êtres en se posant la question de la distance à adopter.
Aleksandre Koberidze reconnaît volontiers les influences des cinéastes géorgiens Otar Iosseliani ou Alexandre Rekhviashvili, mais plus encore de Soso Chkhaidze, l’auteur du Berger de Tushteti (Tushi Metskhvare) et de l’inachevé Shvidkatsa. Comme eux, il perçoit dans le réel autant d’âpreté que de possible enchantement, comme eux il tend à un cinéma de poésie.
Quelle est cette guerre qui hante Let the Summer Never Come Again ?
Coïncidence, je réponds à cette question un 8 août. Or, le 08/08/08, la Russie est entrée en guerre contre la Géorgie, il y a exactement neuf ans, pas assez longtemps pour qu’une telle ombre s’efface. La guerre moderne, c’est quelque chose qui fait croire que l’on n’est rien, et tout geste artistique devient la preuve que c’est faux. Anna Politkovskaïa a écrit un jour que la guerre est comme une injection que l’on vous fait et une fois que c’est arrivé, vous ne vous en débarrassez plus. Quoi que l’on fasse, ce sera là.
À l’issue de la première projection au FID, vous avez expliqué que Tbilissi est une ville qui s’est transformée et qui souffre.
Tbilissi est un lieu très vivant, une belle ville avec tout ce qu’il faut pour devenir un lieu parfait où vivre. Malheureusement, jour après jour, cet aspect positif disparaît et une autre sorte de mutation a lieu, qui ne concerne pas que Tbilissi : plus je voyage, plus je ressens un désastre international.
Le synopsis du film indique qu’il s’agit de « l’histoire entre deux hommes, mais aussi (sinon davantage) de ce qui se passe autour ». Que recouvre ce dernier mot ?
Lorsque j’ai commencé à tourner, j’ai découvert que ce qui se passait autour de nous était souvent plus intéressant que la scène que j’avais écrite au préalable. Il devenait alors clair que je devais m’ouvrir à toutes les opportunités et ne pas me contenter de suivre deux personnages. Néanmoins, et bien que j’aie un portable muni d’une caméra, je suis assez méfiant à l’égard de certains réflexes documentaires qui semblent permettre qu’on filme n’importe qui n’importe comment. En fait, on capte surtout des ombres. De toute façon, filmer un visage n’est jamais un acte neutre, a fortiori en HD. En tant que cinéaste, on ne peut escamoter ce genre de question ou de problème.
Basse résolution, trame narrative volontairement ténue, signes hérités du cinéma muet : êtes-vous en quête d’un cinéma épuré, voire primitif ?
Le cinéma mainstream, c’est seulement une possibilité de filmer, une entre mille qu’on a d’une certaine manière désignée comme étant LE cinéma. A partir de là, toute autre perspective se voit caractérisée par une étiquette : « artistique », « expérimental »… ce qui n’a guère de sens. Une production hollywoodienne n’est pas un film normal dont une œuvre de Jonas Mekas serait seulement la variation. Mais on en est là. Il me semble d’ailleurs qu’il serait utile de regarder en arrière : on découvrirait de nombreux chemins, encore vierges, de la pratique cinématographique.
Dans l’un de vos courts métrages, Colophon, vous recouriez davantage encore aux intertitres, sur un mode parfois très narratif et descriptif : les images de navigation s’entrelaçaient avec un livre de bord qui relevait du journal intime. Cette pratique du « carton » semble se diversifier et s’affiner dans Let the Summer Never Come Again.
De manière générale, la fonction des intertitres s’avère très diverse, et c’est une question importante : que doit-on montrer et que doit-on dire dans un film ? Certaines informations seront nécessaires pour la compréhension de l’histoire, et j’utilise souvent le texte pour me débarrasser d’images qui ne seraient qu’informatives. Prenons un exemple : deux personnes, qui s’aiment, font la vaisselle. Un texte indiquera leurs sentiments, l’image les donnera à regarder. Parce que je ne suis pas sûr de savoir si deux amoureux font la vaisselle d’une manière particulière… Pourtant, beaucoup de spectateurs vont souhaiter voir une confirmation dans l’image, pouvoir y croire, car ils se méfient des mots. Ce hiatus est pour moi très intéressant.
La dernière image de Let the Summer Never Come Again reste en mémoire…
Un arbre dans un champ, un homme s’approche, s’arrête un instant près de lui et reste dans son ombre. Il faut avoir beaucoup de calme et de confiance pour faire ça. Je ne parle pas de s’installer sous un arbre avec des amis ou la personne qu’on aime : ici, on est seul. Et c’est presque une sorte de miracle.
Dans le film, vivre avec quelqu’un semble particulièrement difficile : peut-on parler d’une certaine mélancolie ?
A deux ou tout seul, il est difficile de « vivre ». Porter un regard mélancolique sur « la vie » n’est-il pas alors justifié ?
Mais vous faites aussi preuve d’un certain humour…
Ce n’est presque jamais calculé de ma part. La plupart du temps, c’est comme un surgissement imprévu et il suffit de se montrer à même de le recevoir ou de le percevoir. Beaucoup de spectateurs ne verront aucun humour dans mon film. De manière générale, les films géorgiens comportent une dimension comique, même les plus tristes d’entre eux. Réciproquement, les plus amusants sont empreints d’une certaine tristesse.
Dans Let the Summer Never Come Again, les enfants semblent parfois assez ambigus, à commencer par le « petit voleur » au début.
Un enfant est assez imprévisible, ce qui fait de lui le meilleur des acteurs de cinéma. Il peut faire n’importe quoi, jamais sans raison cependant – comme un chat. Le truc, c’est que les enfants grandissent et perdent assez vite ce talent, alors que les chats le conservent.
Votre utilisation de la musique s’avère assez plurivoque, matrice lyrique ou contrepoint par rapport à l’image.
On peut parler de magie : une image, un morceau de musique, et quelque chose de très intéressant se passe. Le secret de cet alliage, je ne veux pas le connaître, et encore moins y renoncer. Les exemples ne manquent pas, bien entendu, de films qui abusent ou mésusent. Mais j’aime beaucoup d’œuvres dans lesquelles la musique est importante, et je cherche des moyens de l’utiliser de manière adéquate, en cherchant moins les émotions que des rythmes cachés et la logique de l’environnement sonore. Si l’on observe un lieu et que l’on écoute la foule passer, on a la plupart du temps une impression de chaos. Mais si l’on regarde avec des écouteurs sur les oreilles, la même scène chaotique apparaîtra peut-être dans une nouvelle lumière. Une logique inattendue surgit : certains diront que ce n’est qu’une illusion, mais j’affirme que c’est plus que cela.
Plusieurs de vos travaux s’articulent autour de trajets : un film, c’est un voyage, voire une odyssée ?
Dans Colophon, on se déplace sur l’eau, en ligne droite, dans Let the Summer Never Come Again, il s’agit de mouvements circulaires. Et si Colophon n’avait ni point de départ ni lieu d’arrivée, dans Let the Summer… on finit là d’où on est parti. Mais dans les deux cas, on bouge émotionnellement. La vue a-t-elle changée depuis la péniche, l’arbre dans le champ est-il le même qu’auparavant ? En un sens rien n’a changé, sinon le regard du protagoniste, voire le nôtre.