La caméra est d’abord trop près, au ras du sol. Des pieds se croisent, un livre tombe, on entend des voix s’excuser hors champ, les personnages repartent, reviennent, repartent à nouveau. Puis, elle est trop loin : en hauteur, dans la nuit de Koutaïssi, contemplant un carrefour et quelques lampadaires à l’éclat baveux. Les deux personnages se croisent à nouveau, points minuscules dans le plan. Ils osent se donner rendez-vous pour le lendemain, puis se séparent. Une malédiction s’abat alors sur eux, et leurs corps changent au cours de la nuit : au réveil, les personnages sont incarnés par de nouveaux acteurs. Métamorphosés chacun de leur côté, ils honorent tout de même leur rendez-vous, mais ne se reconnaissent pas. Ils n’auront alors de cesse de se voir de loin sans parvenir à se retrouver, le temps suivant son cours comme si cet événement magique n’était rien d’autre qu’une invitation à vivre autrement. En contrariant ainsi, au bout de quelques minutes, une rencontre amoureuse apparemment idéale, Aleksandre Koberidze nimbe le reste du film d’un romantisme diffus. Tout le long de ce doux été de Coupe du monde de football, l’amour empêché de Lisa et Giorgi ne faiblit pas, ce qui explique sans doute la mystérieuse émotion que l’on ressent devant ce film à l’allure relâchée.
Film estival oblige, chaque aventure, vécue ou observée séparément par Lisa et Giorgi, paraît microscopique. Mais la joie extrêmement simple qui se dégage des vignettes du quotidien composant la matière principale du récit atteste d’une forme de candeur finalement bouleversante. C’est que la naïveté, élément que l’on aime à reprocher à des premières œuvres (il s’agit du deuxième long-métrage de Koberidze), a rarement paru aussi assumée : elle fait partie intégrante de la manière dont le cinéaste regarde le monde. Sans nier l’existence des désastres capitaliste et écologique, dont une voix-off légèrement caustique se fait le relais, Koberidze préfère ainsi figer une tendresse utopique dans la chaleur géorgienne. Et si le narrateur se pose la question de la nécessité de tourner des films rêveurs au moment où le monde brûle, c’est au fond pour mieux revendiquer, de manière détournée, la liberté de ce regard. L’aspect ludique de la forme, qui alterne ainsi commentaires omniscients, inscriptions à l’écran et digressions canines (très beaux personnages de chiens fans de football), rappelle la liberté de Bad Luck Banging or Loony Porn, mais vidée du cynisme – jubilatoire – de Radu Jude.
En faisant de Giorgi un supporter de l’Argentine, et en le préservant comme par magie du destin réel de l’équipe lors de la dernière Coupe du monde (nulle trace d’un certain but marqué par un défenseur français qui élimina l’Albiceleste), Koberidze livre un indice sur son influence principale. L’ombre d’El Pampero Cine, la boîte de production de Mariano Llinás, plane en effet sur le film, au point que l’on a presque l’impression d’assister à un chapitre perdu d’Historias extraordinarias, la grande fresque stevensonienne de Llinás (que n’égale La Flor qu’en de rares endroits). Comme chez le cinéaste argentin, le fait même de raconter une histoire se révèle être un acte profondément mélancolique, qui permet à Koberidze de déployer sur la durée une narration apparemment flottante. De là vient le sentiment d’une tranquille majesté, qui s’affirme lors des scènes les plus invraisemblables, telles les cinq minutes d’enfants filmés au ralenti pendant un match de foot. Au moment où le ballon s’envole trop haut, ils ont chacun droit à un plan de regard vers le ciel, évoquant le titre original du film (littéralement : « Que voit-on quand on regarde le ciel ? »). Trop malin pour apporter une réponse, Koberidze laisse retomber le ballon dans le fleuve Rioni et le regarde lutter parmi les flots, à la recherche d’une prochaine aventure.