Pour se faire une idée de cette 28e édition du FID, il fallait se rendre au concert organisé par le festival à quelques kilomètres du Mucem. Au menu : un live ébouriffant d’Arto Lindsay (fringuant vétéran de la No Wave) suivi d’une projection de la fameuse performance des Talking Heads captée par Jonathan Demme (Stop Making Sense, 1984). À l’entrée du Théâtre Sylvain, converti pour l’occasion en temple schizophrène (la « No » Wave du premier répondant sarcastiquement à la « New » Wave des seconds sur la scène post-punk), une affiche d’un show à venir de Patrick Sébastien. Le FID, c’est un peu cet instantanée d’underground sur le terrain du cinéma : il y a du documentaire, des essais qui s’en détachent en brouillant les pistes, le tout ayant pour point commun de se tenir à la marge du mainstream. Retour sur le meilleur d’une édition déboussolante et riche, cette année encore, de sa grande diversité formelle.
Southern Belle
Joli complément de programme à la rétro Roger Corman sur le terrain du réel, Southern Belle de Nicolas Peduzzi venait opportunément satisfaire les appétits festivaliers en visions d’Amérique. Il ne faut pas chercher plus loin l’horizon de cette chronique sur les affres d’une héritière déboussolée, puisque le récit, collier de disputes familiales ponctué de scènes d’ivresse et de jalousies (l’intégralité de son empire ayant été légué par un entrepreneur à sa fille unique, le reste des proches se retrouve à graviter autour de la jeune femme comme des spectres rongés par l’amertume), ne vise pas grand-chose d’autre que le cliché white trash qui s’offre à lui. Ceci posé, le film tisse en transparence une histoire assez touchante, bien aidé par sa galerie de trognes ciné géniques (prime à l’oncle lésé, dont la jovialité excessive vire à la colère en un clin d’œil, et qui semble sorti du chutier d’un épisode des Soprano) et un bel épilogue. On y voit la jeune fille de vingt-cinq ans piocher dans les rayons d’un hypermarché ayant appartenu à son père avec la souveraineté d’une enfant trop gâtée. La désinvolture du shopping vient idéalement trouver son pendant de solitude quand, sur le parking du Costco, l’héroïne se livre ensuite à une chorégraphie en compagnie de son petit chien. Tout concorde alors à faire de cet ego trip le point final d’un tableau globalement pathétique, mais plutôt que de l’abandonner à son délire comme un hamster de labo se cognant aux parois de son enclos, le film l’accompagne en musique, conférant à sa danse un air d’abandon libéré de toute rancœur. En filigrane, se devine le doigt d’honneur post mortem d’un papa qui a fait le choix de maintenir sa fille adorée dans l’illusion d’une vie de féerie, plutôt que de nourrir une horde de vautours. Rien de vraiment neuf au rayon des fables de la décadence, mais il faut porter au crédit de Nicolas Peduzzi d’avoir épuré son propos de toute démagogie, et su se maintenir devant cette « southern belle » à un point d’équilibre d’autant plus fragile pour lui qu’elle fut (de son propre aveu lors de la présentation du film) son premier amour.
Tinselwood
À l’opposé de ces effusions de bonheur triste sur fond d’oisiveté, se trouvait Tinselwood de Marie Voignier. Six ans après en avoir fait le décor du très beau L’Hypothèse du Mokélé-Mbembé (FID, 2011), la cinéaste plonge une nouvelle fois sa caméra dans les couches de cette forêt primaire, au sud-est du Cameroun, saturée du vert tendre de son feuillage tropical et du rouge sang de sa terre. On y voit la vie s’organiser par tableaux étanches, ses enfants confectionner des petits pièges avec une ingéniosité oubliée, ses pêcheurs deviser sur l’héritage trouble des colonies (allemandes puis françaises), ses pelleteuses de marques européennes et américaines déplacer des troncs aux proportions pachydermiques, un cimetière allemand et des sorciers, dont les sortilèges semblent vouloir hanter le film et sa forêt. Le problème, c’est qu’au terme d’un bout à bout d’1h20, aucun propos ne se dessine. C’était déjà la limite des moins bons films de Marie Voignier (comme Hinterland, 2009, et Tourisme international, 2014), où la sécheresse du protocole virait à l’observation mécanique, abandonnant le spectateur à ses seules hypothèses. On n’ira pas jusqu’à dire que ces films sont dépourvus de regard, ni pour les précédents ni pour celui-ci, mais rien ne nous empêchera en revanche de comparer Tinselwood et son fil rouge (pâle et décousu) sur le travail sous toutes ses formes à un autre documentaire vu récemment à Cannes qui risque de lui faire de l’ombre : Makala, d’Emmanuel Gras, qui, à sujet comparable (le labeur, dans un Far West post-colonial) se distinguait justement par l’extrême simplicité de sa narration et de son propos. Aux dernières nouvelles, les deux films devraient sortir à l’automne, et c’est peu dire qu’en dépit de vrais qualités (plastiques notamment), on ne misera hélas pas cher sur le film de Marie Voignier dans le duel qui risque de les opposer.
Retour à Genoa City
Dans un festival aussi copieux que le FID, il faut savoir tendre l’oreille. Une bonne surprise se propage toujours comme une traînée de poudre, et le film dont la réputation s’est enflammée en quelques jours se nommait cette année Retour à Genoa City. Pas tout à fait au niveau de sa prodigieuse ascension festivalière, ce portrait de famille par le biais des Feux de l’amour avait néanmoins le mérite d’interpeller par son humour, dans un sous-genre très prisé des jeunes documentaristes (le portrait de famille, donc), quoique trop rarement pour son potentiel comique (même si d’autres exemples viennent en tête, à commencer par Pauline Horowitz, qui n’hésite pas à faire de son père le rôle-titre d’un univers burlesque). Étalé sur deux décennies en tenant compte des archives familiales tournées au caméscope, le film de Benoît Grimalt se penche sur sa grand-mère et son grand-oncle, deux immigrés italiens particulièrement friands du soap à l’eau de rose. Limité par le circuit cocasse des allers-retours entre le récit absurdement interminable du programme et la mémoire défaillantes des aînés, le film se prend au piège de sa belle idée de départ, concentrant ses forces sur la série la plus radoteuse et la métaphore parfaite qu’elle offre de la sénilité, au prix de personnages qu’il finit un peu par délaisser. On sent bien que l’idée d’accorder Genoa City, cadre imaginaire des Feux de l’amour, au paradis perdu de leur jeunesse en Italie n’est qu’une idée de papier, mais c’est un moindre mal : pour une fois qu’un documentaire de famille abandonne la complaisance gaga qui fait la loi du genre pour poser un regard sans méchanceté sur la comédie de la vieillesse, on ne va pas le lui reprocher.
Braguino
Plus attendu que Retour à Genoa City, le nouveau film de Clément Cogitore avait tout pour s’attirer les soupçons. Documentaire de moins d’une heure précédé d’une réputation de petit film de transition, Braguino confirme en fait tout le bien que laissait entrevoir Ni le ciel ni la terre. Le programme est identique, les ambitions aussi, mais ce dernier film parvient à épaissir la menace que le premier cité finissait par diluer, trouvant le chaînon manquant à Ni le ciel ni la terre pour donner plus de poids à son virage fantastique. Dans un hameau perdu au cœur de la taïga vivent les Braguine, communauté familiale de Vieux Croyants coupée comme le sont les Amish de toute autorité centrale. Mais l’Éden promis par cette vie d’isolement tutoie un feuilleté de menaces ; à l’image de cette famille adverse filmée de loin comme un sniper mettrait en joue, ou celle de l’armée, qui bafoue le territoire des Braguine. Rien d’édifiant à première vue, si ce n’est cette scène de traque et de dépeçage d’un grizzly, qui sidère par sa sobriété, et surtout la tentation grandissante du recroquevillement, empiétant sur l’hypothèse d’une vie sans entraves. Or le prisme de ce trouble, qui fait le chaînon manquant à Ni le ciel ni la terre et tout le prix de ce Braguino d’apparence plus modeste, c’est le miroir grossissant de l’imaginaire des enfants. Dans une dernière scène littéralement hallucinante, où un radio-émetteur crache un message brouillé par les intempéries nocturnes, Cogitore fait le choix de filmer toute la séquence depuis leur point de vue ; lesquels regardent le transmetteur comme on poserait des yeux ahuris sur un phénomène extraterrestre. Plutôt qu’un épilogue synonyme de retour au calme, le film donne l’impression de s’éterniser dans un cauchemar d’enfant, et de ne pas vouloir regagner le plancher de la raison. Ce n’est pas grand-chose, mais c’est suffisant pour dissiper tous les doutes sur Clément Cogitore, et nous inciter à aller voir son prochain long avec plus d’appétit que s’il nous avait laissé sur la stupéfaction mitigée de sa première fiction.
Va, Toto !
Hasard ou non, plusieurs films (souvent bons) prennent les animaux pour sujet de leurs intrigues, ménageant chaque année au fil des multiples sélections du festival un petit bestiaire transversal. Cette fois-ci, toute la ménagerie du FID semblait s’être blottie dans un récit : Va, Toto ! de Pierre Creton, véritable arche de Noé de cette 28e édition, tant par la diversité de ses protagonistes (un sanglier, des singes, des chats) que sa discrète monumentalité. Tout commence avec Toto, marcassin abandonné que recueille et élève Madeleine, une veuve solitaire de Vattetot-en-Caux où vivent Pierre, le narrateur principal, et une galerie de personnages impliquant Vincent, fasciné par les singes, et Joseph, ouvrier agricole pendu aux fils de son appareil respiratoire. Toto grandit et fascine Madeleine, qui en fait par la place qu’il occupe dans sa nouvelle vie l’équivalent d’un second mari. Vincent voyage en Inde en quête d’une réponse à l’étrange fascination qu’il nourrit pour les singes (laquelle flirte avec le fantasme), et se trompe de thérapeute, confondant deux homonymes dans un service psychiatrique. Le film, autobiographique et joueur, est à l’image de ces deux destins : employé à trouver la clef du secret de nos liens les plus enfouis avec les bêtes, et donnant l’illusion de progresser au hasard de ses rencontres, à l’image de la méprise de Vincent, qui vient jeter sur son cas, et tout le récit, un éclairage opportun. La beauté de Va, Toto ! tient à ce simulacre d’enquête à l’avenant – en vérité impeccablement écrite et sublimée par le montage, qui ne s’interdit pas quelques coquetteries comme le split screen et des voix off professionnelles –, son profond ancrage local et l’épaisse mélancolie qui s’en dégage, comme si le sort du paysage et de ses saisons dépendait organiquement de celui des individus. Ni fiction, ni tout à fait documentaire, à la fois autobiographique et laissant libre cours au fantasme, Va, Toto ! avait tout du parfait représentant du FID : un pur morceau de cinéma sans étiquette, flottant souverainement au-dessus de la mêlée, avec la force de ces films si uniques qu’on en oublie de se demander de quoi ils sont faits.
À lire, l’entretien d’Aleksandre Koberidze, auteur de Let Summer Never Come Again.