On trépignait à l’idée de connaître l’auteur derrière Haramiste, ce film de sale gosse qu’au festival de Pantin, tous les jurys ont boudé sauf le public. Avant qu’il ne décroche, impossible de deviner ce que pouvait bien cacher une telle liberté de ton. Résultat : une voix d’ado dans une carrière déjà longue de trente ans. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’avec son sens de l’humour sorti d’un Peretjatko, une grosse dose d’autodérision et un parcours très singulier, le plus méconnu des cinéastes de sa génération ne déçoit pas.
Comment vous est venue l’idée du film ?
Aussi surprenant que cela puisse paraître, le projet vient d’une commande passée par Arte il y a quatre ans. Ils voulaient faire une collection de films sur l’amour moderne, ou le sexe aujourd’hui, je ne sais plus trop… Toujours est-il qu’ils n’avaient pas pensé à un film qui porterait sur les rencontres par internet. Elles sont les plus interdites et les plus utiles, et les filles chez qui elles sont interdites, ce sont ces jeunes femmes musulmanes. Arte a accepté toutes les propositions sauf la mienne. Le projet a dormi, jusqu’au jour où j’ai rencontré ma productrice. Tout s’est joué sur une Région, alors qu’elle avait déposé le scénario partout. Je n’en veux pas au CNC, je trouve cela parfaitement normal. Le système qui ne boulerait pas un sujet comme ça est difficile à inventer. Il y a beaucoup trop de bons projets, de bons sujets, bien écrits par des réalisateurs cohérents, et cet ensemble de conditions est déjà rempli par beaucoup plus de films que les aides ne peuvent donner d’argent. Les commissions bottent en touche face aux films un peu bizarres. Le problème c’est le consensus. Il faudrait que chacun ait le droit de choisir un projet tout seul. En l’état, le système est trop lourd.
En quoi le projet était-il bizarre ?
Il était bizarre parce que le texte que j’ai envoyé faisait 4 pages. Ce qui pour un film de 40 min est surprenant. Il a ensuite fait 40 pages, mais le travail qui consiste à développer le scénario avec les comédiennes, je ne peux pas le faire seul. Une autre chose est bizarre dans le film, et qui m’a un peu saisi à la vue des autres films du festival de Pantin (où le film concourait), c’est la pauvreté de la forme et du rendu technique. Chez moi tout est torché, j’ai mis ma caméra devant mes actrices et je n’ai pas bougé, il y a un côté « foutage de gueule ». Puis je me suis rassuré en me disant que la mise en scène servait chez les autres à cacher les creux du fond. Le pari consistait à croire en mes actrices et les situations, ensuite, il a suffi de mettre la caméra devant pour que l’ensemble tienne. Ma grande hantise, c’est d’ennuyer le spectateur ; or je suis parvenu à ne pas l’ennuyer avec un dispositif qui a tout pour l’être. Le plus drôle c’est qu’Arte a fini par l’acheter !
Et puis le sujet n’a rien d’anodin…
Il faut faire des films pour interroger des sujets sensibles. En l’occurrence, ce qui m’intéressait c’était le paradoxe qu’il y a chez ces filles à grandir dans une culture qui leur interdit de vivre les désirs de leur âge, et d’aller à l’école avec des filles qui elles le vivent. Le film ne dit pas que toutes les filles voilées sont comme ça, il raconte juste le cas de filles prises entre deux cultures.
Et l’idée d’en faire un film comique ?
J’ai toujours voulu en faire un film comique. Les sujets délicats me semblent passer mieux au travers de la comédie. C’est délicat parce qu’on peut penser que je me moque des personnages, mais ce n’est pas du tout le cas. Les filles que j’ai choisies étaient aussi très drôles. Quand on a rassemblé les bonnes choses, je n’ai gardé que les choses qui m’avaient fait rire. D’autres choses m’ont ému, comme la scène où la plus petite parle seule, après que sa sœur a fait le mur. Je ne savais pas trop quoi en faire, et finalement j’ai tout gardé. Plus encore qu’un film sur le choc des cultures, c’est une amourette entre deux sœurs. Tout le film est sur les fâcheries, l’alliance, etc. Beaucoup de spectateurs savent ce qu’il y a comme rapport entre sœurs, et c’est ça que le film raconte vraiment. Si je fais le choix de rester avec la petite sœur, c’est parce que l’histoire n’est pas celle d’un rapport avec les garçons, mais d’un amour éconduit.
Pourquoi n’y a‑t-il pas plus d’insolence dans le cinéma français ?
Trop de courts métrages sont crispés par l’écriture. Mon précédent film était comme ça, il avait été aidé, puis sélectionné en « Panorama » à Pantin (la section bis, non compétitive), mais il souffrait d’être trop écrit. Je crois aussi que la peur envahit l’écran, les cinéastes ont du mal à remettre la légèreté au cœur des choses. Ils ne veulent pas se griller, et perdre de l’énergie pour des causes perdues. Tout l’inverse de moi ! Dans les années 80, j’ai fait deux courts métrages, un écrit, l’autre improvisé ; dans les années 1990 j’ai fait deux longs métrages, un écrit, l’autre improvisé ; dans les années 2000 j’ai fait deux enfants, et dans les années 2010 j’ai fait un court métrage écrit et un semi-improvisé. Je préfère quand c’est plus libre, quand j’arrive à ramener de la vie dans les films. À l’avenir, j’essayerai de ne pas perdre ce côté foutraque. Mes échecs ont fait qu’au lieu d’être angoissé et d’avoir peur, je suis décontracté et je m’en amuse, un peu comme les vieux qui n’ont plus rien à prouver.
Doit-on en déduire qu’à vos yeux Haramiste est un film de vieux ?
Oui, le dispositif est un dispositif de vieux. Même des proches, des cinéastes plus jeunes que moi, ont l’impression de tout le temps devoir proposer un truc spectaculaire à soumettre au spectateur. Mon scénario a beau faire 4 pages, il est dans une construction extrêmement classique. L’efficacité du film tient aussi à sa construction scolaire. Elle est bien dissimulée, des gens me disent qu’il n’y a pas de dramaturgie, alors que si ! Il n’y avait que 4 pages mais 4 pages très solides. Je pense qu’il y a dans le jeune cinéma français un certain mépris du scénario, j’ai l’impression que tout le monde veut faire du David Lynch, mais que plus personne ne sait écrire convenablement. Je trouve par exemple que le long métrage de Peretjatko (La Fille du 14 juillet) aurait pu turbiner à mort, mais le scénario pèche… Idem pour Forgeard (enfin je dis ça, mais Forgeard est mon deuxième cinéaste préféré après Moullet, et Peretjatko l’un des seuls inventeurs réjouissants du moment). Il n’empêche qu’aujourd’hui les scénarios sont très écrits, mais que sur du symbolique et des dialogues – ils ne savent plus faire des histoires.
Vous parlez vraiment comme un vieux con, quel âge avez-vous ?
Quarante-quatre ans, j’ai fait mon premier court métrage à 15 ans. Il était passé aux « Perspectives du Cinéma Français », c’était un peu l’équivalent de l’ACID.
Pourquoi si peu de films, depuis ce temps ?
Parce que je suis un loser (rire).
La crudité surprend pour un film de vieux !
Oui, mais il n’y a pas que ça ! Beaucoup de choses sont venues en répétitions. Je demandais aux actrices de ne pas avoir peur d’être ennuyeuses, mauvaises ou répétitives. Quand elles tombaient sur un bout d’idée qui dépasse, je leur demandais de le retourner dans tous les sens et de foncer. C’est ainsi qu’est apparue l’idée du volet (qu’une des deux filles mentionne pour soustraire sa perte de virginité au regard de dieu), et j’étais très content de cette trouvaille, parce qu’elle est plus poétique que les solutions graveleuses auxquelles le spectateur s’attend. Au lieu de la réponse « par derrière », c’est les volets qui débarquent ! J’ai quand même rencontré 400 filles avant de rencontrer ces deux-là. Six mois de casting, deux mois de répétitions et trois jours de tournage. Je fais peu de films, mais je les fais méticuleusement ; je voulais vraiment regarder chacune des candidates, puis aviser sur la base de leurs improvisations. Le cours de pipe vient par exemple d’une impro entre Inas (la grande sœur dans le film), et d’une actrice qui n’a finalement pas tourné.
Le retournement de situation entre la première et la deuxième scène, c’était prévu ?
Oui. Ce qui préside au basculement, c’est le dispositif qui le dicte ! Comme il ne se passe pas grand chose, il faut bien que le spectateur se prennent un coup de poing au début de chaque scène ! Entre la première et la deuxième c’est le twist, puis il y a Yasser Arafat, qui introduit un nouveau ton.
Vous ne l’avez présenté qu’à Pantin ?
Il a commencé sa carrière de manière très inattendue, puisque Rithy Panh l’a sélectionné dans un festival à Phnom Penh. Il a été extrêmement chaleureux avec moi, il m’a même dit « je suis fan d’Antoine ». On n’imagine pas Rithy Panh fan de moi (rire) ! Ensuite, pour faire vite, le film a serpenté entre les refus et les sélections, avant de finir sa course à Pantin. Cela n’a rien à voir, mais je siège par ailleurs à la commission de censure.
On peut siéger dans cette commission et réaliser Haramiste… ?
…qui d’ailleurs est tout public ! Et c’est bien normal, parce qu’on ne voit rien. Quoique, je suis quand même fier, parce qu’une branlette sur Chatroulette est passée entre les mailles du filet !
Comment en êtes-vous venu à sortir le film en salles ?
On nous l’a suggéré, et puis cela nous a donné envie. Ce sont les recettes de la vente Arte qui ont permis d’organiser une sortie salles. Par ailleurs, le film a été diffusé sur la chaîne ; il est encore disponible sur Arte+7.
Vous n’avez pas peur des récupérations d’extrême-droite ?
Si bien sûr, et je le découvre. Mais n’importe qui d’équilibré verra que ce n’est pas mon regard. Pourtant, depuis que le film est en libre circulation sur Arte+7, il a été récupéré par des sites d’extrême-droite. C’est épouvantable. J’apprends à vivre avec, c’est dur. On fait un film et il nous échappe. En étant très optimiste, j’aimerais que le film ait une influence positive, d’un côté comme de l’autre des extrêmes. Angéliquement, j’aimerais me dire qu’il fera réfléchir.
Qu’espérez-vous de la couverture presse, pour un film comme celui-ci ?
On verra bien… Enfin si, l’enjeu c’est que tout le monde se souvienne que j’ai existé il y a 15 ans (rire).
Vous vivez de votre métier ?
Il y a une chose importante, c’est que depuis mes dix-huit ans je n’ai vécu que de mon métier – et ce malgré ma « loositude ». Je fais aussi des petits boulots périphériques, j’enseigne par exemple le cinéma à la fac. Mais je n’ai jamais cherché à faire le prof.
Et après ?
J’ai plusieurs projets. Plein de longs métrages. J’ai toujours eu beaucoup de projets de films, mais je ne les fais jamais.
En gros, vous vivez de films qui ne voient jamais le jour ?
C’est ça. Mais ils ne demandent qu’à se faire !
Alors comment expliquez-vous qu’aucun ne passe ?
Mais parce que je suis un loser (rire) !