Dans un ouvrage qui revient sur le monumental Empire d’Andy Warhol, film de huit heures quasiment invisible, « long comme une nuit de sommeil ou un shift dans les usines Lumière », Nicolas Giraud tire le portrait d’une avant-garde côtoyant les hautes sphères du monde industriel. Rencontre avec l’auteur d’Empire, mystique du capitalisme, qui évoque les paradoxes cultivés par l’œuvre protéiforme de Warhol.
Très concrètement, à quoi ressemble une séance d’Empire d’Andy Warhol ? Comment s’est déroulée celle à laquelle vous avez pu assister ?
Il y a deux manières de montrer les films de Warhol. La première est de les projeter en salle dans un cinéma traditionnel, ce qui demande une attention difficile à tenir sur la longueur. La seconde est plus informelle et consiste à montrer le film comme une installation ou du cinéma d’ambiance – à l’image des projections organisées à l’époque dans un coin de la Factory, l’atelier de Warhol. Warhol suggérait d’ailleurs que l’on puisse entrer et sortir de la salle, parler, boire, manger ou même dormir pendant la séance. D’une certaine manière, le film ne réclame pas l’attention du public : si vous partez et que vous revenez une heure plus tard, il sera toujours là et vous n’aurez pas raté grand-chose. Empire fonctionne un peu comme un papier peint cinématographique. On pense d’ailleurs que Warhol a été inspiré par le compositeur Erik Satie et son idée de « papier peint musical »[1]NDLR : Dans une lettre destinée à Jean Cocteau en 1917, Satie développe l’idée d’une « musique d’ameublement » qui se destinerait en partie à façonner une ambiance sonore dans les lieux du quotidien. Cf. Éric Satie, Écrits, Paris, Champ Libre, 1977.. J’ai eu la chance de voir Empire au Gran Lux à Saint-Étienne, un lieu hybride installé dans une friche industrielle. On y montre des films, le plus souvent en pellicule, mais il y a aussi des expositions, des concerts, des VHS projetées dans les toilettes… J’avais été invité à montrer un ensemble de Brillo Box monochromes juste à côté de l’espace de projection. Tout cela rejouait un peu sur un mode parodique l’aménagement de la Factory. Il y a eu beaucoup de curieux qui sont passés voir à quoi ressemblait ce film. Certains restaient cinq minutes, d’autres une heure. Au fur et à mesure, la salle s’est de plus en plus vidée ; au bout d’un moment, je me suis même retrouvé seul.
À quoi pensez-vous quand vous regardez, huit heures durant, l’Empire State Building ? À partir de la riche description que vous en faites, Empire semble inviter à la rêverie et à la divagation…
On peut regarder Empire comme un film classique, mais la chose n’est pas simple car il ne se passe pas grand-chose : la nuit tombe, les lumières du building s’allument puis s’éteignent quelques heures plus tard, et l’écran reste noir jusqu’à la fin. Pour la plupart des spectateurs, il y a quelque chose d’insoutenable dans cette absence de mouvement. D’une certaine manière, Warhol révèle notre besoin désespéré d’être divertis. C’est sans doute aujourd’hui encore pire, à l’heure où nos cerveaux sont dressés à recevoir des décharges régulières de dopamine. Jonas Mekas raconte qu’un spectateur, lors de la première du film, avait demandé à être remboursé avec cet argument imparable : « This movie doesn’t move ! » C’est le fondement du contrat cinématographique : accepter de rester immobile parce qu’il se passe quelque chose à l’écran. Dans le cas contraire, soit je me lève pour retrouver ma liberté de mouvement, soit c’est mon esprit qui s’anime. Et lorsque l’on bascule dans cet état d’attention, qui tient presque de la transe, le temps cesse d’exister. Cela paraît difficile à croire, mais quand le film se termine, on est surpris et même un peu triste que ce soit déjà fini. C’est une forme industrielle de méditation, non plus face à un mur ou une bougie, mais face aux structures de pouvoir de la société industrielle, l’Empire State Building, la puissance électrique et le cinéma…
Que donnerait l’expérience de le voir chez soi ? Est-ce au moins envisageable ? Il existe une version d’Empire disponible sur YouTube, présentée comme le film d’origine.
Le film n’est pas visible en ligne car cette version est en réalité une sorte de remake récent qui est souvent pris pour l’original. Il s’agit bien d’un plan fixe de l’Empire State Building qui dure huit heures, mais ce n’est pas le film de Warhol, dont l’image est parcourue d’accidents ; on aperçoit par exemple le reflet de l’artiste, quelques secondes dans la vitre, lors d’un changement de bobine. Empire est en fait un film pratiquement invisible. Warhol l’a tourné en 1964. Il a été montré une poignée de fois jusqu’en 1968, avant d’être retiré de la circulation. Il disparaît ensuite jusqu’en 1994, année où la pellicule est restaurée avec une copie remise en circulation. Mais pour montrer Empire, il faut avoir un projecteur 16mm capable de projeter à la vitesse de 16 images par seconde. En 2022, le MoMA a cessé la diffusion des films de Warhol, que l’on ne peut donc de nouveau plus projeter en salle. Une copie numérique existe toutefois pour les expositions, bien que certains puristes vous diront que la pellicule est indispensable à l’intégrité de l’œuvre. Voir chez soi une version numérique ne serait pourtant pas contraire à la vision de Warhol, qui pense le cinéma à partir de la télévision, qu’il regardait beaucoup. Son cinéma reproduit et radicalise le flux d’images équivalentes et monotones de la télévision – les mêmes que l’on retrouve sur nos timelines informatiques. Empire est aussi à mon sens une œuvre protéiforme ; c’est un film de salle, certes, mais aussi un objet d’ambiance, une rumeur. Certains disent que le film dure douze heures, d’autres que l’on y voit le soleil se lever. Tout cela est révélateur d’une œuvre que l’on fantasme plus qu’on ne la voit. Par exemple, j’ai été frappé, en commençant à travailler sur ce film, de constater que la quasi majorité de celles et ceux qui ont écrit sur Empire ne l’ont jamais vu… tout comme Warhol d’ailleurs.
La part expérimentale d’Empire, liée à sa durée et à une absence de scénario conventionnel, lui donne à mon avis les caractéristiques d’un documentaire… Quels liens peut-on tisser entre Empire et la frange disons « paysagère » du cinéma documentaire états-unien ? Je pense notamment aux films de James Benning, que vous mentionnez dans le dernier tiers de l’ouvrage.
Il est très intéressant d’aborder le cinéma de James Benning en comparaison de celui de Warhol. Ce sont deux cinéastes de la durée, dont les films sont beaucoup plus complexes que l’on ne le croit. Ils maîtrisent tous les deux le temps long, mais ils en font des usages différents. Les films de Benning demandent à être regardés avec une certaine attention. Ils ont un rythme singulier, mais sont construits pour un spectateur avec lequel ils jouent. Un film comme L. Cohen est une sorte de thriller : il y a un suspense et un climax, même s’ils ne sont pas conventionnels. Il y a toujours chez Benning quelque chose qui se trame dans la durée. Chez Warhol, en revanche, rien ne « passe » d’autre que le film lui-même. On pourrait dire que Benning fait du cinéma, tandis que Warhol fait des films, au sens le plus littéral possible. C’est pour cela qu’il reste les amorces de début et de fin dans les Screen tests, et que Warhol choisit de garder une bobine floue dans son film Poor Little Rich Girl. La technique n’est pas transparente chez lui : elle est le matériau dramatique. Je ne sais toutefois pas si l’on peut parler de documentaire. On est plutôt dans ce que Walker Evans appelle un « style documentaire » : ça ressemble au réel, mais on n’oublie jamais que ce sont en réalité des images. Les amorces de pellicules, les cartons ou la musique viennent nous rappeler qu’il s’agit d’un enregistrement technique qui n’a pas de prétention à la vérité. Chez Warhol ou Benning, la question est plutôt de l’ordre d’un être-là. Et si Benning ne se réclame pas du cinéma de Warhol, on sent qu’il l’a regardé. Il est stimulant par exemple d’aborder le dernier plan de Ruhr par rapport à Empire. C’est l’un des points de rencontre entre les deux cinéastes.
Au-delà des contraintes liées à sa projection en salles, comment expliquer qu’un tel film soit peu considéré dans l’histoire du cinéma en général, et plus particulièrement dans l’histoire du cinéma d’avant-garde ? On mentionne rarement Warhol comme un incontournable dans le cinéma expérimental états-unien.
Non seulement le cinéma de Warhol n’est pas facile à voir, mais il est aussi difficile à classer. Ce n’est pas du cinéma documentaire, ce n’est pas non plus du cinéma commercial, sans pour autant être du cinéma expérimental. Je pense que c’est une démarche très consciente de sa part. Au moment où il commence à tourner, il connaît très bien la scène expérimentale new-yorkaise. Mais il se place en décalage par rapport aux codes et aux règles du milieu. C’est exactement la même chose dans le milieu de l’art, où Warhol est souvent vu comme un ancien publicitaire arriviste. Jonas Mekas va beaucoup défendre ses films, mais on peut supposer qu’il ne faisait pas l’unanimité dans le petit milieu du cinéma expérimental. L’art est toujours question de conventions et Warhol joue avec celles-ci. Il se sert des « trucs » du cinéma expérimental pour tourner des films hollywoodiens, et en faisant cela, il n’épargne aucun des deux. Il y a une dimension parodique qui ne passe pas toujours et on en vient souvent à se demander s’il ne se moque pas de nous. En vérité, son ironie porte surtout sur l’idée de l’Art et de sa sacralisation. Il faut ajouter que le succès de Warhol en tant que peintre le rend suspect. Il apparaît comme un cinéaste dilettante et son passage à des productions plus narratives et « commerciales » ont fini de discréditer ses premiers films les plus radicaux. C’est d’ailleurs l’une de ses singularités : il peut réaliser Empire, puis se retrouver à faire de la figuration dans un épisode de La Croisière s’amuse. Il n’y a pas de décalage pour lui, mais au contraire une compréhension très fine d’un spectacle qui n’a pas d’envers.
À ce sujet, il y a un beau paradoxe concernant la relation entre Warhol et le capitalisme. D’un côté, son travail pictural embrasse pleinement l’époque de la reproduction d’objets destinés au commerce, à la distribution rapide et à la grande consommation. Warhol décrit lui-même ses œuvres comme des marchandises. De l’autre, son travail cinématographique déploie plutôt un temps long et des dispositifs radicaux. Par conséquent, ses films n’entrent pas dans les clous du cinéma commercial – il est difficile de considérer ses longs-métrages comme des marchandises. Que recouvre cette contradiction apparente ?
La plupart des films clés de Warhol sont réalisés entre 1963 et 1966, au moment même où il réalise ses séries de peintures les plus importantes. Il y a une véritable unité entre l’œuvre picturale et l’œuvre filmique ; il faut envisager Warhol comme un artiste multimédia, plutôt que comme un peintre, un cinéaste ou un photographe. La question qu’il pose est toujours celle d’une objectivation du monde par l’image. Ce qui empêche cette lecture de son travail tient à celle que proposent les médias et le marché. En 2022, on vendait un portrait de Marilyn pour 195 millions de dollars chez Christie’s, tandis que l’on pouvait encore, pour quelques centaines de dollars, louer une copie 16mm d’Empire auprès du MoMA. Le marché doit sans cesse restructurer l’œuvre de Warhol, à la fois pour continuer à en tirer de l’argent, mais aussi pour en neutraliser la puissance critique. D’une certaine manière, la peinture de Warhol est tout aussi critique et radicale que son cinéma, mais elle est masquée par sa valeur financière. On occulte par exemple que les portraits de Marilyn sont peints au moment de sa mort – ce sont des portraits funéraires. Toute l’œuvre de Warhol ne parle que de cette transcendance morbide des images. Il ne s’agit pas de la dévoiler ou de la dénoncer, mais d’aller jusqu’au bout. Comme il le dit : « Vous n’imaginez pas le nombre de gens prêts à accrocher une peinture de chaise électrique dans leur salon, surtout si la couleur est assortie à celle des rideaux. » Warhol se revendique ainsi comme un artiste commercial pour lutter contre l’illusion que ses peintures pourraient être sauvées par leur statut d’œuvres. De la même manière, son cinéma se présente comme un processus d’enregistrement du monde et non comme un Art, qu’il soit commercial ou expérimental.
Votre ouvrage m’a fait pensé à bien des égards à celui de Peter Szendy, Le Supermarché du visible, paru en 2017. L’auteur y proposait un développement sur le « verso monétaire » des images de cinéma, à partir d’une phrase clef de Gilles Deleuze dans L’Image-temps : « L’argent est l’envers de toutes les images que le cinéma montre et monte à l’endroit. » Un telle maxime semble parfaitement convenir pour décrire ce qui se joue dans Empire.
Oui, en effet. Warhol dit quelque part que celui qui souhaite acheter une peinture à 200 000 dollars ferait mieux de simplement accrocher l’argent au mur, puisqu’après tout, c’est cela qu’il veut montrer. Szendy a raison concernant cette dimension financière de l’image cinématographique. C’est d’ailleurs paradoxalement ce qui sauve le cinéma. Je ne parle pas des blockbusters, dont on nous dit toujours seulement ce qu’ils ont coûté et rapporté, mais de tout film qui est d’abord systématiquement une affaire d’argent – ce qui est par exemple très souvent montré et articulé chez Godard. Pour faire un film, il faut de l’argent et donc faire un film, même fauché, implique d’avoir à faire et de faire affaire avec le capital. Les arts plastiques sont plus ambigus, parce qu’il y a a priori concurrence entre l’image peinte, supposée noble, et l’image technique, supposée commerciale. Pourtant, à partir du moment où l’on peut photographier la peinture, toute peinture devient en puissance une photographie. Il en va de même du numérique, qui est devenu la règle de toute image, même si l’image continue par ailleurs d’exister comme image imprimée, gravure, dessin ou peinture. En cela, les images fonctionnent comme les monnaies. On est passé d’objets fait-main à des objets reproduits à la chaîne, des objets imprimés et finalement de l’information dématérialisée. Quant à l’Empire State Building, c’est avant tout ce que Rem Koolhaas appelle un « automonument » : un monument à sa propre existence. Ce n’est pas le siège d’une institution ou un marqueur historique, mais un immeuble de bureaux générique. Il est comme tous les objets peints par Warhol : une production exemplaire et standard du capital.
De par sa durée, son sujet et son titre, on peut reconnaître dans Empire une maladie jumelle du capitalisme : celle de l’impérialisme, qui s’étend dans l’espace (la flèche du gratte-ciel, qui pointe vers le cosmos) et dans le temps (jusqu’à capturer son audience huit heures durant) pour nous imposer ses mirages. À partir de ce que vous développez dans le chapitre « Blockbuster » sur les gratte-ciels, pourrait-on aussi parler d’une « mystique de l’impérialisme » ?
Le terme de blockbuster est intéressant, car c’est d’abord le nom d’une bombe suffisamment puissante pour détruire tout un bloc d’immeuble. Le terme migre ensuite dans l’argot de Broadway avant de désigner les films à grand spectacle. Mais il y a toujours la question latente de la violence. Les premiers blockbusters sont d’ailleurs souvent des histoires de destruction, notamment L’Aventure du Poséidon ou La Tour infernale, qui est directement lié à l’achèvement du World Trade Center. C’est toute la modernité industrielle qui se définit selon ce principe énoncé par Paul Virilio : « inventer une technique, c’est inventer l’accident qui va avec ». Et le cinéma semble là pour nous habituer à cette inévitable destruction, sachant évidemment que plus grande est la catastrophe, meilleurs sont les résultats au box-office. Il y a donc effectivement une mystique de l’impérialisme et celle-ci est fondée sur la violence. Derrière chacune de ses réalisations sourd une possible catastrophe : celle du Titanic, de Fukushima, du World Trade Center. C’est cette violence que conjurent sans cesse les films hollywoodiens, au point que lorsque les tours du World Trade s’effondrent, nous avons tous la même impression de déjà-vu. La catastrophe, tout comme la crise, est présentée comme accidentelle, alors qu’elle est inévitable. Les attaques terroristes, le réchauffement climatique ou les accidents technologiques sont aussi nécessaires à l’ordre que la police, la bourse ou le marché des matières premières. Ils n’en sont que l’envers. On ne les mobilise que pour faire mine de les conjurer. Dans le cinéma d’action ou le film catastrophe, on ne cesse ainsi de rejouer le mythe de la « destinée manifeste ». Le héros, seul face à un monde revenu au chaos, rétablit l’ordre et les conditions de circulation du capital. Regardez Titanic : la leçon du film, c’est que le prolétaire doit se laisser mourir pour assurer la survie et le confort de la bourgeoisie. C’est là qu’un film comme Empire est intéressant, car justement, il ne s’y passe rien. Il n’y a pas de héros, pas d’action. Une fois la nuit tombée, l’image existe uniquement grâce au puissant éclairage électrique du building qui finit par s’éteindre. Tout n’est que production, spéculation et consommation, « business as usual ». Le gratte-ciel est une opération de spéculation, une projection, une tentative de préempter l’espace. Lancé quelques mois avant le krach de 1929, l’Empire State Building ne sera jamais vraiment rentable – on le surnomme même l’Empty State Building. Reste qu’il occupe l’espace et que sa construction correspond à des milliers de tonnes d’acier et de matériaux. Warhol est un fils d’ouvrier immigré et a grandi à Pittsburgh, que l’on surnomme Steel City. Il sait que cet empire a un coût et qu’il est bâti sur la violence.
Notes
↑1 | NDLR : Dans une lettre destinée à Jean Cocteau en 1917, Satie développe l’idée d’une « musique d’ameublement » qui se destinerait en partie à façonner une ambiance sonore dans les lieux du quotidien. Cf. Éric Satie, Écrits, Paris, Champ Libre, 1977. |
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