À l’honneur de la dernière édition du festival Cinéma du Réel, le cinéma de James Benning a pour particularité d’articuler des dispositifs élaborés, reposant parfois sur des formules quasi mathématiques, à une extrême patience dans sa manière d’ausculter la matière des paysages. En trois temps et onze notules, cet ensemble de textes traverse une partie de sa filmographie qui s’étend sur cinq décennies, de son tout premier film à Breathless, son dernier long-métrage en date.
1. Parcourir l’espace
The United States of America (1975, coréalisé avec Bette Gordon)
L’œuvre de Benning s’ouvre sur un film au dispositif simple, à l’image d’une grande partie de ses documentaires très méthodiques : une caméra est fixée sur la banquette arrière d’une voiture, à l’avant de laquelle sont installés Benning et l’artiste et cinéaste Bette Gordon, sa compagne de l’époque. Road movie parsemé d’épiphanies (un train qui passe à vive allure, un accident de la route, un soleil qui se couche et perce le cadre de ses rayons orangés, etc.) et vue de coupe en l’année 1975 (les nouvelles de la chute de Saïgon aux mains des communistes sont annoncées sur l’autoradio), The United States of America est aussi un beau film d’amour. Réalisé à quatre mains, le film épouse l’avancée d’un couple qui n’a pas besoin de se parler pour explorer ensemble une partie du monde, jusqu’à ce que la voiture s’arrête sur une plage de la côte ouest, face à l’horizon insondable de l’Océan Pacifique, achevant un trajet qui aura rejoué celui des colons d’antan. Mais la fin de ce voyage marque au fond l’amorce d’un autre bien plus grand : à partir de là, comme si ce premier film n’avait constitué qu’un long repérage, Benning ne cessera de sillonner et de cartographier son vaste pays natal.
Corentin Lê
Landscape Suicide (1987)
Film hybride dans sa structure, qui mêle gros plans d’entretiens avec deux criminels (dont les propos sont rejoués par des acteurs) et plans larges de paysages, Landscape Suicide est une démonstration du rôle décisif que tient le montage chez Benning. Dans la première partie (le récit en compte deux, mises en miroir), le documentariste filme le témoignage d’une adolescente ayant tué l’une de ses camarades à l’arme blanche. L’entretien, d’une trentaine de minutes, est suivi d’une scène fantasmant un moment dans la vie de la victime, avant une longue série de plans sur les paysages de la région où a eu lieu le drame. Dans la seconde moitié, c’est l’inverse : les plans de paysages ainsi que la scène rêvée interviennent non pas après mais avant l’entretien avec le criminel, en l’occurrence un vieil homme ayant tué puis dépecé la tenancière d’une boutique d’armes. L’inversion des deux dynamiques de montage modifie drastiquement l’émotion insufflée par les paysages. Quand ces derniers succèdent au récit criminel, ils se gorgent de mélancolie et de tristesse – le crime a déjà eu lieu. Lorsqu’à l’inverse les paysages précèdent le récit criminel, ils se teintent d’une aura inquiétante – le crime n’a pas encore été décrit, on ne sait donc pas de quoi il s’agit et il ne nous reste qu’à spéculer devant le simple plan d’une clairière enneigée (quelle scène d’horreur a bien pu prendre place à cet endroit ?). Le « suicide du paysage », ce moment où la contemplation s’ouvre à une cruauté à première vue imperceptible, est ainsi une affaire de montage. Impossible, à partir de là, de regarder les tableaux benningiens comme avant. Ils seront à jamais hantés par un crime originel, qui ne sont pas seulement ceux de l’adolescente ou du vieil homme, mais du pays tout entier, dont chaque parcelle a été recouverte de sang. Dans l’ultime plan de ce film vertigineux, l’un des plus beaux et terrifiants de son auteur, de l’hémoglobine recouvre d’ailleurs la blancheur virginale de la neige.
C.L.
Four Corners (1998)
La région des « Four Corners » aux États-Unis se situe au niveau de la croix parfaitement formée par les frontières de quatre États : l’Utah, le Colorado, l’Arizona et le Nouveau-Mexique. C’est un pays désertique et pauvre, historiquement habité par les Amérindiens (le terme anglais de « Native Americans » est plus juste), qui occupent toujours aujourd’hui les réserves composant une grande partie de la région. Benning entend faire éprouver la particularité de ce territoire à travers une diversité de paysages et d’histoires articulés au sein d’un dispositif extrêmement alambiqué. Le film est divisé en quatre chapitres (pour quatre lieux différents, quatre récits et quatre époques) qui comprennent à chaque fois un texte introductif présentant une œuvre picturale, puis un long plan sur l’œuvre en question accompagné par une voix-off, et enfin une partie silencieuse constituée de plusieurs plans d’environ une minute montrant les lieux où s’est tenu le récit que l’on vient d’écouter. Si ce procédé produit parfois un dialogue presque abstrait, comme c’est le cas de la première partie reliant un tableau de Monet à un archéologue américain assassiné en 1910, il témoigne aussi et surtout du caractère anthropologique de l’œuvre du cinéaste. Cette dimension apparaît plus nettement dans le troisième segment, qui embrasse plusieurs milliers d’années de la présence amérindienne dans la région, en partant d’une peinture rupestre pour s’acheminer vers des paysages enneigés, plongés dans le silence comme s’ils étaient endeuillés. Si le dispositif est complexe, il n’est toutefois pas rigide, Benning n’hésitant pas à le tordre à l’occasion du deuxième segment, qui est aussi le plus beau. Le film s’y retrouve transporté à l’autre bout des États-Unis, à Milwaukee dans le Wisconsin, où le cinéaste a grandi. Ce dernier y raconte en voix-off des souvenirs personnels, avant que la caméra arpente les quartiers populaires de la ville à la manière d’un fantôme. Par ce détour, Benning met en parallèle la condition des Noirs dans le nord du pays avec celle des Amérindiens dans les Four Corners. Les plans fixes qui défilent, chargés du poids des souvenirs, dressent ainsi le tableau d’un pays malade. Dans une scène, une partie de basketball est interrompue par l’irruption d’une voiture dans le fond du plan, puis d’un coup de feu. Les adolescents arrêtent de jouer, le dos tourné à la caméra, tandis que le temps suspendu et l’absence de réaction manifeste invitent conjointement à l’incrédulité et au constat suivant : c’est une journée comme les autres.
Marin Gérard
Stemple Pass (2012)
Présenté par Benning lui-même comme l’un de ses films les plus « difficiles », Stemple Pass est aussi l’un de ses plus beaux, grâce notamment à la perfection de son dispositif. En quatre plans d’une demi-heure, adoptant exactement le même cadre mais à différentes saisons (d’abord le printemps, puis l’automne, l’hiver et enfin l’été), le cinéaste s’intéresse à la figure de Theodore Kaczynski, plus connu sous le surnom que lui avait donné le FBI : « the Unabomber ». Ce film appartient en réalité à un projet plus vaste, « Two Cabins », démarré à la fin des années 2000. James Benning a construit à cette époque deux cabanes dans sa propriété du Sierra Nevada, sur le modèle de celles où ont habité respectivement Henry David Thoreau et Kaczynski, deux hommes ayant écrit, de différentes manières, sur « la vie dans les bois ». Le cadre contient ici la reproduction de la cabane de Kaczynski, qui se fond dans le paysage sauvage de la Sierra Nevada. Chaque chapitre (et par conséquent chaque plan) commence avec la voix-off de Benning lisant différents écrits du mathématicien devenu terroriste. Il y est d’abord question de survie et de chasse, puis progressivement, les saisons passant, de sa haine de la société et de la technologie, de la fabrication de bombes artisanales et de ses tentatives, réussies ou non, de meurtres à distance par le biais de colis piégés. La lecture, monocorde et objective, s’arrête à chaque fois au bout de quinze minutes, laissant les mots résonner dans le quart d’heure suivant. Une dialectique retorse s’opère alors entre l’image et le son : en se coulant dans ces plans grâce à l’expérience de la durée, c’est comme si l’on était invités à cohabiter avec Kaczynski. En arpentant et en admirant la nature, on l’imagine en faire de même, jusqu’à éprouver son exaspération à l’écoute des rares sons parasites, tant on est saisi par la précision de son discours. C’est que Benning s’intéresse vraiment à sa pensée tout en parvenant à ne pas tomber dans la pure fascination. La rigueur du dispositif et de son cadre unique accorde en effet au spectateur une grande liberté, à la fois pour balader son regard à travers les plans, mais également pour établir de lui-même une distance par rapport à ce personnage. Dans ce décor isolé du reste du monde, nous pouvons alors ressentir les éléments à travers chaque micro-événement : la bruine qui se transforme en pluie, la traversée du cadre par un oiseau et, dans le plan estival, la tombée de la nuit. Le changement de la lumière en temps réel au cours de cette ultime demi-heure achève de transformer le paysage, révélant des ombres et des contours, jusqu’à provoquer une forme d’hallucination : j’ai en effet cru voir, au centre de l’image, la forme d’une main géante – une vision que n’aurait sans doute pas reniée Kaczynski, dans son désir de faire corps avec la nature. Seul le cinéma de Benning est capable de provoquer de telles épiphanies.
M.G.
2. Manipuler l’image
American Dreams : Lost and Found (1984)
American Dreams : Lost and Found repose sur une disjonction très radicale entre l’image, le texte et le son. Alors que se succèdent une série de gros plans sur des produits dérivés – pins, cartes à collectionner, etc. – à l’effigie de Hank Aaron, célèbre joueur afro-américain de baseball, on voit défiler en bas de l’écran des extraits manuscrits du journal d’Arthur Bremer, un habitant de Milwaukee qui planifia une tentative d’assassinat de Richard Nixon et tenta de tuer le politicien George Wallas (jusqu’à inspirer le personnage de Travis Bickle dans Taxi Driver). Enfin, la bande sonore enchaîne des tubes des années 1950 à 1970, entrecoupés par des discours politiques légendés à l’aide d’un carton. L’ensemble produit une expérience cognitive exigeante, où l’accumulation d’archives hétérogènes, documentant vingt ans de l’histoire américaine, induit nécessairement une appréhension partielle et fragmentée. Impossible à synthétiser, le film reflète les fractures et les contradictions schizophrènes du pays, à l’image de la carrière politique de George Wallas, qui fit de multiples aller-retours entre le camp progressiste, la droite conservatrice et l’extrême droite ségrégationniste.
Robin Vaz
O Panama (1985, coréalisé avec Burt Barr)
C’est l’un des documentaires de Benning qui se rapproche le plus d’une forme fictionnelle. Librement adapté de trois nouvelles de l’artiste Burt Barr (qui cosigne le film), O Panama se concentre en grande partie sur la figure de Willem Dafoe, alors de retour du tournage éreintant de To Live and Die in L.A. de William Friedkin. L’acteur est montré dans un état de fatigue chronique, en train de somnoler et d’errer chez Benning lui-même, qui a eu l’idée de tourner le film alors qu’il l’hébergeait dans son appartement new-yorkais. L’intérêt d’O Panama, qui occupe une place mineure et à part dans l’œuvre du cinéaste, tient à son montage fiévreux et chaotique, à rebours de la méthode rigoureuse qui fait la beauté de ses autres films. On en retient surtout quelques visions notables qui mettent en lumière l’étrangeté d’un univers en ruines, comme contaminé par l’épuisement de l’acteur, avec des immeubles incendiés, des terrains vagues et des paysages urbains défraîchis qui peupleront, par la suite, nombre des films de Benning.
C.L.
John Krieg Exiting the Falk Corporation in 1971 (2010)
John Krieg Exiting the Falk Corporation in 1971 est en réalité constitué de quatorze secondes d’un plan extrait de Time and a Half, l’un des premiers films de Benning, dans lequel un ouvrier quitte son usine du Milwaukee après une journée de travail. Le cinéaste a ralenti numériquement ces fragments pour former quarante ans plus tard un long-métrage de 71 minutes. Si le film renvoie explicitement à La Sortie de l’usine Lumière à Lyon, le procédé permis par le recours au numérique évoque aussi la décomposition du mouvement introduite avec les chronophotographies d’Étienne-Jules Marey à la fin du XIXe siècle. Au lieu de se succéder un à un, les photogrammes se chevauchent les uns les autres, à quelques fragments de seconde d’intervalle, avant qu’un fondu ne vienne faire disparaître les premiers photogrammes pour laisser la place à de nouveaux. La troublante perception offerte par cet enchevêtrement repose ainsi sur le paradoxe de présenter une image quasi immobile, dont on s’aperçoit qu’elle est au fond mue par trois mouvements hétérogènes : celui du réel enregistré (l’avancée de l’ouvrier et de ses collègues), celui de la caméra au cours de ces quatorze secondes originelles (un panoramique puis un zoom – ce qui est très inhabituel chez Benning) et enfin celui du fondu qui vient fluidifier le passage d’un photogramme à un autre. Ces légères modulations invitent à décentrer notre regard de la marche à proprement parler de John Krieg pour observer un ensemble d’épiphénomènes. Notre attention s’en trouve alors accrue, constamment sollicitée par cette lente recomposition de l’image, au sein de laquelle les formes lumineuses se transforment sous nos yeux en figures identifiables, créant une multitude d’apparitions et de disparitions imprévisibles. La double référence aux prémices du cinéma n’a rien d’anodin pour un cinéaste qui, lors de la présentation de Breathless au Cinéma du Réel en mars dernier, expliquait que Griffith avait considérablement appauvri le cinéma en y introduisant la narration. Renouer avec ces formes archaïques consiste à libérer le spectateur d’une lecture fléchée et ultra-sélective de l’image pour le rendre sensible à un ensemble de micro-mouvements. Alors que la fixité du cadre reste le moyen privilégié de Benning pour faire advenir cette émancipation, c’est ici un extrême ralenti qui permet de la toucher du doigt.
R.V.
3. Mesurer le temps
11 x 14 (1977)
Premier long réalisé par Benning, 11 x 14 pose les bases de son esthétique, avec une prédilection pour les plans larges, fixes, très composés et ouverts à la diversité de ce que peut offrir la contemplation d’un bloc de temps. Le film témoigne également d’un intérêt marqué pour la déconstruction d’une narration classique. Benning réutilise onze plans issus d’un projet précédent, son court-métrage 8 1/5 x 11, qui suivait deux trajectoires parallèles à partir d’un scénario linéaire. Si, dans le premier film, les plans étaient déjà mélangés afin de fragmenter le récit, ils sont ici dilués dans une série de prises de vue inédites formant une mosaïque d’instantanés de l’Americana des années 1970. Le fait que l’on reconnaisse, d’un plan à l’autre, certains lieux et personnages, plante des germes de fiction, qui laissent imaginer et fantasmer des trajectoires pourtant jamais actualisées. La grande force du film tient à sa manière de contrebalancer cet état méditatif par des ruptures imprévisibles remobilisant l’attention, que ce soit la brutalité des coupes, souvent accompagnées d’un bref plan noir, ou les multiples effets de surgissements à l’intérieur même du cadre (comme l’apparition, assez drôle, d’un homme nu qui traverse subitement le fond d’un plan d’intérieur).
R.V.
13 Lakes (2004)
Tout est résumé dans le titre : 13 Lakes se compose de treize plans de lacs, d’une durée de dix minutes chacun. Le film synthétise la part « mathématico-paysagère » du cinéma de Benning, le documentariste rendant parfois plus nets les principes de son travail, avec un nombre défini de plans, fixes et d’une durée égale, pour ausculter un seul motif. Proche de Ten Skies (réalisé la même année), 13 Lakes est l’un des films les plus longs de Benning (133 minutes, en comptant le beau générique de fin, où le nom de chaque lac est révélé), mais aussi l’un des plus épurés. La singularité des treize prises tient à l’absence d’événements particuliers qui, habituellement, désamorcent l’état de stase et de somnolence instauré par le régime contemplatif du cinéma de Benning. Sur plus de deux heures, 13 Lakes invite de cette manière à chercher le moindre mouvement sur une eau très apaisée (et traversée seulement par une poignée d’embarcations), pour finalement ne rien lui donner de plus que ce qu’il avait d’emblée sous les yeux. Pas de surprise ni de twist à l’horizon, toujours positionné au milieu du cadre : visuellement coupé en deux parties égales qui se répondent (les lacs en bas, le ciel en haut), 13 Lakes est quelque part un film-miroir. Mis de la sorte à nu, le cinéma de Benning relève alors de la divination : en fixant l’infinité de l’espace et du temps se refléter sur l’eau scintillante des lacs, on a comme l’impression de sonder l’intérieur d’une boule de cristal.
C.L.
Ruhr (2009)
Tourné en numérique et loin des États-Unis, Ruhr marque une double première fois dans l’œuvre de Benning. Sept plans fixes, répartis en deux sections distinctes (six pour la première, un seul pour la seconde), mettent en scène la région industrielle de la Ruhr, en Allemagne. Si les cadres de Benning laissent habituellement le regard naviguer entre les différents mouvements qui les composent, ils invitent plutôt ici à se concentrer sur un seul mouvement répétitif. La durée des plans varie en fonction du rythme particulier des phénomènes filmés, qui présentent des agencements simples (l’alternance entre les positions debout et assise de fidèles réunis dans une mosquée) ou bien un enchevêtrement plus complexe de causes et de conséquences (le passage d’avions dans le ciel, la réverbération sonore qui les accompagne et la bourrasque qu’ils provoquent ensuite dans les arbres aux alentours). Leur durée variable, qui oscille entre sept minutes et une heure, fait alors éprouver aux spectateurs la multiplicité des cadences qui régissent cette région industrielle. Chaque coupe invite à s’imprégner d’une nouvelle temporalité : la réitération produit une attente et une anticipation s’estompant peu à peu, jusqu’à ouvrir sur une forme de stase hypnotique dans certains des plus beaux plans. La durée finit ainsi par créer un vacillement perceptif, grâce auquel les formes très géométriques des plans (une ligne brisée dessinée par l’éclairage d’un tunnel, les blocs rectangulaires formés par un mur ou une tour, etc.) gagnent une qualité d’abstraction à force d’être observées ; un ciel strié par les branches nues des arbres finit ainsi par évoquer une toile de Pollock. À ce titre, le plan final d’une heure, rendu possible par l’enregistrement numérique, constitue sans doute l’une des expériences les plus éprouvantes et puissantes de l’œuvre de Benning. Tandis que le soleil se couche, une cheminée industrielle crache à intervalles réguliers un nuage de fumée qui la recouvre totalement, avant de se dissiper. Conjuguée à la lente diminution du jour, cette boucle temporelle infinie de la production industrielle se transforme en une spirale, qui nous avale progressivement dans l’obscurité de la salle de cinéma.
R.V.
Breathless (2024)
Le dernier film en date de Benning complète sa série de « remakes ». Après Faces, remontage du film de Cassavetes ne conservant que les gros plans sur les visages, passés au ralenti, et Easy Rider, filmé sur les lieux de tournage du film de Dennis Hopper en respectant le minutage des plans, voici donc Breathless, qui ne partage avec À bout de souffle que le titre et la durée (87 minutes). Il est composé d’un unique plan sur un virage d’une route de montagne en Californie du Nord. Des élagueurs y tronçonnent les branches d’un arbre dont les feuilles oranges tranchent avec la végétation alentour, avant de partir. Cette « histoire », comme l’a nommé Benning dans sa présentation du film au Cinéma du Réel, n’était pas prévue, le cinéaste voulant à l’origine simplement filmer l’évolution de la lumière pendant 87 minutes. Elle permet cependant de rendre compte de ce que produit l’acclimatation au temps benningien. Lorsqu’au bout d’une heure, un ouvrier s’approche depuis le fond du plan pour retirer le panneau « WORK AREA AHEAD » posé sur le côté de la route, il est difficile de ne pas retenir sa respiration, subjugué face à l’action. On peut trouver le poids donné à cette « scène » un peu ridicule, mais cette sensation témoigne précisément de la manière dont un film de Benning relativise notre rapport à la nature même de l’action. Son cinéma nourrit une attention au monde qu’il est difficile de lui accorder ailleurs, une façon d’ancrer son regard qui permet de se sentir vivant. Quand, plus loin, le son d’un avion de chasse (qui reste hors champ) transperce l’image, le spectateur se retrouve à nouveau, comme par accident, à bout de souffle.
M.G.