« Quel baratin, chef ! » Couché dans un sous-marin dernier cri, le nez collé au hublot, Brock Lovett fait son numéro. Le discours est ampoulé, le regard faussement absorbé et la petite caméra qui enregistre la mascarade tourne sur elle-même en un travelling racoleur. De l’autre côté de la vitre, l’objet du « baratin » se dévoile dans toute sa majesté spectrale, immense totem envahi d’algues, temple rongé par le sel et bientôt profané par l’œil inquisiteur d’un robot programmé pour en explorer chaque recoin. « Vous flairez quelque chose, chef… » Beau parleur mais fin limier, Brock ne tarde pas, en effet, à extraire du ventre de la bête un mystérieux coffre-fort, écrin tout désigné pour le précieux collier auquel il a déjà consacré trois ans de sa vie. La déception ne se fait pas attendre : aux pieds de l’équipage s’écoule paresseusement une flaque de boue où seuls surnagent un croquis sans valeur et quelques vieux billets détrempés.
C’est sur ce jeu de poupées russes vertigineux – un pendentif accroché au cou d’une jeune femme sur un dessin enfermé dans un coffre-fort au cœur d’une épave perdue au fond de l’océan – que s’ouvre Titanic, reconstitution fastueuse d’un naufrage survenu près d’un siècle plus tôt au large de Terre-Neuve. Un long préambule qui tranche avec l’emphase et le gigantisme attendus, jusqu’à désamorcer l’efficacité d’un climax dont une animation numérique nous dévoile par avance les principaux ressorts : devant le visage parcheminé de Rose, un paquebot de synthèse heurte l’iceberg, se dresse progressivement à la verticale, puis se déchire en son centre avant de disparaître au fond de l’Atlantique. On le devine toutefois au regard embué de la vieille dame : une distance considérable sépare l’exposé clinique des faits de son envers concret et palpable. D’où cet emboîtement de seuils liminaires qui relève autant du prologue hollywoodien que du discours de la méthode, opposant l’adoration des idoles (Lovett, obnubilé par l’inestimable bijou) à un rapport plus intime avec les puissances convoquées (« 84 ans ont passé et je sens encore l’odeur de la peinture fraîche », confie Rose en entamant son récit). J’y étais, donc je sais.
Grandeur et décadence
Un quart de siècle après sa sortie, l’entrée en matière de Titanic semble plus que jamais de circonstance. Le temps et le matraquage promotionnel ayant fait leur œuvre, le film s’offre au spectateur comme le célèbre paquebot face au regard désabusé de Brock Lovett : écrasé par sa réputation et lesté par une avalanche de chiffres – 200 millions de dollars de budget, plus de 2 milliards de dollars de recettes, 11 oscars, etc. – qui en conditionnent inévitablement la réception. Comme Lovett, il faut donc s’en remettre au témoignage de Rose (et à la mise en scène de James Cameron) pour revitaliser le mythe et orchestrer la lente résurrection d’un monde révolu. En un morphing saisissant, le bastingage retrouve ainsi tout son lustre et quatre cheminées crachent en chœur leur fumée de charbon. Filmées en caméra subjective, deux portes s’ouvrent sur un grand escalier en haut duquel une horloge égrène, imperturbable, les dernières heures avant le désastre. Revoir Titanic, c’est faire à nouveau cette étrange expérience de la ruine et de l’opulence mêlées, celle d’un passé ressuscité à grand frais pour mieux le regarder sombrer.
De ce point de vue, la place qu’occupe désormais Titanic dans l’inconscient collectif ne joue pas nécessairement contre le film, mais redouble au contraire le mélange de fascination et de familiarité que manifeste Cameron lui-même à l’égard du matériau historique. Comme lui, le spectateur progresse vers une issue qui ne manque pas d’impressionner par sa démesure spectaculaire, mais dont aucun détail ne fait plus mystère. Si Rose et Jack peuvent croire jusqu’au bout à la possibilité d’un happy end, la trajectoire que dessinent leurs deux corps sur le bateau reflète elle aussi une forme de résignation tragique. Depuis la poupe où Rose menace de se jeter à l’eau jusqu’à la proue où Jack lui apprend à « voler », les deux amants avancent à reculons vers le destin qui les attend, jusqu’au retour final sur le bastingage arrière, où Rose ne peut s’empêcher de souligner l’ironie de la situation (« c’est ici qu’on s’est rencontrés ») avant l’ultime submersion. Malgré le romantisme échevelé qu’il déploie par ailleurs, Titanic affiche ainsi un profond pessimisme, happé par un inéluctable dénouement dont la noirceur engloutit tout le reste.
À rebours
On a souvent résumé le film à l’assemblage de deux blocs narratifs distincts : la romance d’abord, le film catastrophe ensuite. Une ligne de partage en forme d’argument de vente qui semble aujourd’hui trop réductrice pour rendre pleinement justice à la singularité de l’œuvre. Davantage que d’un film en deux temps, c’est d’un film à double sens qu’il faudrait parler pour rendre compte de la binarité plus profonde qui caractérise Titanic, à savoir la coexistence d’une lecture « chronologique » du récit (une histoire d’amour naissante se heurte aux conséquences tragiques d’un drame collectif) et de son reflet inversé (l’imminence d’un drame collectif jette son ombre tragique sur une histoire d’amour naissante). Autrement dit, Cameron confère au naufrage une telle puissance évocatoire et une telle force d’attraction que l’événement semble à la fois préexister au récit et l’aspirer à toute vitesse vers sa conclusion. Cette lecture à rebours, nourrie par la prescience diffuse de la catastrophe à venir, n’a rien perdu de son épaisseur tragique et donne souvent à Titanic les allures d’un film de fantômes (voire d’un film-fantôme) peuplé de morts en sursis, dont la nature spectrale se révèle par petites touches : la toile translucide d’un déshabillé qui traverse au ralenti la salle des chaudières, l’empreinte d’une main sur la portière embuée d’une voiture vide, un visage devenu blême sous l’éclat des fusées de détresse, ou encore la vapeur d’eau qu’exhalent les passagers d’un canot de sauvetage dans la nuit glaciale.
À cet égard, le film apparaît parfois comme une version plus ramassée et démonstrative des grands récits consacrés au déclin de l’aristocratie (de La Recherche du temps perdu au Guépard), où des héros en fin de course se drapent une dernière fois dans leur dignité sans s’apercevoir que le sol s’est dérobé sous leurs pieds. Si le traitement des personnages s’inscrit avant tout dans une logique d’efficacité très hollywoodienne (tous les seconds couteaux ont droit à leur petite storyline ou à leur réplique culte), il débouche in fine sur une succession d’adieux qui creuse un autre sillon, nettement plus amer et désenchanté. Comme par un lent processus de pétrification, les protagonistes se figent un à un dans une dernière posture – le capitaine cloîtré dans la timonerie, l’architecte debout face à son horloge, les musiciens avec leurs instruments à la main, un vieux couple enlacé dans son lit, etc. – avant de disparaître définitivement sous la surface. Les premières scènes nous en avertissaient déjà : cet univers est d’emblée promis à une lente et irréversible fossilisation. D’où ce gros plan sur l’œil de Rose qui, en un bref fondu enchaîné, se couvre de rides comme une pierre fissurée, ou encore ce morphing dans lequel Cameron substitue l’épave au navire et renvoie au néant l’étreinte de deux amants qui ont cru, l’espace d’un instant, pouvoir s’envoler.
Les revenants
On pourrait s’épancher sur les faiblesses du film : la légèreté d’un discours social qui se réduit le plus souvent à une succession de vignettes pittoresques (l’embarquement en grande pompe vs l’inspection sanitaire, le dîner guindé vs le bal débridé, etc.), une dénonciation du sexisme qui passe essentiellement par des répliques si explicites et caricaturales qu’elles en deviennent inopérantes (« Vous me ferez honneur ainsi qu’on l’attend d’une épouse », « Les femmes et la mécanique… ») et, surtout, un sentimentalisme décomplexé qui donne lieu à une poignée de scènes d’une naïveté déconcertante. Mais là encore, Titanic se livre avant tout comme une œuvre composite, traversée par des vents contraires. À la superficialité de la « lutte des classes » vue par Cameron répond la violence avec laquelle le réalisateur s’emploie à saccager ce vaste symbole de prospérité que fut le paquebot : vaisselle qui se brise, portes qui volent en éclats sous la pression de l’eau et verrières éventrées où s’engouffrent les cadavres. De même, la candeur apparente du film reste indissociable de la dimension quasi horrifique qui se déploie par ailleurs en une longue suite de visions cauchemardesques – obscurité soudaine, bruits de ferraille, corps qui glissent et s’écrasent comme des insectes, immense gouffre d’écume avalant les passagers tel un monstre affamé, etc.
Avant le générique de fin, un dernier morphing nous ramène au pied du grand escalier, où Rose et Jack s’embrassent langoureusement sous les applaudissements d’une première et d’une troisième classes soudain réconciliées. La scène, fantasmée, est incontestablement l’une des plus kitsch du film. Elle illustre pourtant très bien l’ambivalence qui caractérise Titanic, entre romantisme flamboyant et insondable mélancolie. Car l’atmosphère ouatée dans laquelle baigne le plan présente à la fois l’éclat d’un happy end rêvé et l’évanescence nébuleuse d’une étreinte posthume noyée dans le formol. Autour de ce tableau faussement idyllique, l’assistance réjouie affiche le sourire figé et indifférencié d’une armée de revenants. Au-dessus du couple, la grande horloge bat inlassablement la mesure d’une tragédie toujours passée et toujours à venir.