En amont de la sortie de Napoléon vu par Abel Gance, Emmanuel Siety, professeur d’études cinématographiques à l’université Sorbonne Nouvelle, a publié chez Rouge Profond une copieuse étude consacrée à la figure du montage simultané, dans lequel le film de Gance occupe une place de choix. Retour avec lui sur ce travail de recherche de longue haleine.
En introduction de l’ouvrage, vous énumérez l’ensemble des formes que peut prendre le montage simultané de plusieurs prises de vues au sein d’un même cadre, en opérant une division de l’écran. Vous identifiez une utilisation devenue générique qui consisterait en une « tentative de dynamiser plastiquement l’écran pour masquer la routine et l’épuisement du sens ». Aujourd’hui, alors que les images prolifèrent plus que jamais, comment brasser un tel éclectisme sans s’y perdre ?
Dans la production audiovisuelle, et au cinéma en particulier, l’apparition des outils de montage numérique dans les années 1990 a permis la généralisation et la banalisation du montage simultané d’images, bien plus compliqué à effectuer lorsqu’on travaille avec de la pellicule, d’autant plus si le nombre des images juxtaposées est important. Par ailleurs, le phénomène de juxtaposition des images déborde largement du seul champ du cinéma et des œuvres audiovisuelles : sur téléphone portable et sur écran d’ordinateur, les images voisinent en permanence les unes avec les autres et se font concurrence. Durant la période de confinement, l’obligation professionnelle ou privée des réunions en visioconférence nous a familiarisés avec l’écran divisé où se côtoient les images miniaturisées de nos interlocuteurs, et la pratique a persisté après la pandémie. Ces usages montrent bien que le voisinage des images n’implique pas qu’elles soient en relation, ni qu’elles produisent de la relation. Il me semble que cette préoccupation politique traverse l’ouvrage et en constitue un des fils directeurs.
Vous qualifiez votre corpus d’« aussi vaste qu’hétéroclite ». De quelle manière s’est-il organisé ?
En recherchant des films comportant des séquences en split screen, je me suis rapidement trouvé confronté à des formes très variées et à des œuvres de toutes époques, des années 1900 à nos jours. Il y a des films entièrement réalisés en montage simultané, quand d’autres recourent à ce principe le temps d’une ou deux séquences, des films de fiction et des documentaires, des vidéoclips, des œuvres expérimentales… J’ai finalement opté pour une structure chronologique pour organiser cette somme, parce qu’elle me permettait de prendre en compte des contextes techniques, historiques, politiques, artistiques propres à différentes périodes, par exemple le cinéma des premiers temps ou la période des avant-gardes dans les années 1920. Mais plusieurs questions fondamentales traversent l’ouvrage et permettent d’établir des ponts entre des périodes distantes. Ce sont des questions que se sont posées les cinéastes, monteurs ou directeurs de la photographie attirés par le montage simultané : comment la linéarité du récit s’accommode-t-elle du montage simultané ? Est-il davantage adapté à une forme spectaculaire que narrative ? Constitue-t-il au contraire un instrument rhétorique idéal pour énoncer une idée en comparant, en opposant ou en exposant des situations données ? Que faire avec le son quand l’écran se divise, puisqu’on ne peut pas découper l’espace sonore ?
Les bornes de ce corpus sont parfois fines : vous ne prenez pas en compte les installations muséales, mais vous analysez longuement celles d’expositions universelles.
Deux expositions occupent une place importante dans l’ouvrage : la foire internationale de New York en 1964 – 1965 et l’exposition universelle de 1967 à Montréal. Les images cinématographiques y occupent une place remarquable et remarquée, avec toutes sortes d’expériences multi-écrans associant bien plus de deux ou trois images, au point que l’American Cinematographer, la célèbre revue des directeurs de la photographie américains, a consacré un numéro spécial à la seconde. Dans la foulée, des cinéastes comme Richard Fleischer et Norman Jewison se sont demandé comment jouer de la multiplication des images dans leur propre contexte de création, celui d’Hollywood et du cinéma de fiction. Enfin, au moment même où se tenait la foire internationale de New York, les cinéastes expérimentaux et les artistes d’avant-garde américains organisaient un symposium consacré aux « arts élargis » : de leur côté aussi, le dépassement du dispositif cinématographique mono-écran traditionnel était à l’ordre du jour. C’était donc un moment charnière passionnant, marqué également par l’émergence de l’art vidéo.
Les œuvres analysées ici sont en effet intrinsèquement liées aux modalités techniques de leur création et de leur diffusion. Vous remarquez par exemple que « la confusion entre écrans multiples et images multiples, projection multiple et montage simultané, est bien sûr accentuée par le jeu des transferts d’un médium à l’autre » et prenez l’exemple canonique de Napoléon (Abel Gance, 1927), prévu pour être projeté sur trois écrans disposés les uns à côté des autres, qui devient « une œuvre mono-écran en montage simultané » sur l’édition DVD. Comment faire l’expérience à l’écrit des singularités des différents supports ? Comment parler d’installations dont il n’existe parfois pas d’images ?
Outre les films, plusieurs types de documents ont pu nourrir ma recherche. Dans les archives de la Cinémathèque française, j’ai retrouvé un scénario de 1910 dans lequel figure un schéma représentant une division de l’écran en trois parties, associant un homme et une femme qui ne se sont pas vus depuis quarante ans, chacun dans un cadre séparé, tandis qu’apparaît dans la troisième section le souvenir toujours vivace de l’unique baiser qu’ils ont échangé dans leur jeunesse. Le scénario appelle cette structure « projections simultanées ». J’ai aussi découvert un manuel d’écriture cinématographique américain, daté de 1922, qui fait déjà état d’une modalité d’assemblage désignée sous le nom de « split-screen ». C’était l’un des enjeux du livre que de trouver et de partager avec le lecteur des documents permettant de comprendre comment ces structures de montage étaient nommées, à quel usage on les destinait, et les prouesses techniques que leur mise en œuvre impliquait.
« Un nouvel alphabet pour le cinéma »
Dans un entretien de 1965, Abel Gance revendique se servir des images latérales dans Napoléon pour « augmenter l’intérêt visuel » et compare cet « ordonnancement visuel » avec « la symétrie en architecture ». Son recours à l’architecture est toutefois métaphorique, comme lorsqu’il écrit « la structure architecturale des inversions correspond également à l’ordonnancement des colonnes dans un temple grec ». Vous répondez un peu plus loin à cette citation, confirmant qu’il est « légitime d’affirmer qu’à travers le triptyque, Gance entreprend d’édifier un monument cinématographique – un temple – à la gloire de Napoléon ». D’une certaine manière, Gance semble avoir digéré cette théorie architecturale pour en tirer une pure idée de cinéma.
Comme d’autres cinéastes et critiques, fervents défenseurs de l’expression cinématographique dans les années 1920, Gance essaie de penser le cinéma parmi les arts et en relation avec les autres arts. À propos de son Napoléon et des séquences en montage simultané, Gance parle aussi de « triptyque » en référence à la peinture, et de « symphonie » visuelle. Mais dans la grande séquence finale du film, celle de la campagne d’Italie, c’est bien la référence architecturale qui s’impose. Les éléments latéraux quasiment identiques et la centralité de la figure hiératique de Bonaparte produisent une impression paradoxale de stabilité, de monumentalité construite à partir d’éléments en mouvement. À d’autres moments, au contraire, notamment lors de la bataille d’oreillers qui oppose Bonaparte à ses camarades de l’école de Brienne, quand l’écran se divise en neuf sections, le montage simultané est au service d’une explosion d’énergie.
Le champ lexical de la musique, « topos de la littérature d’avant-garde sur le cinéma », est en effet également convoqué par Gance, qui considère que « le cinéma doit devenir un orchestre visuel » et que, grâce au montage simultané, « l’harmonie visuelle est devenue symphonique ». Dans quelle mesure le recours au vocabulaire de la musique a‑t-il été nécessaire pour penser les premiers temps du montage simultané ?
La musique constitue un modèle de référence pour les cinéastes d’avant-garde dans les années 1920, comme elle a pu l’être pour les peintres abstraits tels que Kandinsky dans les années 1910. Elle permet de penser et de promouvoir des formes filmiques qui ne sont pas asservies au récit. Puisque la musique ne raconte pas, pourquoi le cinéma ne pourrait-il pas se dispenser lui aussi de la narration et trouver une pleine justification dans ce qu’il est concrètement : mouvement, vitesse, rythme, variation lumineuse. À ce titre, le montage simultané peut contribuer, avec d’autres procédés comme la surimpression et le montage rapide, à manifester la puissance visuelle du cinéma. Napoléon reste un film narratif, contrairement aux films de Man Ray, Fernand Léger ou Germaine Dulac de la même période, mais certains passages sont de véritables moments d’affirmation du cinéma comme art du mouvement et du rythme.
Dans le chapitre « Croître et multiplier », vous revenez sur la généralisation du CinemaScope dans les années 1960 et 1970 et les rapports contrariés qu’entretient le format avec la pratique du montage simultané. L’un des usages les plus fructueux est peut-être la révolution qu’il a permise dans la composition des images par la multiplication des foyers d’attention.
Le procédé CinemaScope est inauguré en 1953 par la MGM pour lutter contre la concurrence de la télévision. C’est un procédé panoramique, donc il n’a a priori rien à voir avec le montage simultané. Mais en réalité, son invention prolonge l’expérience du Napoléon de Gance. Le triple écran était en effet utilisé par Gance aussi bien pour confronter des images autonomes que pour obtenir des images panoramiques. Il fallait pour ça juxtaposer des prises de vues réalisées avec trois caméras convenablement orientées, pour que leurs champs respectifs se complètent. Comme l’a souligné Christophe Pinel, le CinemaScope porte en lui une menace – ou une promesse – de division à l’intérieur même de l’image par la multiplication de foyers d’attention. C’est à cause de ce polycentrisme que George Sadoul le compare à un cirque à trois pistes [NDLR : un cirque qui présente trois spectacles simultanés joués les uns à côté des autres]. Ce qui est intéressant, c’est qu’aux États-Unis, Stan Vanderbeek et Charles Eames utilisent la même référence du cirque à trois pistes pour rendre compte de leur pratique du montage simultané. Mais le format Scope ne plaisait pas à tous les cinéastes et, à ce titre, le cas de Richard Fleischer est intéressant. Selon Fred Harpman, le « visual designer » de L’Étrangleur de Boston, l’utilisation du montage simultané dans le film était aussi un moyen, pour Fleischer, de découper à l’intérieur de l’écran panoramique une multitude de cadres plus petits dont il pouvait choisir librement le format, plus ou moins large, et pourquoi pas vertical, en fonction de ce qu’il avait à filmer.
Les deux expositions universelles mentionnées plus haut constituent un autre dispositif spectaculaire. Vous citez notamment un article de la revue Film Quarterly selon lequel « L’Expo était véritablement une foire du film […]. Les films étaient projetés sur deux, trois, cinq, six écrans, sur neuf écrans en cercle, 112 écrans-cubes mobiles, en format 70mm décomposés sur des écrans aux innombrables formes ». Ces installations interrogent la place du spectateur. Vous rappelez « la prépondérance des formes hémisphériques ou ovoïdes » qui témoignent « d’un projet affirmé d’enveloppement et d’immersion du spectateur ». Actent-elles une bascule dans la relation des spectateurs aux images ?
Les installations multi-écrans de l’exposition universelle de Montréal ou de la foire internationale de New York expérimentent plusieurs formes d’agencement d’images. Plusieurs d’entre elles frappent par leur caractère immersif. C’est le cas de l’installation Think, conçue par Charles et Ray Eames pour le pavillon IBM à New York. Les spectateurs étaient introduits à l’intérieur d’un bâtiment ovoïde surélevé, sur la paroi duquel étaient disposés plus d’une vingtaine d’écrans. Je pense aussi au Movie Drome fabriqué, de façon artisanale en 1966 et dans un tout autre contexte, par l’artiste Stan Vanderbeek. Il s’agit d’un dôme hémisphérique conçu pour héberger des projections multiples d’images. Cette fois, les spectateurs ne sont pas assis mais étendus au sol, les yeux tournés vers le sommet. Une autre installation encore, à Montréal, propose des images projetées sur onze écrans distribués à 360 degrés. Ce qui couve, dans ces installations, ce n’est plus le polycentrisme, mais un principe d’immersion dans l’image qui se concrétisera dans les années 1970 avec le brevet IMAX, justement déposé par des participants de l’Expo ’67 de Montréal. D’autre part, quand Vanderbeek évoque la possibilité de relier plusieurs Movie Drome qui recevraient leurs images par satellite depuis une sorte d’archive mondiale, on voit émerger un modèle de polycentrisme qui ne repose plus sur le rapprochement spatial, mais sur la connexion à distance. En somme, il est tentant de voir dans toutes ces installations l’association temporaire de deux potentialités distinctes, appelées à se séparer et à s’autonomiser, aujourd’hui parfaitement lisibles et très actuelles : le modèle immersif d’un côté, et le modèle en réseau de l’autre.
Le devenir de la pensée
Le documentaire Woodstock (Michael Wadleigh, 1970) diversifie considérablement les formes possibles du montage simultané. Le documentaire consisterait-il en un écrin privilégié pour le montage simultané ?
Le montage simultané interroge et met en crise la possibilité de raconter une histoire : c’est déjà ce qu’avait identifié Hollywood à la fin des années 1960. C’est aussi pourquoi il intervient en général ponctuellement dans une fiction de long-métrage, et plus couramment à l’intérieur de formes brèves non narratives : la publicité, le vidéoclip, les bandes-annonces. Dans le cas de Woodstock, il s’agissait de filmer un concert de rock, durant trois jours, avec toute une équipe de caméramen. On y retrouve le principe polyphonique, parce que Wadleigh s’attelle d’une part à restituer les performances scéniques, en filmant parfois les artistes avec six caméras, mais pas seulement. C’est l’événement complet qui l’intéresse, en incluant tout ce qui se passe en dehors du spectacle : la préparation de la scène, le campement des spectateurs qui affluent sur ce champ en pleine campagne, les habitants du voisinage. Cette tentative d’élaborer une polyphonie de points de vue répond à un projet documentaire, mais à travers l’emploi du montage simultané, le film tisse également des liens plastiques et rythmiques entre les différentes prises de vues. Par exemple, il associe les lumières éclairant la scène en construction, en pleine nuit, et les phares de voitures des spectateurs qui arrivent sur le campement. À ce titre, Woodstock articule une forme documentaire et une forme spectaculaire, en les alternant et en les conjuguant. Il utilise le montage simultané, mais dans le sens d’un décloisonnement à la fois visuel et politique : les rock stars et leurs jeunes spectateurs hippies communient dans une même performance visuelle et un élan pacifiste collectif, en pleine guerre du Vietnam.
Woodstock (Michael Wadleigh, 1970)
Vous comparez l’usage de la couleur et de la lumière dans Woodstock avec la scène de bal de Carrie au bal du diable (Brian De Palma, 1976), ce qui montre l’influence qu’a pu avoir Woodstock sur certains cinéastes.
Cette filiation est revendiquée par De Palma, qui mentionne Woodstock comme une source précieuse de réflexion pour son usage bien connu du split screen. C’est de cet usage du montage simultané, qu’il désigne comme une rock form, dont il se réclame, alors qu’il affiche un certain mépris pour les expériences menées à Hollywood dans les années 1960 après l’Expo ’67 de Montréal. D’ailleurs, dans son usage du montage simultané, De Palma ne verse jamais dans la prolifération d’images ; c’est la forme sobre du split screen sur deux moitiés d’écran qui l’intéresse manifestement, et qu’il entreprend d’explorer de film en film. Dionysus in ’69, le premier dans lequel il utilise cette division de l’écran, et ce pendant la quasi-totalité du film, a ceci de commun avec Woodstock qu’il s’agit d’une captation à deux caméras d’une performance scénique. Le lieu de la performance a été choisi par le metteur en scène Richard Schechner, de façon à permettre un mélange des comédiens et des spectateurs, qui sont d’ailleurs impliqués dans le spectacle : c’est une expérience de décloisonnement. On pourrait trouver paradoxal que De Palma institue une division à l’écran dans ces conditions, mais elle permet aussi de manifester la porosité des frontières, la circulation entre les moitiés d’image, le débordement des limites. Dans Carrie, la scène finale du bal est aussi un formidable moment de rupture et de décloisonnement, où le spectacle bascule de l’estrade sur laquelle Carrie est exposée à tous les regards, à la salle où ses pouvoirs télékinésiques vont orchestrer le massacre des « spectateurs » sous la forme d’un spectacle pyrotechnique en split screen.
Dans le dernier chapitre, « Au cœur des images », vous vous intéressez à la matière de ces dernières, en confrontant des films comme ceux de Cécile Fontaine, qui réalise ses split screens « avec des ciseaux et du ruban adhésif » ou sépare les couches de couleur de la pellicule, et des films numériques comme Hulk (Ang Lee, 2003). Deux exemples aussi opposés racontent-ils la même chose de cette figure de l’écran fractionné ?
Ce dernier chapitre n’était pas le plus simple à penser. S’il est possible d’identifier l’émergence de certaines formes, plus on avance dans le temps, plus il devient complexe de cerner leurs coexistences, leurs interactions, leurs transformations… Ces deux exemples témoignent effectivement de démarches très différentes — si ce n’est opposées. Cécile Fontaine développe une approche matérialiste des images sur pellicule, en travaillant « à mains nues », avec des outils très rudimentaires, proches du bricolage. C’est un travail au corps à corps : celui, matériel, des images, et celui du créateur qui manipule des colles, du ruban adhésif, découpe la pellicule, etc. L’exemple de Hulk soulève quant à lui une réflexion sur le devenir numérique des images. Le film associe la mutation génétique des corps avec celle de l’image, en montrant qu’elle est manipulable et transformable au niveau de ses « atomes », en rendant impossible l’identification des coutures du montage. Hulk pose au fond la question d’un cinéma post-bazinien dans lequel les notions de prise de vue, de saisie du réel, de l’ « ici et maintenant » de la prise de vue, sont mises en crise.
La position du spectateur de cinéma est, elle aussi, mise en crise avec l’exemple d’Unfriended (Levan Gabriadze, 2015), un slasher qui se déroule intégralement en visioconférence, dont vous écrivez qu’il s’agit peut-être du « premier film véritablement conçu pour être vu sur ordinateur — un film qui n’a de sens qu’à être vu ainsi, plutôt qu’au cinéma, pour éprouver à plein régime l’effet trompe‑l’oeil de la substitution de votre propre écran d’ordinateur à celui d’un protagoniste du film ». Un tel film acte-t-il un changement de paradigme dans la manière de voir – de consommer ? – les films au XXIᵉ siècle ?
Unfriended se déroule intégralement sur un ordinateur, dont les fenêtres viennent se superposer aux nôtres si on regarde le film chez soi plutôt qu’en salle. Cette substitution est troublante : on se dit que la logique du film, celle du meurtre en série, voudrait qu’il ne s’arrête jamais : il ne resterait qu’un écran éternellement allumé sans aucune présence humaine. Aujourd’hui, l’intelligence artificielle pointe le caractère subsidiaire de l’être humain dans la production des images. C’est le nouveau chapitre que devrait écrire André Leroi-Gourhan dans son étude Le Geste et la Parole, dans laquelle il constate l’amoindrissement progressif de la place de la main dans l’activité humaine. En un sens, on assiste aujourd’hui au passage à une étape supérieure : celle qui rendrait tout à fait secondaire le cerveau, l’imaginaire et l’inventivité opératoire de l’être humain. Harun Farocki, en étudiant les images de vidéosurveillance, a aussi montré que nous sommes entrés dans une ère où la production des images n’a plus besoin de personne, ni pour les faire, ni pour les regarder. Le regard humain, derrière la caméra et devant l’écran, devient facultatif.
Un abîme s’ouvre : comment penser ces images ?
Pour conclure l’ouvrage, je tenais à aborder le travail du cinéaste et ouvrier agricole Pierre Creton, qui semble aux antipodes de ces problématiques plutôt inquiétantes. Lui travaille au contraire sur la persistance d’un esprit de communauté, et il me semble qu’il se saisit du montage simultané dans son film Va, Toto ! (2017) pour rendre sensibles les cohabitations du vivant – humains, animaux, végétaux. C’était pour moi, jusqu’au bout, l’enjeu de ce livre : ne pas tracer une trajectoire trop évidente qui se conclurait par le triomphe du numérique décrit par Lev Manovich comme un metamedium, qui aurait digéré, absorbé tous les médiums et toutes les possibilités d’assemblage, de manipulations, d’images, de textes, d’infographie… Il m’importait aussi de montrer comment la contre-culture, dans les années 1960, s’est emparée du montage simultané de façon subversive pour produire des formes de désordre, de décloisonnement et de contestation politique. Je m’intéresse aussi au travail de Natalie Bookchin, qui recourt à la juxtaposition d’images pour rendre compte de l’expérience de la pauvreté aux États-Unis, à partir des témoignages qu’elle a recueillis et qu’elle agence comme une polyphonie. Son film donne la parole à ceux qui n’y ont d’ordinaire pas droit, et s’efforce de lui donner une dimension chorale et collective. Plutôt que de me borner à un discours de déploration sur la prolifération des images et la perte de sens, je tenais au fond à mettre en lumière la persistance d’œuvres qui ambitionnent de penser le commun.