Avant la fin de l’été commence comme un buddy movie potache avant de prendre un virage plus sombre. Aviez-vous l’intention, dès l’écriture du projet, de faire emprunter à vos trois personnages principaux (Arash, Hossein et Ashkan) une telle trajectoire ?
Je n’avais pas l’intention de faire un buddy movie. Bien sûr, c’est avant tout un film sur un trio d’amis garçons et les questions très banales qui les préoccupent : l’amour, la vie, la mort, etc. Mais ce que j’avais envie de filmer de plus près, c’était cette mélancolie propre à certains Iraniens, que j’ai trouvée en chacun de mes trois acteurs amateurs. Ce sont des déracinés, ils n’arrêtent pas de penser à ce déracinement, à leur pays. Ils ont en eux un fond de tristesse qui ne leur rend pas toujours la vie très facile.
De fait, on a vraiment l’impression que les tourments de vos personnages sont presque confondus avec ceux des acteurs qui les interprètent, comme s’il n’y avait qu’une mince membrane d’artifice entre la réalité et son double fictionnel. Le naturalisme très doux qui se dégage du film suscite la question suivante : quelle marge de liberté avez-vous accordée à vos acteurs dans leur jeu voire dans leur laisser-aller ?
Il faut bien avoir à l’esprit qu’Arash, Hossein et Ashkan ne sont pas des acteurs à la base — ce qui explique qu’ils semblent, à l’écran, si proches d’eux-mêmes, des individus qu’ils sont dans la vie quotidienne. Par ailleurs, je n’avais que des idées très générales concernant le scénario : je savais par exemple qu’il y aurait une scène de rencontre entre les trois amis et deux jeunes filles, mais ce n’était pour moi qu’un fantasme relativement abstrait. L’examen des rushes a été en quelque sorte révélateur : ils étaient souvent très différents de ce que j’avais rêvé, de ce que j’avais envisagé. Cette impression de naturalisme vient, selon moi, de la convivialité qui s’est très vite installée entre mes acteurs et moi-même : pour eux, j’étais moins « la réalisatrice » que « Maryam-caméra » ; j’étais la « copine-caméra ». Avec moi, chacun d’eux s’est autorisé à développer un jeu d’acteur très libre, très ludique. A ce propos, la puérilité très « masculine », qui semble à certains moments guider leurs échanges, recouvrait de leur part une volonté affichée de jouer avec les clichés de la virilité. Leur liberté de jeu a ici rencontré mes intentions de cinéaste : eux trois et moi-même voulions montrer une amitié masculine très loin des clichés. Je voulais filmer la « réalité » des garçons — de ces garçons — et pas ce à quoi nous avons pris l’habitude de les ramener. Mais ce naturalisme a aussi été en grande partie façonné lors du montage : ma monteuse Gwénola Héaulme a effectué un tri parmi les rushes, et m’a convaincue de faire primer les gestes du quotidien, les interactions simples, sur les discussions entre les personnages — comme dans la scène de baignade : soudain, ils oublient la gravité de leurs préoccupations habituelles. Nous n’avons alors qu’une seule envie : accompagner ces trois garçons dans leur bain.
Ce qui est très beau dans le film, c’est que la douceur de ce naturalisme est toujours teintée d’une certaine cruauté : sans pour autant porter un regard cynique sur vos personnages, vous laissez affleurer leur amertume — laquelle s’exprime parfois par un humour assez noir (dans la scène où Arash raconte son exemption du service militaire, par exemple).
Cette amertume est relative à ce que les trois amis que j’ai rencontrés ressassent au quotidien, ce dont ils parlent de façon récurrente. Au départ, ils étaient venus pour faire leurs études en France, sans avoir du tout l’intention de migrer. Ils ont d’ailleurs chacun eu le projet de repartir en Iran. Mais la vie a fait qu’ils se sont plus ou moins adaptés à la France : à la limite, ils seraient maintenant presque des étrangers dans leur propre pays ! Je voulais faire de mon film un voyage non seulement à travers la France profonde, mais aussi dans l’intériorité de ces trois personnages, et c’est la raison pour laquelle il était important de rendre palpable cette amertume : elle fait partie intégrante de leur personnalité. Pour filmer la scène où Arash raconte qu’il a dû prendre énormément de poids afin d’être exempté du service militaire, je n’ai pas forcé mon acteur à jouer cette bonhomie très surprenante ; cette joie, presque, avec laquelle il relate cet épisode de sa vie en Iran. Il me l’avait raconté une fois, exactement de la même façon, et je n’ai eu qu’à laisser ses deux acolytes le lancer sur le sujet pour pouvoir saisir cet instant très insolite : Arash nous expose une histoire apparemment terrible avec un humour dévastateur, très iranien. Cette scène me permettait aussi de donner une relative profondeur psychologique au personnage, de le rendre plus compréhensible aux spectateurs — sans pour autant trahir sa part de mystère : on saisit un peu mieux pourquoi ce type, si gros, ne semble éprouver aucune souffrance morale du fait de son surpoids.
Grâce à cette caractérisation subtile des personnages, vous parvenez à faire sentir la terrible ambivalence du déracinement : c’est à la fois une promesse de liberté et la menace d’un éternel exil. Mais la façon dont vous filmez les lieux participe aussi beaucoup de cette ambiguïté que vous nous donnez à voir. À ce propos, il y a une idée visuelle à la fois très simple et très bien amenée que j’aimerais beaucoup vous entendre commenter : au cours du voyage, des images de bords de route iraniens, filmées avec une caméra de moindre qualité, entrent en collision avec les prises de vue des routes françaises. Vous créez alors une vraie confusion : on ne sait plus tellement si l’on est en France ou en Iran ; on a vraiment l’impression d’être dans un no man’s land…
Cette interpénétration entre les paysages de France et d’Iran était quelque chose que je voulais suggérer dans le film. Le lac du Salagou, avec son sable rouge, me rappelait par exemple les collines d’Iran. En ce qui concerne les images d’Iran que vous évoquez, elles ont un aspect granuleux qui rappelle un peu le Super 8 — bien que filmées avec un téléphone portable. Je voulais montrer un peu l’Iran tout en conservant une forme d’universalité : à mon sens, n’importe qui peut se retrouver dans ces images du désert qui évoquent simplement un pays lointain, rêvé. Concrètement, j’ai filmé ces plans très en amont du tournage. Je les ai ensuite écartés longtemps du film, avant de les intégrer dans le montage au dernier moment, tant leur nécessité s’est imposée à moi : je voulais le faire palper, le donner à voir, cet Iran qui hante autant mes personnages. Dans une autre mesure, mon film montre aussi un no man’s land français : cette France rurale désertée par les jeunes, laissée à l’abandon. Plus globalement, mon film dans son ensemble est un peu un no man’s land : un film entre inconséquence et gravité, documentaire et fiction. Si le film a très vite pris cet aspect, c’est, je pense, parce que j’ai voulu le rendre le plus proche possible de notre expérience de la vie : dans l’existence, nous sommes constamment ballottés entre les costumes que nous devons revêtir dans certaines situations et ce que, profondément, nous aspirons à être — ce qui, bien sûr, est exacerbé par la condition de déracinés de mes trois acteurs.
Le film dévie régulièrement de sa trajectoire pour aller vers des développements surprenants, déceptifs parfois. Un peu à la manière du dernier Guiraudie, Rester vertical, votre film ressemble à un vrai-faux road movie : sans tracé parfaitement lisible, sans véritable destination ni point d’arrivée.
Effectivement, je ne voulais pas tendre un fil rouge entre le début et la fin de mon film. Ma seule motivation était de montrer trois étudiants qui finissent de partager un vrai moment d’amitié, pendant les deux semaines de leur périple. À la rigueur, le seul fil rouge de mon récit est celui de la rencontre amoureuse : si Arash trouve une copine, peut-être qu’il restera finalement en France — c’est du moins ce qu’espèrent ses amis. Mais au fond ce n’est qu’un prétexte : ce qui comptait pour moi, ici, c’était le voyage en soi, et pas le désir de rester dans un schéma de road movie classique. Surtout, je souhaitais que le spectateur puisse se projeter dans cette histoire, se confronte aux paradoxes des personnages, à leurs obsessions aussi : l’Iran, à la fois honni et fantasmé, et surtout le rapport au père. Mes trois personnages ont un rapport très particulier à la figure paternelle. Et puis, tout simplement, je voulais filmer la France rurale de la fin de l’été, un peu abandonnée, et que je trouvais très cinégénique.
À l’image du film, le personnage d’Arash semble cacher son jeu : au début du film, il a un côté mal dégrossi ; il est celui des trois amis qui semble le moins animé par un désir d’affirmer sa personnalité. Et puis, à mesure que le film se déroule, il révèle une lucidité et même une empathie profondes vis-à-vis des autres protagonistes ; une grande générosité. Comme s’il avait revêtu un masque d’indifférence pour ne pas laisser transparaître ses émotions.
Arash est quelqu’un qui pense, qui réfléchit énormément. Il s’exprime très bien, avec éloquence. On le voit par exemple dans la scène où il raconte l’anecdote de la lune : ce sont des paroles à la fois très sensibles et d’une grande maturité. Et de son poids, qui pourrait le rendre vulnérable, il sait faire une force : par exemple dans la scène où il porte Charlotte sur ses épaules pour la faire traverser vers l’autre rive. En tant qu’acteur, il sait vraiment tirer parti de son corps et n’a, de fait, pas besoin de s’épancher pour exister devant la caméra. Sur les 70 heures de rushes accumulées, il parlait beaucoup, mais j’ai jugé qu’il n’avait pas besoin de cette profusion de mots pour être intéressant. En fait, il pourrait être un personnage de film muet : il arrive vraiment à communiquer des émotions, des humeurs très différentes tout en restant mutique -, ce qui, je dirais, n’est pas le cas des deux autres acteurs. J’ai pris beaucoup de plaisir à le filmer : il n’est pas du tout complexé par son corps, dont j’ai trouvé la corpulence très inspirante — dans l’histoire de la peinture, la corpulence a beaucoup inspiré ! Il suffisait qu’il entre dans le cadre de la caméra pour que j’aie un plan. J’ai très envie de tourner à nouveau avec Arash, Hossein et Ashkan, peut-être en Iran — où ils sont très différents de ceux qu’ils sont en France. Il y aurait donc matière à réaliser un second film intéressant. Avec Avant la fin de l’été, on a commencé un tel travail, tous les quatre, qu’il serait dommage de le laisser en friche !