Tourné avec des acteurs amateurs tous sourds et muets dans une école ukrainienne, The Tribe a quitté la 53ème édition de la Semaine de la critique à Cannes auréolé de trois prix : le Grand Prix Nespresso, le prix Révélation France 4 et de l’Aide à la diffusion de la Fondation Gan pour le cinéma. À l’occasion de leur passage à Paris, nous sommes revenus avec le réalisateur et sa jeune actrice non professionnelle sur les conditions de ce tournage difficile et sur les partis pris esthétiques du film.
Le personnage principal de The Tribe est le lieu, le pensionnat : à quel moment de l’écriture ce lieu précis est-il intervenu ?
MS : Je vous remercie beaucoup pour votre question, parce que tout le monde commence toujours par me demander pourquoi j’ai choisi de tourner un film avec des sourds et muets. L’école où le film a été tourné est le lycée où j’ai fait mes études. Lorsque j’ai écrit le scénario en 2011, j’ai ressenti le besoin d’imaginer une topographie précise et ce lieu de mon passé m’est venu à l’esprit, alors que je n’y étais pas allé depuis vingt ans. J’y suis retourné pour trouver de l’inspiration sans savoir que ce serait réellement le lieu du tournage. Bien sûr, cela a de l’importance que le film soit tourné à l’endroit précis où j’ai moi-même par le passé été victime et auteur d’actes de violence.
Est-ce que le principe de mise en scène de cet espace uniquement en longs plans larges était présent dès l’écriture ?
MS : J’aimerais bien vous dire que tout cela était déjà pensé au stade de l’écriture, mais ce n’est pas le cas. En amont du tournage, j’avais déjà envisagé de travailler avec des plans fixes. Ensuite, la phase de casting et de répétitions avec les acteurs sourds muets amateurs pressentis a été particulièrement longue. C’est pendant ce processus d’essais que le principe des plans longs s’est imposé. Ce n’est pas quelque chose que j’avais théorisé auparavant. C’est apparu intuitivement lors des répétitions. Je crois beaucoup à l’intuition et je suis même convaincu que si je suis capable d’expliquer rationnellement pourquoi je tourne un plan de telle façon, il vaut mieux éviter de le réaliser, car cela veut dire que je me suis éloigné de mon rapport intuitif à la mise en scène, de sa dimension magique.
Yana, vous dont c’est le premier rôle, comment avez-vous appréhendé le processus du casting et des répétitions ?
Myroslav m’a repérée à Kiev où j’étais venue passer une audition pour entrer dans une école d’art dramatique et il m’a fait auditionner pour The Tribe. Une fois que le groupe des huit personnages principaux était constitué, après un casting très long, nous avons beaucoup répété sur les lieux du tournage. Myroslav nous faisait jouer les dialogues et les déplacements et insistait particulièrement sur les expressions du visage. Il attendait pour tourner que nous soyons arrivés à l’expression précise qu’il attendait de nous.
Cette systématisation du plan large peut faire penser à l’esthétique du plan tableau, comme dans le cinéma primitif.
MS : La première raison pour laquelle j’ai tourné en plans larges est que j’ai cherché la bonne distance pour percevoir l’ensemble des mouvements avec lesquels s’expriment les sourds-muets. Pour vous donner un exemple, ces jours-ci, Yana et moi avons tourné une séquence pour les bonus du DVD. Il a été indispensable de modifier le cadre initialement prévu pour trouver la distance qui permettait de percevoir toute l’amplitude des mouvements de Yana.
Certes, j’ai beaucoup pensé au cinéma muet et en particulier aux films de Chaplin et de Mack Sennett dans lesquels le mouvement est perpétuel. Néanmoins, je refuse catégoriquement l’idée que mon film soit un simple hommage à cette époque du cinéma ou un pur exercice de style et d’imitation. J’ai voulu faire un film muet, mais absolument contemporain.
Comme les dialogues joués en langue des signes ne sont pas traduits, l’attention du spectateur se porte naturellement sur les bruits qui sont admirablement mis en valeur.
MS : Je ne suis moi-même pas du tout musicien, je n’ai aucune oreille, mais j’ai eu l’immense chance de travailler avec le meilleur ingénieur du son d’Ukraine Sergiy Stepanskiy. Lorsque je lui ai proposé de travailler sur The Tribe, j’ai suggéré que ce soit lui qui me paye, car je lui offrais une telle opportunité de donner à entendre la richesse et l’inventivité de son travail. Je plaisantais, bien sûr, mais c’est absolument inédit qu’un ingénieur du son soit à ce point au cœur d’un projet de film.
La première idée de Sergiy a été de conserver le son synchrone en le plaçant au premier plan sonore, comme s’il remplaçait les dialogues. L’effet produit me déplaisait beaucoup, cela brouillait le film. On peut même dire que ce premier essai était assez dégueulasse. Comme je n’étais pas particulièrement attaché au son synchrone, nous avons retravaillé l’intégralité de la bande son en post production.
Notre principal souci a été d’équilibrer les volumes des différentes sources sonores. Il était très important pour moi que le montage son final corresponde aux sensations que j’avais imaginées et je suis satisfait, car c’est le cas.
Le film se passe essentiellement dans le pensionnat, mais lorsqu’il s’en extrait, il ne laisse pas pour autant entendre de dialogues. Est-ce une façon de symboliser le fait que le peuple ukrainien est actuellement condamné au mutisme ?
Oui, bien sûr, cela était déjà présent au stade de l’écriture. Néanmoins, je crois que le métier des cinéastes c’est avant tout de raconter des histoires, pas de filmer des métaphores. Si la métaphore guidait le récit, cela ne pourrait que tuer le film. Ce sont aux critiques d’expliquer les idées sous-jacentes qui parcourent les œuvres.
Si j’ai choisi cet internat comme décor principal de mon histoire, c’est effectivement pour empêcher tout contact avec le monde extérieur, pour fermer l’espace. Nous avons imaginé toute une série de trucs pour qu’on n’entende aucun mot dans les séquences qui se passent à l’extérieur de ce lieu clos. Nous avons placé la caméra suffisamment à distance de la file d’attente de l’ambassade d’Italie pour que les conversations qui y ont cours ne soient pas audibles. Ou bien dans la séquence d’interrogatoire, la caméra est placée à l’extérieur du commissariat et justifie que l’on n’entend pas les employées de la police. Il s’agit évidemment d’une volonté qu’aucun mot ne soit audible dans l’ensemble du film.
La parole n’est pas audible, et les gestes sont pour la plupart d’une rare violence. Yana, comment avez-vous abordé les scènes violentes ou sexuelles ?
YN : Tout était très difficile dans ce rôle. Et en particulier tourner dans le froid et la neige en petite tenue. En fait, je n’ai pris connaissance de ces scènes sexuelles qu’assez tardivement. Myroslav m’avait simplement raconté qu’il s’agissait d’une prostituée qui vivait une histoire d’amour dans une école relativement violente. J’appréhendais énormément ces scènes explicites. Avec Serguey, mon partenaire, nous nous sommes entrainés sans être nus pour les différentes positions. C’était difficile de se regarder et de se toucher sans se connaître. J’étais tellement gênée que j’ai demandé à ce que l’équipe complète ne soit pas présente pendant ces scènes là. Puis je suis parvenue à lâcher mes émotions personnelles pour jouer le rôle.
J’étais également inquiète pour la scène de l’avortement. J’ai fait appel à un gynécologue qui m’a expliqué comment cela se passait et qui a indiqué précisément à l’actrice qui joue l’avorteuse comment manipuler les instruments.
Mais la scène la plus éprouvante reste celle du viol. Je commençais à être très fatiguée par le tournage, par ces scènes difficiles. J’étais même tombée malade à cause du froid. Et en plus, cette scène de viol ! J’ai demandé si le garçon ne pouvait pas être un peu plus doux. Myroslav a répondu que cela n’était pas possible, qu’il devait jouer cette scène comme un tortionnaire.
Lorsque le film ne se situe plus dans l’internat, le motif de l’ailleurs est très présent : les personnages prennent le bus et le train, étudient la géographie de l’Europe ou se rendent à l’ambassade d’Italie pour obtenir un passeport.
Bien entendu, ces sujets sont présents dans le film, même si, une fois encore, c’est aux critiques d’analyser cela. Mais il est certain que le désir profond de la fuite est inscrit dans le film. À ce propos, j’ai beaucoup pensé à la chanson des Doors, Break On Through to the Other Side. Pour mes personnages, il faut fuir ce cauchemar le plus vite possible, quels qu’en soient les moyens. Même si la seule issue est de se prostituer en Italie.
C’est amusant, parce qu’il y a quelques jours, j’étais au festival de Milan où le film a reçu le Grand Prix. La question qui m’a été le plus été posée est : « Pourquoi donc ces filles veulent-elles aller en Italie ? »
Le décor va encore jouer un rôle capital dans votre prochain film puisque vous allez tourner à Tchernobyl. Est-ce qu’il s’agira de développer le propos de votre court métrage Nuclear Waste qui se passait déjà dans cette centrale nucléaire?
Oui, ce projet prend le même point de départ que Nuclear Waste. J’ai un rapport très particulier avec ce lieu que je connais très précisément de l’intérieur pour l’avoir parcouru lorsque j’étais journaliste. Je suis persuadé qu’il contient un extraordinaire potentiel pour faire un bon film. D’ailleurs, je vais retrouver mon ingénieur du son Sergiy Stepanskiy. En revanche, je suis très inquiet à l’idée de devoir faire parler mes personnages dans le prochain film. J’ai peur que ce soit un désastre.