On devrait parler de cinéma sourd et non de cinéma muet, théorisait Michel Chion (in Un art sonore, le cinéma), invoquant que si le spectateur est sourd à ce qui se dit, les personnages des premières décennies du cinéma, eux, n’étaient certainement pas muets.
Myroslav Slaboshpytskiy explique qu’il a souhaité réaliser un film muet mais sans pour autant renvoyer à une esthétique du passé. C’est pourquoi il a choisi de se plonger dans l’univers d’un pensionnat de sourds-muets qui se comprennent entre eux lorsqu’ils bavardent et s’invectivent, sans le spectateur ne soit invité à saisir leurs dialogues, puisque le film ne comporte pas de sous-titres.
Comme dans un film de Jacques Tati (le burlesque en moins, la sauvagerie en plus), l’attention s’attache au parcours des personnages dans le cadre comme elle se concentre sur le concert des bruits. Ainsi, le film est loin d’être silencieux, puisque la minutie portée à la bande son fait surgir le crissement des pas dans la neige, le bruissement des feuilles. Le bruit des coups, souvent. Et les interminables gémissements de douleur de la scène d’avortement.
De l’écoute particulière portée aux sons émerge aussi un souci du rythme qui extrait le mouvement de sa pure fonction utilitaire pour lui conférer une nature chorégraphique. Ainsi, la traversée des longs corridors du pensionnat sert moins à indiquer le déplacement d’un lieu à un autre, qu’à indiquer l’état d’esprit du gang et qu’à traduire sa façon de s’approprier l’espace en le martelant de son pas.
Car il est question de lutte de territoire dans ce dortoir où la vie n’est pas tendre. Le clan de quatre garçons (la meute du titre) fait régner une loi violente et arbitraire sur l’ensemble des pensionnaires. Larcins, bastonnades, proxénétisme : le quotidien de ce gang est fait d’une barbarie dont les longs couloirs de l’internat ou dans les terrains vagues avoisinant sont le théâtre. S’ils quittent cette prison, c’est uniquement pour conduire deux filles à se prostituer ou pour dépouiller les passants. Paradoxalement, tous les lieux qui jouxtent cette simili-prison évoquent le désir d’ailleurs : que ce soit sur parking de poids lourds où les filles se vendent ou à l’ambassade d’Italie, l’envie de fuir se matérialise par l’idée du déplacement qui occupe les autres décors.
Pourtant, les échappées hors du pensionnat ne permettent pas de fuir le mutisme qui règne dans ses murs. En ne sous-titrant pas le langage des signes, Myroslav Slaboshpytskiy crée une communauté d’incompris qui ne communiquent que par la violence. Mais plus encore, il ôte la parole à toutes les silhouettes périphériques qui peuplent le film. Dans la rue, dans le commissariat ou dans la file d’attente de l’ambassade, aucun mot n’est audible. Ce ne sont pas seulement les pensionnaires qui sont frappés de mutisme, mais toute la société ukrainienne que l’on prive de sa voix.
Tout comme ses personnages bestiaux et son environnement gris et désolé, The Tribe est mal aimable de bout en bout. Et parfois insoutenable. Jusque dans sa durée étirée à plus de deux heures. Lors de sa projection à la Semaine de la critique à Cannes, le film a beaucoup divisé. S’il a séduit les différents jurys qui lui ont attribué pas moins de trois prix, une bonne part de la critique lui a reproché sa violence excessive qui confine à l’accumulation dans la dernière demi-heure.
Pourtant, la rigueur avec laquelle le cinéaste se tient à son dispositif et avec laquelle il compose ses plans rendent le film captivant qui rappelle la brutalité du centre de redressement filmé par Alan Clarke dans Scum (1979), interdit pendant des décennies par une Grande-Bretagne qui refusait de voir ainsi filmée une jeunesse devenue sauvage à force de contrainte et de maltraitance. Avec l’univers confiné et sans espoir de The Tribe où les rares adultes sont corrompus, Myroslav Slaboshpytskiy ne semble pas nous dire autre chose de la jeunesse ukrainienne d’aujourd’hui.