Rencontre avec la réalisatrice portugaise Rita Azevedo Gomes à l’occasion de la sortie en salles de La Vengeance d’une femme. Elle y évoque autant le désir qui a présidé à l’envie de réaliser ce film que les difficultés que celui-ci a rencontrées pour sa distribution française.
Lors de la séance spéciale de votre film au cinéma Les 3 Luxembourg présentée par le cinéaste Pierre Léon, celui-ci regrettait que les cinéastes n’aident jamais assez les autres cinéastes.
C’est vrai. C’est pour cela que Pierre Léon est quelqu’un d’exceptionnel. C’est en partie grâce à lui si La Vengeance d’une femme est aujourd’hui distribué en salles en France. Cela fait deux ans qu’on traînait l’idée de projeter le film à Paris… Pierre voulait organiser une projection du film pour la presse, j’en ai parlé à des distributeurs. On a cherché une salle, on a fait cela au mois de mars. Pierre a été d’une grande aide, et cela s’est finalement fait au Reflet Médicis. Mais c’est vrai que Pierre a raison quand il dit que les gens de cinéma ne s’aident pas, que cela empêche aux choses d’arriver. Il y a quelques années, on s’aidait beaucoup, on se prêtait du matériel, on aidait au montage du film des autres. Il y avait une vraie communauté qui s’est un peu perdue, à cause notamment de ce monde de festivals où chacun veut être plus fort que l’autre. Depuis qu’on mesure un film par son nombre de « clients » et qu’on appelle un film un « produit », cela a tout changé. Mais je ne peux pas me plaindre parce que j’ai le bonheur de vérifier que des gens m’aident ou aident mon film à être vu. Quand les gens sont dans cet esprit d’entraide, on est heureux dans notre travail. Il y a une complicité qui se perd quand on travaille dans une trop grosse structure de production.
Votre film sort le même jour qu’Et maintenant ? de Joaquim Pinto. Dans son film, on le voit travailler au mixage sonore de La Vengeance d’une femme.
Joaquim Pinto est arrivé sur le film une fois le tournage terminé. Il n’avait pas pu venir faire la captation du son direct sur le plateau. Le montage étant déjà terminé, je lui ai montré le film, et on a commencé à discuter longuement de ce qu’il ressentait et il m’a fait de nombreuses suggestions musicales. Cela a changé énormément le film. J’étais très attachée à certaines idées que j’avais, et il a bouleversé un peu cela. La Vengeance d’une femme a un lien très fort avec les origines du cinéma, mais aussi avec une certaine modernité, nous sommes donc partis sur la deuxième École de Vienne. Et Joaquim a aussi assuré le mixage sonore du film.
Vous désiriez adapté cette nouvelle de Jules Barbey d’Aurevilly depuis une quinzaine d’années. Qu’avez-vous ressenti à la première lecture de l’ouvrage ?
Quand j’ai lu La Vengeance d’une femme pour la première fois, je me suis dit tout de suite qu’il fallait que j’en fasse un film. Je le sentais, je le voulais. Je voyais un film dans un studio, en huis clos. J’ai lu le livre en français, il n’y a pas de traduction au Portugal. C’est un texte très beau, très profond, avec un romantisme qui se cache un peu. Au début, je voulais garder la langue française : il faut faire attention, ce n’est pas un texte qu’on traduit facilement. Je voulais aussi une actrice italienne mais ce n’était pas possible. Finalement, comme le français n’est pas ma langue et comme il y a tellement de subtilités, j’ai décidé de traduire la nouvelle en portugais.
Avez-vous traduit tout le livre ou opériez-vous déjà des choix déterminants dans votre traduction ?
J’ai traduit effectivement ce dont j’avais besoin. J’ai aussi un peu changé l’organisation du texte, j’ai pris ce qu’il y avait à prendre pour le film. J’ai également ajouté d’autres petites choses qu’il y avait dans d’autres nouvelles de Barbey d’Aurevilly ou des textes sur le dandysme. Il y a aussi des choses qui n’ont rien à voir avec Barbey d’Aurevilly, comme de l’emprunt à la poésie portugaise. Je ne sais pas pourquoi mais il y a toujours des vers de poésie qui me reviennent… Pierre Léon m’a fait me rendre compte que mes dialogues ne contiennent aucun adjectif qualificatif, contrairement au texte de Barbey d’Aurevilly, sans doute parce que l’adjectif est sur l’image.
Pourquoi avez-vous intégré un narrateur dans votre film ?
Je souhaitais avoir un narrateur parce que je voulais retrouver la forme littéraire qui consiste à venir nous raconter une histoire. C’est une manière de faire sentir tout de suite et d’abord que nous sommes au présent. Nous sommes dans une loge d’acteurs, dans un studio. Nous sommes là, pas au XIXème siècle. Cela nous projette dans la narration.
Cette projection du spectateur passe également par la puissance de la voix et du récit oral.
Cela se perd aussi. Aujourd’hui, l’usage des mots n’est pas très intelligent. On a une restriction énorme du vocabulaire. Et on dit n’importe quoi. Aujourd’hui, les gens parlent beaucoup pour très peu dire. Or, c’est la parole qui donne l’image instantanément. La dernière phrase du film, tirée d’un poème de Luis de Camões, va dans ce sens. Approximativement, cela donne : « On connait déjà l’ordre du temps, du monde non. Mais le monde est tellement perdu qu’il me semble que dans cette vie il n’y a plus que ce qu’elle semble. »
Dans votre film, le spectateur est au même niveau d’émotion que Roberto qui écoute la confession de la Duchesse de Sierra-Leone. Or, filmer quelqu’un qui écoute est une des choses les plus difficiles à faire au cinéma.
Oui, je voulais que le spectateur prenne la place de Roberto, qu’il soit aussi sur le divan à écouter la Duchesse. Et l’écoute n’est pas facile à jouer pour un acteur. Il ne dit rien, il est juste là mais on doit sentir monter à travers lui la tension du récit. C’est de la pure présence, sinon c’est juste un sac de patates ! Il n’y a aucune action, c’est très intériorisé.
Il y a une scène traumatique au milieu du film. L’amant de la Duchesse se fait transpercer par une flèche et son cœur est dévoré par des chiens. Comment avez-conçu cette scène ?
Tout d’abord, il y a cette image de la Duchesse entourée par deux gardes qui revient régulièrement dans le film. Au début, le spectateur ne sait pas trop de quoi il s’agit. Le mystère est dévoilé plus tard. On comprends alors qu’il s’agit de cette scène du cœur. Quand on a filmé cette scène, Rita Durão, l’actrice du film, était à l’étage du studio, tellement elle était paniquée par les chiens. Elle était incapable de s’en approcher. C’est pour cela que cette scène est très découpée, et qu’il n’y aucun plan où Rita et les chiens sont ensemble. Ce n’est pas grave parce que je suis dans un autre système de cinéma dans cette scène par rapport au reste du film. Il y a beaucoup de plus de plans, je voulais faire un travail sur des cadres de différentes valeurs, avec des plans qui se croisent, se frôlent, se combattent. Je voulais créer une mosaïque.
En ce sens, le découpage de votre film est très surprenant. Il est à la fois très sophistiqué et d’une évidence déconcertante. Vous utilisez à la fois des plans-séquences très longs et une multitudes de plans très rapides, qui confèrent au film son rythme singulier.
Au montage, quand je ne trouve aucune raison pour couper, je ne coupe pas. Pourquoi couper ? Je me demande toujours. C’est une question permanente dans ma tête. Si je ne trouve pas de raison, je laisse le plan durer. Au tournage, je sais déjà quel plan va durer longtemps. Mais pour tout vous dire, ce ne sont pas que des réponses cinématographiques. Il y a aussi la vie qui nous accompagne. Au premier jour du tournage, il y a eu un accident et nous avons dû nous arrêter cinq jours. Nous n’avions qu’un tournage de quatre semaines. C’était très serré. Mais avec cinq jours en moins, cela devenait quasiment impossible. J’ai dû trouver une solution. Il y avait des scènes très compliquées. J’ai décidé soudainement de tourner en une seule journée ce qui nous aurions dû filmer dans les journées perdues. C’est pour cela que dans une seule séquence, il y en a en réalité trois. J’ai assemblé des scènes en une seule. Ce sont des décisions prises au dernier moment. Il faut toujours trouver des solutions. Il faut rester sur la sensation qu’on veut transmettre au spectateur et ne pas se focaliser sur des idées.