Un sourire radiographié en surimpression d’une route de campagne parcourue en voiture. Une des premières images d’Et maintenant ?, au-delà de l’optimisme suggéré par la voix-off du cinéaste portugais, dicte la ligne éditoriale de ce journal filmé : à la fois acquérir en instantané des images de son propre corps, et, parallèlement, les confronter au monde en mouvement qui l’entoure. Les dents ainsi exposées appartiennent à Joaquim Pinto dont la voix explique comment il a cherché sans succès tous les traitements disponibles au Portugal pour soigner l’hépatite C dont il souffre et qui, en co-infection avec le VIH, évolue vers la cirrhose. Il a donc décidé de suivre à Madrid un nouveau protocole qui sera aussi celui de son film : un an d’essais cliniques de nouveaux médicaments non approuvés. Ce traitement, aussi incertain qu’épuisant, sera l’occasion pour lui « d’ouvrir de vieilles caisses », des malles aux trésors qui contiennent sa vie, qu’il décide d’ouvrir et d’offrir au spectateur pour que, d’une certaine manière, celui-ci se les approprie avant qu’elles ne disparaissent. Le foisonnement à l’intérieur est tel qu’il serait difficile et un peu vain d’en faire l’inventaire exhaustif.
Images mentales du monde
Prenons ce livre intitulé sobrement La Chronique du monde en images qui traverse le film et permet au projet de Joaquim Pinto de se déplier complètement en se situant dans son prolongement. Illustré par Francisco de Holanda, une figure importante de la Renaissance au Portugal, le recueil rassemble les dessins et peintures de la semaine de la Création du Monde. Le livre, dont le titre siérait allègrement au film et que Pinto s’ingénie à mettre en pratique à sa modeste échelle, délivre en quelque sorte l’ordonnance qui va permettre au cinéaste de déployer sa capacité à alterner méticuleusement le contemporain et l’archaïque, le trivial et l’érudition, ou encore l’abandon et l’épiphanie, et ce, notamment grâce au surgissement d’images d’archives à la beauté opiacée. Les nouvelles injections médicales que subit Pinto font littéralement remonter à la surface de l’écran des souvenirs enfouis, fragments picturaux, à la fois intimes et collectifs, constitutifs de son appréhension du monde : l’histoire du Portugal depuis la révolution de 1974, son rapport à la culture de l’époque (le cinéma de Pier Paolo Pasolini, les livres de Guy Hocquenghem ou encore ceux de Michel Foucault), un voyage avec ses parents, l’expansion mortelle du virus du sida dans les années 1980, sa formation d’ingénieur du son puis le lancement de sa maison de production… En 1997, il est diagnostiqué officiellement porteur de la « maladie du siècle » comme l’appelait João Cesar Monteiro, que Joaquim Pinto produisit avant, malade, de se retirer du monde. Cette résurgence du passé, mêlée constamment au récit médical du quotidien, distille une réflexion sensible, et parfois aiguë, sur le temps qui contamine le film au fur et à mesure de la progression du virus et de l’avancement du traitement : peut-on saisir le temps et le figurer ? Traversons-nous le temps ou sommes-nous traversés par lui ?
Au-delà de la persistance du passé dans sa vie, la relation quotidienne au temps que Joaquim Pinto et son film construisent est constamment altérée par la prise régulière de ses nouveaux médicaments expérimentaux et leurs effets secondaires toxiques. Pareils à des drogues, ils modifient les perceptions et visions du cinéaste, rendent son corps apathique et sa mémoire immédiate inopérante. Dans sa folle entreprise, Pinto tente de trouver des moyens cinématographiques pour nous faire ressentir son état et les modulations extrêmes de sa maladie. Il fait magistralement feu de tout bois, emprunte à différents genres (notamment le mélodrame, en citant ouvertement Douglas Sirk) et se permet des raccords de montage vertigineux, comme la captation d’un concert de heavy-metal suivie des photos du lancer des cendres de Robert Kramer à la mer. Ce dialogue ininterrompu entre le cinéaste, son corps et le monde, n’est pas sans écueil car Pinto en est parfois réduit à tout noter pour ne pas (s’)oublier et à relire chaque jour ses écrits pour se rappeler qui il est. C’est ce que signifiait la deuxième partie du titre original du film, passée sous silence dans sa transposition française, E Agora? Lembra-Me, que l’on pourrait traduire par Et maintenant ? Souviens-toi de moi, ou plus judicieusement Et maintenant ? Ne m’oublie pas, tant la peur de la dissolution du sens et l’absence à son propre corps hante le cinéaste. En somme, il s’agit de ne pas perdre la notion d’exister.
Malgré la confusion physique et mentale qui traverse son corps et son esprit, le Portugais décide également de filmer patiemment au jour le jour le travail acharné de son mari Nuno dans les champs, entouré de leurs quatre chiens. Le rapport du film à la nature et aux animaux se révèle typique du dispositif de Pinto en se situant dans le prolongement du livre de Francisco de Holanda, en empruntant une approche non anthropocentrique où, de fait, la réalité n’est pas uniquement appréhendée à travers la perspective humaine. Pinto établit ainsi un dialogue constant avec le bestiaire campagnard autour de sa demeure, et donne du temps ici à une libellule, là à une limace ou à un de ses chiens. C’est ainsi que l’importance qu’il donne à la faune et à la flore constitue également un des angles de sa réflexion sur la relativité de la place de l’Homme dans l’histoire du monde, que le cinéaste mène dans son film. Il entend ainsi ne pas réserver l’empathie à l’unique figure humaine et explorer les soubassements qui lient les espèces vivantes entre elles. Et c’est par un montage complexe, brouillant les temporalités et les espaces, joignant le microscopique et l’incommensurable, qu’il réussit à exprimer une sensibilité de tous les instants, dépourvue de toute mièvrerie.
Viralité/Vitalité
Néanmoins, le temps est compté. La progression du virus diffuse un sentiment d’urgence permanent au film, une course contre la montre inexorable que rien, si ce n’est la mort, ne pourrait arrêter. Contrastant avec les scènes solaires de plantations d’arbres à la campagne où Joaquim Pinto et Nuno semblent débarrassés de toutes contraintes matérielles, les visites régulières à l’hôpital ainsi que les examens sanguins reviennent au compte-goutte comme un échec lancinant qui casse le rythme trépidant que le film arrive à atteindre par endroit. Obsédé par sa maladie et délaissé par son corps agonisant, le cinéaste cherche l’origine de son virus, ainsi que son histoire. Il n’envisage alors pas sa maladie uniquement sous l’angle scientifique mais également comme une construction sociale et historique. Il n’hésite pas ainsi à associer certaines épidémies à la colonisation portugaise de l’Afrique et notamment du Congo à la fin du XIXème siècle. Pinto prolonge son enquête, tant bien que mal, parasité par les chaînes d’information en continu qui scandent les luttes internationales contre l’austérité, les révoltes contre l’oppression ou les nouvelles réglementations contre l’immigration. Un monde en crise qui se frotte à un corps en crise : il n’en faut pas plus au malade pour se déclarer en état de quasi-mort clinique. Et ce ne sont pas les incendies volontaires qui ravagent les plantations voisines qui vont raviver la flamme du cinéaste portugais. Dévoré de l’intérieur par le virus et cerné à l’extérieur par le brasier, Joaquim Pinto semble ne trouver aucun chemin pour accéder à la vie apaisée et sereine qu’il souhaite mener.
Ce serait compter sans Nuno, qui passe de simple présence au début du film à figure tutélaire au bout d’une heure de métrage. L’amour que Joaquim lui porte semble être, avec le cinéma, la seule chose qui le tienne debout. Il faut le voir prendre la caméra en main, toujours calme et taiseux, afin de poursuivre l’entreprise de Pinto quand celui-ci n’a plus la force de continuer. Figure christique assumée (cheveux longs, barbe nourrie…), ce qui n’est pas anodin dans une œuvre qui interroge aussi intensément la croyance en toute chose, Nuno est une pure présence magnétique dont l’évidence irradie le film. Il ne serait d’ailleurs pas complètement hors de propos de considérer Et maintenant ? comme un échange épistolaire bouleversant, sous la forme d’images et sons, entre les deux amants. Face à la pureté limpide de leur amour, leur capacité à intégrer l’altérité dans leur intimité et à construire ensemble un monde dans le monde, on ne peut qu’acquiescer, quand vers la fin du film, Joaquim feuillette une dernière fois La Chronique du monde en images de Francisco de Holanda et raconte d’une voix apaisée : « Sur la figure d’Eros, je crois voir les mots “Nuno” et “Amor”. Je relis. C’est la phrase de Virgile : “Maintenant, je sais ce qu’est l’amour.” C’est pareil. »