À l’heure où nous publions ces lignes, Grenoble se prépare à recevoir, cinq jours durant, les histrions du Festival des Maudits Films. Le cinéma de B à Z, avec une programmation allant du cinéma expérimental (Théorie de la religion) à la série B devenue, au fil du temps, une référence absolue (Les Yeux sans visage). Cinq jours de passion, de rencontres, d’inédits, d’oubliés, de moments de cinéma comme on en voit trop rarement (avec, par exemple, une copie de La Course à la mort de l’an 2000, indisponible dans nos contrées, venue directement de Bruxelles pour une séance s’annonçant exceptionnelle). Sabine Garcia, co-programmatrice et co-organisatrice, nous met l’eau à la bouche.
Sabine, bonjour. Le Festival des films maudits a trois ans cette année. On imagine bien, aux origines de la manifestation, une bande d’allumés, aux petites heures de la nuit, dans la cabine de projection d’une salle de quartier, pester contre le manque de visibilité du cinéma bis en France, et la nécessité de couronner leur passion pour le genre avec un festival. On imagine bien ?
Sabine Garcia : C’est à peu près ça, mais pas tout à fait. En fait, tout est parti du CCC (Centre Culturel Cinématographique) de Grenoble, qui propose tout au long de l’année une programmation de ciné-club assez classique. Il se trouve qu’au sein du CCC se trouvaient des gens – notamment Karel Quistrebert, future déléguée générale de l’événement – passionnés d’un cinéma « autre », que l’on ne voit que très rarement en salles, et certainement pas en pellicule. En 2009, Karel s’est lancée dans l’aventure, quasiment toute seule, et tout est parti de là.
Le cinéma de genre, et le cinéma bis en particulier, ce n’est pas vraiment, dit-on, la tasse de thé des acteurs institutionnels en France. Comment s’y prend-on pour monter un festival complet à sa gloire ?
SG : Ça c’est la question déprimante. On retrousse ses manches, on triche un peu, on s’arme de courage, on fait ce qu’on peut. Le Festival des Maudits Films peut brandir l’image du CCC pour avoir un peu de légitimité, mais ça ne rassure pas vraiment les gens qui reçoivent des dossiers parlant de goules et de soucoupes volantes. Notre vraie arme, c’est le public, parce qu’une salle remplie est souvent un meilleur argument qu’une programmation de qualité. Bref, il faut être motivé.
De deux à trois jours de festival, avec un public fidèle et une visibilité médiatique toujours plus affirmée – c’est une belle croissance. Peux-tu nous parler de la façon dont s’est construit le festival, et des raisons de son succès grandissant ?
SG : Cinq jours cette année pour être exact ! C’est une bonne surprise effectivement, et ça donne du courage et des raisons de continuer. Je ne sais pas exactement à quoi attribuer le succès, mais on a tout de même senti que l’on répondait à un besoin – un manque plutôt – du public. Le bis est rare en France, tu l’as dit, et c’est encore pire en province. On a été surpris de voir à quel point les gens étaient heureux en sortant des séances. Notre dernière soirée l’an dernier s’est achevée dans une espèce de bonheur collectif incroyable (en même temps, c’était Ilsa, la louve des SS…) et tous les spectateurs sont sortis en nous disant merci et en nous serrant la main. Ce genre de réactions, ça guérit de tout le stress et les problèmes du monde. On a donc pris tout naturellement rendez-vous pour l’année suivante. Parallèlement à cela, on a été surpris de l’énorme buzz qu’on a eu sur le net (des articles sur des sites américains notamment !) et qui a sans aucun doute beaucoup joué. On espère donc retrouver le public au rendez-vous cette année !
Et quoi de neuf pour cette année ?
SG : La grosse nouveauté, c’est cette soirée « Made in Québec » en partenariat avec le festival Fantasia de Montréal. Nous présentons deux beaux panels de courts-métrages québécois : un premier directement tiré des films primés à l’édition 2010 (et sélectionnés tout spécialement pour nous par la divine Isabelle Gauvreau, responsable des courts québécois à fantasia), et le second mettant en lumière des réalisatRICES de films d’horreur, menées par Maude Michaud, une grande figure du cinéma indépendant montréalais. Nous présenterons aussi Coming Home de Éric Falardeau, qui est un film d’une puissance incroyable et d’une beauté folle. Et nous terminerons avec Théorie de la religion, un moyen-métrage du cinéaste expérimental Frédérick Maheux, qui interroge de manière très frontale et radicale la question de la pornographie et de la violence au cinéma. C’est une expérience très dure et assez folle, mais qui vaut largement la peine d’être vécue. Maude Michaud, Éric Falardeau et Frédérick Maheux vont faire le déplacement grâce à l’aide du Conseil des Arts et Lettres du Québec, et resteront le temps du festival pour rencontrer le public et parler de leurs œuvres. Le programmateur Simon Laperrière sera également présent, et représentera le festival Fantasia.
À côté de cela, on retrouve le même principe que l’an dernier : du B, du Z, du chef-d’œuvre superbe, du gros nanar, du long, du court, du très récent, du très vieux, du classique, de l’oublié… tout !
Des « réalisatRICES » ? Serais-tu en train de nous dire que le milieu du bis est un bastion masculin inexpugnable ?
SG : Oh, je n’oserais bien sûr jamais dire une chose pareille. Mais tout de même, il faudrait se rendre à l’évidence : les demoiselles œuvrant dans le cinéma de genre ne sont pas nombreuses, et se résument la plupart du temps à une liste de scream queens plus ou moins dépoitraillées. Les créatrices sont bien rares. L’absence des femmes dans le milieu du cinéma de genre est d’autant plus regrettable qu’elles sont de plus en plus nombreuses à être spectatrices. J’ai été ébahie par le nombre de femmes présentes aux séances les années précédentes. Comme quoi, tout change et c’est tant mieux !
Ma rencontre avec Maude Michaud s’est faite par le plus grand des hasards (à la soirée de clôture de Fantasia, si tu veux tout savoir), et pour tout t’avouer, j’ai eu l’idée de l’inviter d’abord grâce à l’énergie de son discours et l’intelligence de ce qu’elle disait sur le cinéma, plutôt que pour ses films que je n’ai vus qu’ensuite… et qui sont à la hauteur du personnage ! La sélection qu’elle nous a faite de son travail et de celui de ses collègues est bien pêchue, nous en sommes vraiment contents.
Revenons sur Théorie de la religion : est-ce le premier exemple de cinéma expérimental programmé pour le festival ?
SG : Oui, parfaitement. C’est un gros risque que nous prenons parce que le film est très rentre-dedans, et je pense qu’il ne va pas plaire à tout le monde. Théorie de la religion met le spectateur face à des questionnements qu’il n’a pas forcément envie d’affronter, et l’expérience n’est a priori pas franchement agréable. Mais c’est un film qui reste en tête et y mûrit doucement, et pour le meilleur. Je crois que Frédérick Maheux a réussi à poser le doigt, ou plutôt la caméra, sur des choses qui n’ont jamais été traitées de cette manière (à ma connaissance). Gros risque donc, mais gros coup de cœur aussi, et on assume.
Comment s’est organisé le partenariat avec Fantasia ?
SG : De manière très simple : nous avons contacté et rencontré Isabelle Gauvreau, directrice du Fantastique Week-End (la section des courts québécois), et ça s’est très bien passé. Elle a tout de suite été emballée par l’idée, et tout s’est mis en place très vite : elle nous a envoyé une première très grosse sélection (plus de 3h) de ses coups de cœur, et nous avons réduit cela à la crème de la crème. J’ai pris contact avec Frédérick Maheux après avoir vu son film à Fantasia cette année, il a tout de suite embarqué. Pour Éric, c’était un peu différent, c’est le seul qui ne vienne pas de « l’écurie » Fantasia, mais, quand on connaît la beauté de son travail, c’est juste impensable de l’exclure d’une sélection de films de genre québécois. Coming Home n’est pas son film le plus récent, mais il est tellement magnifique que nous avons tenu à le passer coûte que coûte. Et puis il y a Maude, qui est un peu la cerise sur le gâteau, une belle rencontre et une idée qui a germé entre deux bières. Quant à Simon Laperrière, il a amicalement accepté de venir représenter Fantasia, puisque la soirée n’aurait pas pu se faire sans eux !
Le festival offre l’opportunité aux professionnels de la profession de venir vers le public. C’est important pour vous ?
SG : Oui, très. Pour nous un festival c’est un lieu de rencontres avant tout, et peut-être le seul moment où le public et le créateur peuvent communiquer et se fréquenter au jour le jour. Je pense qu’il est important pour un réalisateur de voir une salle réagir à son film, et le public apprécie toujours de pouvoir directement s’adresser à l’artiste et pas à un commentateur. De plus, la présence des « gens concernés » sur place incite toujours le public à se déplacer, et à s’intéresser à des choses vers lesquelles il ne serait pas forcément venu naturellement. Après il y a les passionnés (François Kahn invités en 2009, les auteurs de « Fulci poète du macabre » en 2010, et Nicolas Stanzick cette année), qui offrent encore un autre regard, très personnel et toujours intéressant. Les rencontres se sont toujours très bien passées, et nous n’avons eu que des bons retours.
Quels sont vos meilleurs souvenirs des précédentes éditions ? Des révélations ? Des anecdotes ?
SG : T’auras rien de cochon. Je crois que de loin, un de mes souvenirs les plus marquants était l’an dernier après la séance de L’Invasion des profanateurs de sépultures, un spectateur qui a pris la parole pendant le débat et a dit avec l’air stupéfait « Mais vous appelez ça une série B, alors qu’en fait c’est un excellent film !» Et nous d’expliquer sous les yeux d’une foule apparemment pas au courant qu’une série B ne veut pas dire un film moyen ou mauvais ou rigolo, mais juste film fauché… Le chemin est encore manifestement long avant la reconnaissance.
À part ça, je peux citer la salle entière presque debout et chantant à pleins poumons pendant Reefer Madness, quelques soupirs d’émotion érotique à l’apparition d’un Franco Nero couvert de poussière et de sueur dans Le Temps du massacre (preuve que les femmes viennent voir du bis !), les yeux de Barbara Steele sur grand écran… Bon, si je ne devais garder qu’un seul souvenir, je pense que je choisirais la projection du chef-d’œuvre De la chair pour Frankenstein, après ce final incroyable, à la fois tragique et burlesque, totalement unique et sublime, et la salle debout pour applaudir. On sentait que les spectateurs étaient pris aux tripes, et ça c’est une récompense incroyable.
Quelle est la place du festival aujourd’hui ? En France, mais à l’échelle européenne, voire mondiale ?
SG : Européenne et mondiale, c’est pas pour tout de suite !
En France je dirais que nous sommes les frangins d’initiatives nées un peu partout en province à peu près au même moment : Le Festival du Film Fantastique de Strasbourg, les Hallucinations Collectives de Lyon (ex-Étrange Festival de Lyon), le Bloody Week-End d’Audincourt, les Épouvantables Vendredis et Épouvantables Bis de l’Institut Lumière, l’Absurde Séance de Nantes, etc. Des manifestations récentes (entre 3 et 5 ans chacune) qui répondent toutes à la même demande de cinéma de genre sur grand écran. Je dirais que nous nous distinguons par un côté peut-être un peu moins geek (sans connotation péjorative !), et qui tient vraiment à faire le lien entre très grand art et très grand n’importe quoi. On a souvent tendance à parler du mépris des cinéphiles « institutionnalisés » qui regardent le B d’en haut, mais il faut être honnête : les cloisons existent aussi de l’autre côté, et beaucoup d’amateurs de cinéma de genre ne daigneraient pas s’intéresser du cinéma qualifié « d’auteur ». Nous faisons partie des gens militant pour tout faire cohabiter, et c’est pour cela que nous inscrivons le nom de Franju à côté de celui de Franco. Et toc.
Est-ce que tu as des infos exclusives à nous révéler sur l’édition 2012 – qui sera donc, dixit Roland Emmerich, la dernière ?
Je vais être honnête : cette année, ça passe ou ça casse. On ne va pas revenir sur le désintérêt des institutions pour nous, mais à un moment donné, si l’argent ne suit pas, on ne pourra pas continuer. La motivation, le bénévolat et la passion font beaucoup (à l’heure actuelle ça fait même tout), mais si on ne reçoit pas un peu d’aide, on va dans le mur à court terme.
Mais par pitié, ne me laisse pas terminer l’interview sur une note si négative, alors voilà ma révélation : en 2012 c’est Roland Emmerich qui meurt, et Jean Rollin revient d’entre les morts pour se foutre de sa gueule.