Après des essais stimulants sur deux génies de la comédie américaine – Jim Carrey et Louis C.K. –, la jeune maison d’édition lyonnaise Façonnage confirme son projet éditorial, qui consiste à puiser dans différents pans de la culture populaire (cinéma, standup ou jeu vidéo) des œuvres à même de décoder les complexités du contemporain. Écrit par le critique Yal Sadat, Vigilante : La Justice sauvage à Hollywood brosse le portrait d’une figure qui arpente arme au poing le cinéma américain des années 1970 et 1980, jusqu’à constituer un genre à part entière au corpus très cohérent. Loin d’être un personnage unidimensionnel et revanchard, le vigilante cristallise les contradictions d’un individualisme que le trumpisme a poussée dans ses derniers retranchements. Qu’il en soit conscient ou non, ce justicier postmoderne est en effet hanté par la disparition de la Frontière, qui renvoie au front pionner de la Conquête de l’Ouest et à sa promesse paradoxale d’infini. « Une société complexe s’est vu revenir, au contact des terres sauvages, à un type d’ordre primitif basé sur la famille ». Cette « tendance anti-sociale (…) induit une méfiance à l’égard du contrôle », et donc de toute forme de gouvernement, à une époque où l’absence avérée de maintien de l’ordre favorisa l’apparition de milices, celles-là même auxquelles fait référence le si controversé Deuxième amendement de la Constitution, qui légalise le port d’armes.
Dans la thèse de doctorat dont cet ouvrage est le prolongement, Yal Sadat définit le vigilante d’alors par ces mots : « Agissant au sein d’une milice ou bien en solitaire, ce citoyen ordinaire – pionnier ou natif de l’Ouest, issu de toute classe sociale et de tout corps professionnel – entend se substituer aux forces de l’ordre et œuvrer à l’éradication du crime sans faire cas ni des lois écrites ni de l’aval des institutions. » Sa déclinaison dans des films comme L’Inspecteur Harry de Don Siegel ou Taxi Driver de Martin Scorsese fait donc de lui un être rageur et mélancolique, dont la quête impossible fait rejaillir dans un bain de sang toutes les ambivalences de l’ethos national. À commencer par le clivage entre un Ouest mythifié et la décadence urbaine, qui s’abolit à mesure que le vigilante fait des grandes villes corruptrices la chasse gardée d’une entreprise de réparation symbolique des valeurs, où la justice expéditive avance masquée, derrière le prétexte de la légitime défense : « La psychose est consubstantielle à la morale individualiste (…), selon la French Theory contemporaine d’Un Justicier dans la ville : capitalisme et schizophrénie vont de pair puisqu’ils déterritorialisent l’homme — et qui mieux que Paul Kersey, cowboy sans Frontière fonctionnelle, exprime cette notion ? »
Dans ce livre passionnant et érudit, Sadat montre également ce qu’il reste aujourd’hui de cette créature, désormais à l’étroit dans le costume du super-héros, dont les pouvoirs surnaturels (si l’on excepte Batman, dont la singularité est précisément de n’en avoir aucun) le soustraient par essence aux tourments de l’Histoire. Le vigilante a même fini par infiltrer à nouveau la réalité de la plus monstrueuse des manières, comme en témoignent, rien qu’en 2020, les meurtres commis à l’arme lourde par Kyle Rittenhouse dans le Wisconsin et le lynchage d’un jeune Noir par Gregory et Travis McMichael en Géorgie. « Protéger les entreprises vandalisées » dans le contexte des émeutes de Kenosha, telle était le mobile invoqué par Rittenhouse, âgé de 17 ans au moment des faits, tandis qu’Ahmaud Arbery, victime des McMichael père et fils, était suspecté d’être un cambrioleur. La French Theory a beau dater d’un demi-siècle, capitalisme et schizophrénie (sans parler du racisme) continuent de faire bon ménage, dans une Amérique déboussolée qui ressemble de plus en plus à un mauvais film, au script sans cesse réécrit par la Cour suprême. Parmi les récentes décisions rendues par la plus haute instance judiciaire du pays, figure un arrêt qui invalide une loi de l’État de New York interdisant le droit de porter une arme en public, soit un blanc-seing fédéral donné à de « vieux réflexes » d’autodéfense. Raison de plus de lire aujourd’hui cet ouvrage, qui s’empare avec brio de cette histoire par le biais de sa représentation au cinéma, laquelle s’amorce avec les westerns crépusculaires de Boetticher et L’Homme qui tua Liberty Valance de John Ford.
Si son existence est légitimée par le Deuxième amendement de la Constitution des États-Unis, tu démontres que le vigilante a été en réalité « inventé » en 1851 par Samuel Brannan, un millionnaire mormon qui organisa le premier comité de vigilance en partant de deux principes : dans le Far West, tout est privatisable, à commencer par la justice. Le meilleur moyen de la rendre reste encore d’en faire un spectacle, dont la plus terrible illustration seront bientôt les lynchages du Ku Klux Klan. Peut-on dès lors considérer Brannan comme un Père fondateur caché de l’Amérique, ce pays où la violence n’a de cesse d’être mise en scène ?
Brannan concentre toutes les contradictions de l’individu libéral américain tel qu’il se développe au milieu du XIXe siècle, en pleine ruée vers l’or. Dans son aspiration capitaliste à pacifier un territoire (l’Ouest sauvage) à grand renfort d’initiatives privées, il manifeste un amour de la liberté couplé à un fond de morale puritaine. Négociant et mormon défroqué, c’est aussi un homme de médias : l’imprimerie était sa première passion et il a fondé un journal avant même de se lancer dans d’importants projets de construction. Il avait compris que la notion de justice prend racine dans les esprits selon la manière dont on la met en scène, ou dont on la transforme en information. La justice est toujours un spectacle, qu’on parle d’un lynchage sur la place publique ou d’un procès en bonne et due forme. Constituer sa milice privée pour éliminer les gangs de pillards ou de lyncheurs racistes (qui sévissaient en Californie avant même la formation du Klan), c’est surenchérir devant une démonstration de force spectaculaire, c’est surjouer la puissance individuelle.
Cette propension à concevoir la justice comme un spectacle, on la retrouve chez de nombreux vigilantes fictifs (ou réels, si on s’intéresse au cas des Guardian Angels, qui ont bidonné certaines de leurs interventions dans le métro new-yorkais à des fins publicitaires). On les voit bien entendu à l’œuvre dans les films du genre, mais aussi dans une littérature peuplée de figures individualistes et charismatiques. Howard Roark, l’architecte visionnaire de La Source vive d’Ayn Rand, est un bâtisseur comme Brannan et, à sa façon, un vengeur solitaire. Cette intrication de la « vertu d’égoïsme » (comme disait Rand) de la justice sommaire et de la spectacularisation de celle-ci — le devenir-catch de la justice, pour aller vite — me paraît effectivement constitutif de la culture américaine, telle qu’on la consomme encore aujourd’hui en allant voir une énième production Marvel.
Un Justicier dans la ville, Michael Winner (1974)
Il me semble que les meilleurs titres du genre appartiennent à deux catégories : ceux où deux personnages dialectisent la contradiction même des termes dans une sorte de psychose partagée (Joe et Bill dans Joe, c’est aussi l’Amérique, de John G. Avildsen ; L’Inspecteur Harry et sa Némésis Scorpio) et ceux où un seul corps est conducteur de cette schizophrénie historique (les loups solitaires que sont Paul Kersey dans Un Justicier dans la ville et Travis Bickle dans Taxi Driver).
Ce sont aussi ceux que je préfère, sans doute pour cette raison : ces films s’intéressent au regard des vigilantes et prennent au sérieux leurs perceptions (par essence paranoïaques), sans pour autant embrasser les conceptions morales qui les accompagnent. Le vigilantisme est affaire de spectacle, mais aussi de visée, d’adéquation entre geste et intentionnalité. Là encore se posent des questions de cinéma éminemment morales : si la mise en scène restitue tour à tour le champ perceptif de l’inspecteur Harry Callahan et de son ennemi Scorpio (en filmant depuis les jumelles de l’un ou le viseur de l’autre), à quel moment bascule-t-on aussi dans leurs champs idéologiques ? La confrontation des deux permet de s’apercevoir qu’au fond, il n’y a ici qu’une seule idéologie dont le « gentil » et son adversaire sont respectivement les deux faces : je veux parler de cet individualisme libéral, hérité entre autres du front pionnier mais encore vivace, même si spirituellement orphelin depuis la disparition des valeurs de la Frontière.
Joe Curran et Bill Compton dans Joe, c’est aussi l’Amérique sont issus de classes différentes mais sont pareillement le recto et le verso d’un même jeton. De façon plus réaliste, ou disons plus sociologiquement affûtée que L’Inspecteur Harry, le film les unit sous la même enseigne, encore d’actualité à mon avis : celle d’une aspiration à la radicalité en quelque sorte vidée de sa substance. L’un et l’autre partagent un désir d’action, ils répètent vouloir « agir » contre une jeunesse dévoyée et violente, mais leur quête est dénuée de conviction politique authentique. Il n’existe qu’un vague socle commun de valeurs patriotiques héritées de la Frontière via les westerns et les séries télé, à commencer par la responsabilité de « sauveur » que s’attribue le patriarche Compton : comme dans La Prisonnière du désert, les deux hommes s’en vont à la rescousse d’une jeune femme disparue non plus chez les Indiens, mais chez les hippies (sur ce point comme sur d’autres, Joe, qui sort en 1970, annonce bien des films du même genre à venir dans la décennie qui s’amorce). S’intéresser à la perception d’un personnage réactionnaire, donner à faire ressentir ses états d’âme et montrer où s’enracine sa haine, c’est précisément une manière de ne pas se laisser prendre au piège de sa dialectique — c’est même un geste de gauche assumé, dans le cas de Joe.
Un Justicier dans la ville et surtout Taxi Driver réalisent la prouesse de s’arrimer presque tout du long à la perception d’un seul personnage. Paul Schrader, scénariste de Taxi Driver, parle de structure « sans raccord », c’est-à-dire sans recoupement entre la trame de vie du chauffeur et celui d’un autre personnage ; le modèle est donc moins hollywoodien que littéraire (Schrader pensait beaucoup aux Carnets du sous-sol de Dostoïevski et à La Nausée de Sartre). Mais les contradictions et la folie intrinsèques de la figure du vigilante sont quand même mises en évidence, parce que ces subjectivités uniques se fragmentent. Esthétiquement, Un justicier dans la ville est un film schizophrène. Taxi Driver condense quant à lui différentes pathologies réunies chez Travis Bickle (Robert De Niro), mais sans rendre un diagnostic sur le personnage. L’idée est plutôt de rassembler toutes les contradictions dont je parlais plus haut sous le crâne d’un seul homme, pour brosser un portrait de l’individu contemporain situé au-delà de toute psychologie. Paul Kersey dans Un Justicier… est attiré par l’histoire perdue de la Frontière comme un moustique l’est par la lueur d’une lampe de chevet ; Bickle est dans une logique plus incohérente, à la fois complaisant vis-à-vis de la déliquescence moderne et avachi dans la détestation de celle-ci.
L’actualisation de la figure du vigilante par le cinéma américain des années 1970 est-elle aussi une réaction au déclin urbain et économique qui s’amorce aux États-Unis au même moment ? San Francisco, par exemple, est à la fois le foyer national du mouvement hippie sur le déclin, le berceau du premier comité de vigilance et le territoire où l’inspecteur Harry pourchasse Scorpio.
On le sait, la montée de l’insécurité, les scandales et assassinats politiques, les luttes sociales armées ou encore la débâcle au Vietnam ont laissé une empreinte durable sur l’ensemble du cinéma américain de la période. Mais le vigilante movie dans sa version seventies est spécifiquement le fruit (et le témoin) de phénomènes plus localisés, comme la corruption policière à New York, la banqueroute des pouvoirs publics dans cette même ville et la répulsion que les activistes ou les hippies de San Francisco inspirèrent aux conservateurs. Le genre est par essence « en réaction », sans être encore une fois nécessairement réactionnaire. Don Siegel, John Milius et Clint Eastwood (tous pères à leur manière de L’Inspecteur Harry, et ce ne sont pas les seuls tant le script est passé de main en main) ne comptent pas expressément réhabiliter la justice expéditive. Leur ambition est plutôt d’adresser une sorte de droit de réponse aux courants politiques qui « ne pensent qu’aux droits des criminels, et pas à ceux des victimes » (je cite Eastwood), tout en ayant conscience de l’impasse morale dans laquelle se situe forcément un personnage de flic sans limites légales.
Peux-tu expliquer comment la mise en scène de L’Inspecteur Harry orchestre un face-à-face où les « miradors » deviennent « miroirs » ?
Les antagonistes sont d’abord montrés en position de force, au sommet des gratte-ciel où ils « chassent ». Très vite, les procédés dont je parlais (l’adoption de leurs points de vue respectifs de vigies) permet de faire émerger une forme d’adéquation. Voici deux manifestations de puissance, de grandeur de l’ego. Tous deux hors-la-loi, Harry et Scorpio s’isolent pour épier comme des loups solitaires. Cette idée très belle et simple — une intrigue racontée presque au travers des instruments de visée qui rapprochent les ennemis — se retrouvera dans de nombreux films et jusqu’à The Batman, qui cite expressément le vigilante movie des années 1970.
Dérèglements intérieurs
À propos de la temporalité du justicier autoproclamé, tu évoques un « présent étendu, voire permanent ».
Lorsqu’il décrit « l’individu narcissique », sociotype façonné dans les années 1970, Christopher Lasch parle d’êtres humains en quelque sorte prisonniers du présent : vautré dans une jouissance « au présent », le consommateur contemporain serait oublieux du passé et de l’héritage de ses ancêtres, autant qu’il serait indifférent au sort des générations futures. Si Paul Kersey ou Travis Bickle se posent en rupture avec ce versant de la modernité et s’inscrivent dans une forme de tradition violente (le « nettoyage », la justice rendue par les armes, etc.), ils incarnent en réalité la symétrie de l’individu narcissique. Leur rapport au passé de la nation est complètement idéalisé, déformé par les images qu’en a données le western ou la télé. Quant à l’avenir, ils ne l’envisagent que sur le mode apocalyptique : ils tuent parce que tout se délite, parce qu’ils sont sans avenir. Le vigilante qu’on peut qualifier de « postmoderne » n’est pas un rempart contre les crises de la modernité, il en est lui-même un symptôme inversé. La schizophrénie relève en partie d’une temporalité intérieure déréglée. On peut même identifier dans le hiératisme peu loquace de ces tueurs une forme d’engluement pathologique dans le présent (ironique, pour des personnages qui s’identifient aux figures du vieil Ouest).
Justice Sauvage, Phil Karlson (1973)
Parlons du cas de Justice sauvage de Phil Karlson, qui marque selon toi une rupture dans la « mécanique » du vigilante movie, en dévoilant l’engrenage sanglant dans lequel se retrouvent pris « pseudo-justiciers », criminels, victimes et spectateurs.
En effet. Justice sauvage reprend tous les codes du sous-genre tels qu’ils s’imposent en 1973, mais pour figurer plus nettement encore une impasse que dans Joe ou L’Inspecteur Harry. Un cycle de violence est clairement désigné – au moment de se réinstaller dans sa ville natale, le protagoniste Buford Pusser évoque le fusil hérité de son grand-père qu’il remettra un jour à son fils –, mais la croisade justicière qui s’amorce est filmée comme un long chemin de croix, une suite d’épreuves doloristes qui font de Pusser un martyr plutôt qu’un vengeur. Le cycle paraît rompu lorsqu’il jette, à la fin du film, son arme (une sorte de massue en bois) au sol en face de ses ennemis ; il est alors brisé de toute façon. Mais les habitants à sa suite ont retrouvé grâce à (ou à cause de) lui leurs réflexes lyncheurs et fondent sur les truands pour probablement achever son travail de répression brutale. C’est un peu une métaphore de la situation d’alors, du côté du cinéma : on a compris que le vigilantisme était intenable et destructeur. Les antihéros ne cessent de le prouver, mais le spectateur retrouve sa passion « optique » du spectacle vengeur et désire malgré tout voir encore et encore les malfrats cloués au pilori.
L’autodestruction est-elle l’horizon inévitable du vigilante ? Est-il par nature ce guerrier suicidaire évoqué par Paul Schrader ? Après tout, certains spécimens semblent survivre à leur propre aliénation, comme c’est justement le cas de Travis Bickle dans Taxi Driver ou de Paul Kersey dans Un Justicier dans la ville.
Comme l’admet Schrader lui-même, la survie de Travis Bickle est sujette à caution. A‑t-il survécu jusqu’au happy end, ou bien ce dernier n’est-il qu’une sorte d’ultime fantasme, de délire pré-mortem ? La suite de travellings aériens dont use Scorsese pour survoler la scène sanglante dans laquelle se joue le climax laisse planer l’ambigüité. En un sens, la fin de la première aventure de Paul Kersey est tout aussi ouverte. En le voyant désarmé, mais braquant son index vers des voyous croisés à la gare de Chicago où il est parti s’exiler pour mettre un terme à ses activités de justicier, on ne peut que se demander : ne va-t-il pas poursuivre l’autodestruction qu’il avait entamée ? Les suites du film répondront à leur manière, mais c’est presque une autre histoire.
Joe, c’est l’Amérique de John G. Avildsen, a été scénarisé par Norman Wexler, qui sera également l’auteur, trois ans plus tard, du script de Serpico de Sidney Lumet. Voilà un autre genre de justicier solitaire, lancé dans une croisade de plus en plus aliénante contre la corruption policière. Frank Serpico, exact contemporain de Paul Kersey, l’architecte endeuillé d’Un Justicier dans la ville, en serait-il aussi la version vertueuse ?
Tout personnage américain œuvrant par lui-même, en marge de l’institution, pour faire triompher ses principes, dialogue avec le vigilante : qu’on soit dans l’héritage d’une pensée libertaire à la Thoreau ou de l’hyper-individualisme à la Rand, on part de toute façon du même socle culturel — ce que les Américains nomment le rugged individualism. Mais si on veut regarder les choses plus en détails, je dirais que Serpico n’est pas spécifiquement la version vertueuse du vigilante mais plutôt, à la limite, le négatif de Harry Callahan. On a d’ailleurs souvent opposé l’un et l’autre pour mieux les comparer. Avant toute chose, Serpico est le témoin, le réceptacle humain du fléau imposé par un vaste système. En quelque sorte, c’est aussi le cas des personnages de Joe.
Certains vigilante movies étrangers pourraient-ils intégrer le canon américain ? Je pense à Mad Max, où la représentation de l’Australie rurale est proche de celle de Justice sauvage. À moins que tu ne considères que le film relève plus strictement du genre du revenge movie ?
La justice expéditive n’est certainement pas un motif exclusivement américain, même si elle résonne avec une vigueur évidente dans le cinéma et la société des États-Unis contemporains. L’Asie, l’Italie et dans une moindre mesure la France ont eu leur cinéma d’autodéfense. Mad Max tient sans aucun doute du revenge movie et pourquoi pas du récit de vigilantisme, mais il y a une donne importante qui le distingue : là où les justiciers américains s’élèvent contre un ordre social, dans Mad Max, on se situe littéralement dans un grand « après » — il n’y a pour ainsi dire plus d’ordre social. On est retourné au temps primitif du wilderness version australienne. Et dans ce contexte-là, la barbarie est en quelque sorte légitimée ou banalisée, car inévitable — police nulle part, auto-justice partout. La monstruosité du vigilante américain tient au fait qu’il intervient dans un monde éventuellement déliquescent, assurément dangereux, mais tout de même civilisé, où il se substitue à l’État. Sur des terres postapocalyptiques où l’Habeas corpus semble avoir disparu, la croisade de Mel Gibson me paraît faire moins tâche. C’est ce qui différencie l’outback de l’ozploitation et les prairies de Justice sauvage : sur ces dernières, la barbarie s’est installée, mais qui l’a semée ? La modernité et ses valeurs érodées ? Ou est-ce au contraire la tradition ancestrale de l’anarchie « frontalière », l’héritage d’une violence effacée par les historiens mais observée quotidiennement dans le vieil Ouest ? Les vigilante movies hollywoodiens de cette époque sont précieux, précisément parce qu’ils se lovent dans ce genre d’incertitudes.