En librairies à partir du 3 décembre, Le Jardin et le monde de Victor Moisan, édité chez Façonnage et illustré par Alex Chauvel, s’inscrit dans une lignée assez vivace de publications à mi-chemin entre travaux journalistiques et essais académiques consacrées à la série de jeux Zelda depuis une dizaine d’années. Le travail de l’auteur s’ouvre sur une hypothèse simple : l’art japonais du jardin, et notamment du jardin miniature (hakoniwa) dont on sait que Miyamoto, créateur de la saga, est un grand amateur, serait une clé d’analyse de la spatialité de The Legend of Zelda. Il s’agit donc d’une enquête qui relève de l’étude culturelle, naviguant entre références aux textes-clés de la culture japonaise, réflexion sur le contexte de production des jeux et analyse de leur contenu. L’angle d’attaque est clair, et l’un des aspects les plus réjouissants du travail de Victor Moisan réside dans sa connaissance de première main de la littérature et de la culture japonaises, qu’il mobilise et transmet efficacement à partir de ses recherches. Certaines démonstrations sont imparables, comme la superposition de la topographie de la ville de Kyoto (où se trouve encore aujourd’hui le siège de Nintendo), bâtie selon les principes feng shui, et du level design d’Ocarina of Time – « une étendue d’eau au sud », « une montagne au nord », « une rivière à l’est », etc. ; ou encore le rapprochement entre le Sakutei-ki, guide pour la conception des jardins datant du XIe siècle qui préconise de choisir « un terrain conforme aux quatre divinités cardinales » afin de garantir bonheur et longue vie, et la quadrangulation des créatures divines dans Breath of the Wild.
La construction du livre repose sur plusieurs partis pris notables. L’angle principal, peut-être un peu attendu, consiste à faire d’Ocarina of Time l’épicentre de l’analyse – décision commune à plusieurs autres publications du même genre, et qui peut faire regretter qu’un investissement similaire ne soit pas accordé parfois à d’autres épisodes moins commentés. Dans le même temps, ce choix de concentration permet l’un des aspects les plus intéressants du livre : les descriptions de séquences, intercalées rythmiquement entre les chapitres argumentatifs. Neuf au total, elles prennent chacune comme objet l’un des donjons d’Ocarina of Time, et retracent le cheminement de Link d’énigmes en labyrinthes, de trésors en combats. Il est assez rare de voir un auteur prendre autant au sérieux l’analyse formelle d’un jeu vidéo que Victor Moisan lors de ces passages, qui se distinguent d’ailleurs graphiquement du reste du manuscrit, imprimées en blanc sur fond noir, pour restituer, semble-t-il, la charge inquiétante et claustrophobique des espaces en question. D’une manière générale, l’ouvrage s’avère extrêmement réussi visuellement : les illustrations d’Alex Chauvel, proches du roman graphique, donnent une grande cohérence à l’ensemble et relisent avec tendresse et intelligence l’iconographie de la série. Les réinterprétations dessinées des modèles cartographiques en trois dimensions des donjons, qui ouvrent chaque description de séquence avec une arborescence sculpturale complexe, sont particulièrement bien pensées. L’ensemble nous épargne ainsi les artworks ingrats et autres intégrations maladroites de visuels tirés des jeux dont sont généralement ornées ce type de textes. Quant au style de Victor Moisan, celui-ci se veut plutôt évocateur : l’expression est riche, variée, emprunte parfois à une forme de lyrisme sérieux. Sa plus grande qualité reste sans doute d’être clair sans appauvrir sa pensée, concerné sans être pompeux, faisant de Zelda : Le Jardin et le monde l’un des candidats les plus convaincants de ce nouveau genre de publications journalistico-académiques sur le jeu vidéo, avec l’avantage rare de proposer une véritable hypothèse de réflexion et non un simple « panorama » prétexte à une compilations de sources de seconde main. Maîtrisant le contexte culturel de la création de Zelda comme peu d’auteur(e)s francophones aujourd’hui, Victor Moisan signe en définitive un beau livre à destination de celles et ceux qui, comme lui, aiment et étudient la série.