Jusqu’au 26 janvier 2020, la Philharmonie de Paris présente une exposition qui propose d’explorer les liens entre Charlie Chaplin et la musique, sur un plan biographique, esthétique et culturel. La grande force du parcours est d’ouvrir son propos à tout ce qui, chez Chaplin, relève d’une forme de musicalité. Revenons sur quelques-uns des exemples les plus intéressants présentés dans ce riche assemblage.
Le music-hall
L’exposition s’ouvre sur les débuts de Chaplin en tant que musicien et comédien, aux côtés de son frère Sydney dans des troupes anglaises ambulantes. Elle décrit ensuite son ascension grâce à Fred Karno, imprésario de music-hall qui lance en même temps la carrière de Stan Laurel et dont les spectacles réinventent sur scène un comique burlesque. Il ne reste aucune trace de ces numéros, si ce n’est un film de Pathé inspiré des créations de Karno (qui poursuivra d’ailleurs la firme pour plagiat). Ce court témoignage, présenté ici à côté de scènes extraites de Charlot au music-hall (1915, fig. 1), permet de saisir l’importance de cette formation initiale où se mêlent musique, théâtre populaire et numéros comiques, au début de la carrière cinématographique de Chaplin. En cela, la mise en parallèle du Carmen de Cecil B. DeMille (1915) et de sa version par Chaplin sortie quelques mois plus tard éclaire les origines du ton parodique et irrévérencieux de son cinéma, en même temps que son penchant, à ses débuts, pour un dispositif cinématographique rappelant celui de la scène (vue frontale et décor en arrière-plan, comme sur un plateau). La suite de l’exposition consiste alors à montrer comment, par le recours à des techniques musicales, le cinéaste s’est affranchi de ce cadre originel, caractérisé par une certaine rigidité.
L’invention d’un corps musical
À l’aide de nombreux extraits et photographies (notamment les très beaux portraits de Chaplin par James Abbe dans les années 1920), le parcours met en lumière la création de la persona de Charlot et plus particulièrement de sa gestuelle chorégraphique. Des clichés documentent chacune de ses poses à la manière de pas réalisés par un danseur, alors que des scènes projetées montrent le corps de Charlot en mouvement comme principal ressort comique de ses films. De sa démarche caractéristique à la scène fameuse des Temps modernes où il se trouve pris dans une suite de rouages mécaniques (fig. 2), ce corps tantôt immense ou minuscule, souple ou raide, semble toujours dicter leur tempo aux scènes.
L’insistance sur l’admiration de Chaplin pour Nijinski, qu’il rencontre en 1916, éclaire d’un jour nouveau son rapport à la danse. Dans Une idylle aux champs (1919), il invente un ballet en forme d’hommage à l’artiste russe, avant de travailler, dans les années 1930, sur un scénario racontant la vie tragique d’un danseur baptisé « Najinski ». Ces influences sont à double-sens et Fernand Léger, notamment, frappé par la puissance visuelle du corps de l’acteur, lui réserve une place de choix dans un ballet mécanique où un Charlot cubiste en deux dimensions, reconnaissable à ses attributs (le chapeau, la moustache, la canne, le noir et blanc), change de forme et se recompose à l’infini.
Du bruit à la musique
À cette dimension profondément visuelle du cinéma de Chaplin s’ajoute une attention aux sons, alors même que son premier film sonore, Les Lumières de la ville, ne sort qu’en 1931. Si la présence d’une machine à bruits en service dans un cinéma dans les années 1920 nous rappelle qu’aucune projection n’était réellement « muette », la maîtrise totale de l’accompagnement musical échappe un temps à Chaplin. Pourtant, on ne compte plus, dans sa filmographie, les personnages de musiciens, ni les gags reposant sur la suggestion du son par un élément visuel, comme son jeu de violon frénétique dans Charlot musicien (1916) dont la drôlerie naît, en l’absence d’une bande-originale suivant le rythme des images, de l’influence visible sur les corps des acteurs de cette musique impossible à entendre. L’exemple de La Ruée vers l’or, sorti pour la première fois en 1925, illustre parfaitement une forme de frustration du réalisateur qui n’a pas de prise sur l’accompagnement musical joué en direct au moment de la projection. La célèbre scène où Charlot fait danser des petits pains au bout de deux fourchettes (fig. 3) aurait été tournée en pensant au morceau Ocean Roll de Roger Lewis et Lucien Denni, sans que l’on sache s’il a été joué dans certains cinémas : lors de la première du film, Chaplin choisit même The Kell Row, une chanson écossaise du 18e siècle pour illustrer la scène. En 1942, il décide de ressortir le film dans un nouveau montage, avec l’ajout d’une voix-off à la place des intertitres et d’une nouvelle musique. S’il envisage un temps d’utiliser des chansons populaires pour la scène des petits pains, il préfère finalement composer avec Max Terr un tout nouveau morceau dans l’esprit de l’enseignement de Fred Karno : sans les concurrencer, ni les redoubler, la musique doit « être un contrepoint gracieux et envoûtant » aux images.
C’est avec Les Lumières de la ville qu’il compose pour la première fois la bande-originale d’un film en suivant ce même précepte, qu’il appliquera jusqu’à La Comtesse de Hong-Kong en 1967. Reconnu pour la pertinence de son travail musical, Chaplin rencontre alors de nouvelles figures du jazz ou de la pop et écrit même quelques tubes, tels Smile ou This Is My Song interprété pour la première fois par Petula Clark, ce qui permettra au réalisateur de couvrir l’échec commercial de son ultime film. Dans une toute dernière salle, l’exposition évoque la postérité de ces chansons écrites par Chaplin. Il est frappant de constater à quel point elles font le pont entre une musique noire issue du jazz et du funk (de Nat King Cole à Michael Jackson, en passant par Stevie Wonder et Diana Ross) et la variété blanche des crooners (Frank Sinatra, Judy Garland, Michael Bublé, mais aussi Céline Dion et Rod Stewart).
De la musique à la parole
Le choix de Chaplin de conserver pour son premier film sonore les intertitres du muet, en n’appliquant les nouvelles techniques de sonorisation qu’à la musique et aux bruitages, annonce déjà la dimension proprement musicale des dialogues dans la plupart de ses films suivants. S’il lui semblait impossible de faire parler Charlot, il peut enfin pleinement utiliser le son à des fins comiques à partir des Lumières de la ville, comme dans la scène du discours où les voix se trouvent remplacées par un bruit inintelligible se moquant de la qualité technique discutable de certains talkies. D’autres effets témoignent des expérimentations du cinéaste : l’amusant bruit de succion lorsque Charlot mange des spaghettis, ou le hoquet qui le prend après avoir avalé un sifflet. Lorsqu’il entre finalement dans le cinéma parlant, il retire de ces expériences une attention particulière aux dialogues, non seulement pour ce qu’ils disent, mais aussi pour leurs singularités sonores. Le dernier extrait présenté dans l’exposition est le discours de Hynkel dans Le Dictateur (fig. 4). Dans une langue allemande inventée dont Chaplin ne retient que les sonorités les plus exagérées, le dictateur déploie une logorrhée traduite en direct par quelques phrases à la brièveté hilarante. C’est que, comme le comique peut naître du décalage entre l’action et le son, il peut tout aussi bien être engendré par la différence entre la parole et le bruit. Le domaine des mots n’est pourtant pas désinvesti par Chaplin, et l’exposition nous rappelle que Le Dictateur se termine sur cette phrase : « Tu dois parler », dans une injonction politique où la musicalité cède la place à l’urgence historique.