Il y a Chaplin, et les autres. De toute l’histoire du cinéma, aucun cinéaste n’a aussi bien réussi à unir cinéphiles et spectateurs de tous les pays. Personne n’est devenu célèbre aussi vite et ne l’est resté aussi longtemps, accumulant chef d’œuvre sur chef d’œuvre. Pour preuve de ce succès sans cesse renouvelé, aucun des longs-métrages muets de Chaplin et presque aucun des courts n’a disparu, alors qu’on estime la perte des films muets américains à près de 50%. Mais comment explique-t-on la magie Chaplin ? Le cinéaste est sans aucun doute celui qui fut le plus l’objet d’ouvrages de cinéma et de théories cinéphiles, comme s’il n’était jamais possible de venir à bout de l’œuvre. Aujourd’hui néanmoins, il reste peu de choses à découvrir du génie chaplinien. Contentons-nous d’en redécouvrir certains aspects encore méconnus.
Le Kid, réalisé en 1921, La Ruée vers l’or réalisé en 1924-1925 et Le Cirque, réalisé entre 1925 et 1927 (le tournage dura deux ans !) sont les tout premiers « longs » métrages de Chaplin, si l’on exclut L’Opinion publique – cas particulier dans l’œuvre, puisque le cinéaste n’y est pas acteur. Ce sont également les premiers films réalisés en toute indépendance (sauf Le Kid, qui est l’un des derniers de la période First National), grâce au studio United Artists que Chaplin a cofondé avec ses amis Douglas Fairbanks, Mary Pickford et David W. Griffith. Le cinéaste peut ainsi s’exprimer à son aise, d’un point de vue technique comme scénaristique. La transition avec les premiers courts du burlesque se joue notamment sur un rapport comique/tragique qui n’existait pas dans les premiers Essanay ou Keystone. Les longs métrages de Chaplin ne sont plus seulement drôles ; ils visent également à émouvoir… Qu’on se souvienne par exemple du cri du Gosse appelant son père adoptif alors qu’on l’emmène dans un orphelinat, ou de l’air abattu du Prospecteur solitaire lorsqu’il découvre que sa bien-aimée Georgia a oublié leur rendez-vous du Nouvel An. Ces scènes ne sont pas moins réussies que l’acrobatie du Cirque, où Charlot-funambule est mis en danger par un groupe de singes…
Mais ce qui nous intéresse ici, c’est le rapport tout aussi contradictoire que complémentaire entre le personnage Charlot, rebelle à toute autorité, et le cinéaste Chaplin, autoritaire et perfectionniste au point de passer deux ans sur le tournage d’un film de 70 minutes… Comment la mise en scène de Chaplin sert-elle Charlot ?
Charlot l’anarchiste
On voit souvent le vagabond Charlot comme l’exclu d’une société qui rejette tous ceux qui ne se fondent pas dans la masse, tous ceux qui ne se conforment pas à l’ordinaire. Charlot serait donc un « asocial ». L’analyse des premiers longs métrages de Chaplin montre toute la fausseté de ces théories. Charlot n’est pas contraint de sortir de la société, il l’a choisi. C’est un « anti-social », il refuse de faire partie d’un groupe ou d’une communauté. Nous verrons ainsi plus loin que pour marquer ce déni de la vie en société, Chaplin filme toujours le personnage de Charlot sur un autre plan que les autres.
Charlot est réfractaire aux valeurs de la bonne société. La famille ? Il n’en a pas. Dans Le Kid, son enfant lui est presque tombé du ciel, et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il ne lui apprend pas les bonnes manières… Et même si le film s’achève sur un happy-end assez rare dans l’œuvre chaplinienne (Charlot accompagne le Gosse et sa mère dans leur maison), il n’est pas interdit de croire que le vagabond ne restera pas longtemps dans cette maison. De même, et bien que Charlot tombe quasiment toujours amoureux dans les films de Chaplin, le personnage finit rarement accompagné. La mère du Gosse l’invite chez elle parce que son enfant ne peut pas se passer de lui, l’Écuyère du Cirque lui préfère un beau funambule (c’est d’ailleurs Charlot lui-même qui les aide à s’enfuir pour se marier). Seule la fin de La Ruée vers l’or pose problème : devenu millionnaire, Charlot conquiert enfin le cœur de sa belle Georgia, et part avec elle, comme il partira avec la Gamine des Temps modernes. Mais cette fin est soumise à caution : car en 1942, Chaplin remonte son film pour en faire une version différente de 1925, où la critique du rêve américain était moins atténuée. La fin du film a ainsi été sensiblement modifiée d’une version à une autre : « le baiser prolongé entre Chaplin et Georgia Hale est remplacé par une conclusion plus chaste, le couple quittant le champ main dans la main […]. Le baiser posait sûrement moins de problème que l’intertitre auquel il était associé. Voyant Charlot et Georgia s’embrasser sur la bouche au lieu de regarder l’objectif, le photographe s’exclamait : “Oh ! You spoilt the picture !” et le double sens de ce carton (“vous avez fait rater la photo” et “vous avez trahi le film”) ajoutait une intéressante nuance autocritique. »
Cette fin de La Ruée vers l’or ne remet donc pas en question le principal trait de la personnalité de Charlot : c’est un solitaire content de lui. Bien plus : c’est un anarchiste, qui ne voit pas une fatalité dans le fait de repartir toujours seul, mais plutôt un éternel recommencement. Charlot refuse tout ce qui peut l’enraciner, le stabiliser dans une société ou un groupe, et notamment le travail contractuel. Dans Le Kid, il gagne misérablement sa vie en faisant casser les vitres par son Gosse puis en les réparant. Dans La Ruée vers l’or, il dégage la neige devant un magasin, l’amassant tant et si bien ailleurs que les habitants sont obligés de lui demander de continuer sur la rue entière. Dans Le Cirque, il paraît heureux de trouver un travail, mais se fait continuellement renvoyer, jusqu’à décider de refuser l’emploi offert par le directeur à la fin du film.
L’anarchisme de Charlot n’est pas seulement un refus négatif. Il se sent aussi dans l’action directe. Charlot est un faiseur de troubles : là où il passe, l’ordre trépasse. Il n’hésite pas à frapper des policiers dans Le Cirque et à sérieusement les malmener lorsqu’ils doivent le poursuivre sur un tourniquet. Il est le symbole parfait de la mécanique burlesque : le rire est provoqué par la souffrance des personnages. Charlot se sert d’un homme assommé comme d’un tabouret dans Le Cirque, il frappe sans prévenir un homme avec une brique dans Le Kid, il a même des poussées sadiques envers le funambule du Cirque. Même l’innocence ne trouve pas grâce à ses yeux : ne sachant que faire du Gosse, il tente d’abord de le donner à un vieil homme, puis envisage de le jeter dans une bouche d’égout. Charlot ne revendique aucun courage ni aucune virilité : conscient de son infériorité physique, il tire dans le dos de ses adversaires et profite de leurs faiblesses momentanées pour leur porter les coups les plus bas.
Quant à la religion, elle est bien évidemment l’objet de moqueries pernicieuses : l’image de la mère du Gosse est mise en parallèle avec celle du Christ portant sa croix ; et les prières dites par Charlot et le Gosse sont rapides et peu crédibles. Comment croire en Dieu quand ses émissaires chargés de porter « soins et attentions » aux enfants des rues ne savent que les séparer de ceux qui les aiment ? La violence du directeur de l’asile envers le Gosse (face à sa détresse, il le rejette en le frappant) semble condamner pour l’éternité ces institutions issues de la foi catholique.
Chaplin cinéaste
Comme le remarque Francis Bordat dans son remarquable ouvrage Chaplin cinéaste, le génie de Charlie Chaplin va bien au-delà de la « simple » invention d’un personnage et d’une gestuelle uniques dans l’histoire du cinéma. Derrière Charlot le vagabond et l’amuseur public, il y avait Chaplin, un cinéaste perfectionniste jusqu’à la mégalomanie, qui sut dégager un univers reconnaissable, où la mise en scène se pensait comme la principale dynamique du récit. Cela à une époque où les techniques de réalisation, limitées, semblaient interdire une perpétuelle innovation.
Pour comprendre pourquoi l’œuvre de Chaplin nous semble étonnamment moderne, pourquoi des générations d’enfants et de cinéphiles en devenir s’extasient toujours devant ces films muets sans âge, il faut en revenir à une pure analyse de la richesse de sa scénographie. Comme dans la plupart des films classiques américains, la mise en scène ne s’impose pas au spectateur. Mais discrétion n’est pas synonyme de paresse. Chaque plan est si mûrement réfléchi que le public lambda ne sent pas le labeur… Tout simplement parce que Chaplin trouve toujours le meilleur (et le plus simple) moyen d’exprimer son idée initiale. Qu’on se souvienne pour l’exemple de cette fameuse anecdote selon laquelle, lors du tournage des Lumières de la ville, Chaplin mit huit mois à trouver comment mettre en scène la rencontre entre le Vagabond et l’Aveugle… La scène est aussitôt devenue un chef d’œuvre de poésie burlesque. Car provoquer l’immédiate compréhension – et du même coup l’adhésion – du public est au cœur de la réflexion du cinéaste Chaplin.
Le Kid, La Ruée vers l’or et Le Cirque, premiers longs métrages de la période muette, sont l’occasion pour Chaplin, non seulement de sortir de l’anonymat son Charlot, mais aussi de donner leur pleine mesure aux techniques apprises des burlesques période Essanay, Keystone, etc. Dans un éclairant chapitre sur la scénographie chez Chaplin, Francis Bordat étudie ainsi l’utilisation du cadre non seulement comme une source de gag, mais aussi comme une réflexion de la situation et la position des personnages les uns par rapport aux autres. De fait, les techniques du muet permettaient peu de mouvements de caméra comme le travelling ou la contre-plongée. Le plus souvent, la caméra était posée face aux personnages pour toute la durée du plan. Il fallait donc jouer sur la taille des plans (gros plans, plan moyen, plan américain, plan d’ensemble, etc.) ou sur le rapport décor/cadre.
L’analyse de ce deuxième procédé éclaire la relation du cinéaste Chaplin avec le personnage Charlot. Comment faire comprendre, dans le plan, que Charlot s’exclut de la société ? En opposant d’abord sa solitude aux groupes d’anonymes : dans Le Cirque, le film commence avec un Charlot au premier plan, de dos, devant un groupe d’hommes en arrière plan. Dans La Ruée vers l’or, Charlot arrive sur le côté droit du cadre, face au saloon, sur le côté enneigé du décor, alors que les hommes sont sur le côté gauche, et lui tournent le dos en entrant dans le saloon. Plus loin dans le même film, Charlot avance vers le fond du cadre à gauche. Il est totalement seul. En parallèle, sur la droite, plusieurs tables, dont l’une occupée par Jack, le rival de Charlot. En faisant un croche-pied à notre prospecteur solitaire, Jack entre dans son espace. Cette incursion de la société dans la solitude de Charlot, vécue comme une agression, ne peut que conforter sa position « antisociale ». Enfin, lorsque Charlot, au désespoir de ne pas voir apparaître Georgia pour le jour de l’an, vient regarder par la fenêtre du saloon, Chaplin le filme dans l’obscurité, en contraste avec les lumières vives qui émanent de l’intérieur du saloon.
Même le cadre semble ne pas convenir à l’esprit rebelle de Charlot. Tous les moyens sont bons pour l’en exclure. Dans La Ruée vers l’or, une porte ouverte, un courant d’air, une bourrasque, et voici Charlot rejeté en dehors de la maison et du cadre. Une maison au bord d’un précipice, et le personnage tombe par la porte. Les éléments naturels ne sont pas seuls en cause : lorsque Big Jim retrouve son ami d’infortune dans le saloon, il le tire du cadre par le bras, n’y laissant plus que ses jambes en l’air.
La maîtrise du décor et de l’espace par Chaplin est exceptionnelle. Ainsi par exemple, les déplacements et fuites vers le fond du cadre sont souvent assimilés à des échecs, à des lâchetés ; à l’inverse les avancées ou poursuites vers la caméra sont des moments plus glorieux. Seule la fin des films échappe à cette règle : ni échec, ni happy-end, le départ de Charlot vers l’horizon est le signe d’une vie plus circulaire qu’horizontale, d’un éternel recommencement.
On pourrait multiplier à l’infini les exemples, car la richesse des films de Charlot ne s’épuise jamais : ainsi serait-il intéressant d’étudier l’utilisation de la circularité et de la verticalité dans Le Cirque, l’utilisation de la musique, les ressorts du burlesque, le regard autocritique de Chaplin sur son propre comique, etc. Mais il nous a semblé important de redonner d’abord toute sa dignité au personnage de Charlot, qui a choisi de rester maître de son propre destin même si cela doit être synonyme de misère financière. Si ce choix de vie exemplaire fait encore rêver aujourd’hui, c’est que malgré ses guenilles et ses airs d’ahuri, Charlot l’anarchiste est et restera le plus beau héros de l’histoire du cinéma.