Des corps et des décors étaient au menu de la 24e édition du Festival des Cinémas Différents et Expérimentaux de Paris (FCDEP), concoctée par le collectif Jeune Cinéma. La plupart des courts présentés en compétition ont en effet témoigné de deux grandes tendances : d’une part une attention particulière portée à la corporalité, de l’autre une approche cartographique et spatialisante des images.
La fabrique du corps humain
Avec Le Passage du col, présent au palmarès, Marie Bottois filmait sa propre opération de renouvellement de stérilet après un entretien avec sa gynécologue. Gros plans sur la vulve, insertion du spéculum, extraction de l’ancien stérilet puis pose du nouveau, avant un recours aux ciseaux coupe-fils : en détaillant avec minutie et sans détour l’opération, Le Passage du col se présente dans un premier temps comme un documentaire à forte connotation pédagogique. Sorte d’anti-Blonde – on se souvient des plans in utero filmés par Dominik pour épouser la violence de l’emprise pénétrante du regard masculin sur Marylin Monroe –, le film repose sur une renégociation du rapport de domination que suppose la configuration habituelle d’une opération médicale. Patiente mise à nu et vulnérable, Bottois continue malgré tout de diriger la scène une fois allongée sur le divan d’examen, troublant la fine frontière qui sépare la fiction du documentaire (notamment par l’interruption d’une scène jouée « pour de faux » par la gynécologue, qui recommence ensuite « pour de vrai »). À la fois patiente et cheffe d’orchestre, la cinéaste joue avec son propre dispositif filmique en même temps qu’elle redéfinit le dispositif médical, dictant le rythme des événements pour mieux rendre supportable la nécessité, dans ce contexte opératoire précis, de lâcher prise.
De par son caractère frontal et explicite, Skin Pleasure évoquait quant à lui un autre documentaire d’opération médicale : De Humani Corporis Fabrica, dont il serait la variante pornographique. L’essai vidéo de Marius Packbier et Aïlien Reyns questionne, de manière très ostentatoire, la relation qui se noue entre l’écran et la peau humaine lors du visionnage de films porno, avec une série d’extraits trouvés sur Internet (masturbation, sécrétion, mutilation, etc.) accompagnés d’une voix-off sépulcrale. La peau y est envisagée comme un véritable médium, sorte d’interface ultra-sensible entre l’intérieur du corps et la plasticité exacerbée des images pornographiques. Film un brin morbide, qui met l’accent sur les stigmates laissés par une manipulation excessive de la peau, Skin Pleasure se trouvait aux antipodes de la démarche de Marie Bottois. Alors que dans Le Passage du col, celle-ci filme son intériorité de l’extérieur tout en politisant les contours de son dispositif documentaire, Packbier et Reyns restent en surface d’une multitude de corps transformés en figures abstraites avant de montrer, dans un finale pour le moins frontal, une éjaculation filmée en très gros plan depuis l’intérieur d’un vagin. Une pénétration qui s’achève par ces mots, témoignant d’une toute autre manière de figurer, encore une fois, un abandon : « Je me stimule avec ma propre excitation, jusqu’à m’y perdre complètement. »
Cartographies
Show Me Other Places : le mashup éthéré et contemplatif de Rajee Samarasinghe arborait, sans être le film le plus inspiré de la sélection, un titre résumant le programme de nombreux films en compétition. La dimension cartographique du cinéma expérimental était en effet au centre de plusieurs propositions, entre The Frog is the Pond’s Witness d’Anuj Malhotra, constitué d’images de surveillance autour d’un parc à New Dehli, et White Shadow d’Annelore Schneider et Claude Piguet, voyage en uncanny valley dans un futur dystopique où les images numériques se sont matérialisées et ont transformé le monde en une déchetterie géante. C’était également le cas des très beaux ul-Umra et Three Cities Winter ‘19, deux courts intégralement silencieux qui ont su, en partie grâce à leur mutisme, tirer leur épingle du jeu par rapport à d’autres films bien plus bavards.
Le premier, ul-Umra, s’appuie sur des images fixes de la mosquée d’inspiration Maure située à Hyperabad, en Inde. Proche du flicker avec ses effets de clignotements et son défilement heurté, le film réalisé par Gautam Valluri conjugue architecture et cinéma structurel, passant au crible les particularités de l’édifice autant que les intervalles et les franges de la bande pellicule. Il s’agit de révéler la structure du film lui-même en même temps que celle du bâtiment, de décomposer et d’atomiser ce lieu pour mieux le reconstituer, morceau par morceau, à l’aide du montage. Même perspective fragmentaire dans Three Cities Winter ‘19 de Connor Kammerer, film d’assemblage au dispositif particulièrement sophistiqué. En flânant dans trois villes différentes durant l’année 2019 – Tokyo, New York, puis Paris –, le cinéaste a enregistré, sur une même pellicule, plusieurs fragments de plans en s’aidant d’un cache pour masquer le reste de l’image. Le résultat, fruit de deux années de travail, est vertigineux : chaque séquence ressemble à une carte animée de la ville à laquelle elle se consacre, avec une trame spécifique correspondant à chacun de ses quartiers. L’image se redéfinit zone par zone, comme un cristal ou du verre en train de se fissurer, produisant de superbes jeux d’échos. Ici, le soleil irradie l’un des plans avant que ses rayons ne débordent soudainement sur les images voisines ; là, un premier vélo traverse un quartier avant qu’un second ne lui succède, dans le sens inverse, à l’autre bout de la carte. Les images de Paris évoluent ainsi en suivant une trajectoire spiralaire, lorsque des plans où le rouge domine commencent à apparaître au milieu de la carte avant de contaminer le reste de la ville, arrondissement après arrondissement. Travail plastique et cartographique d’exception, Three Cities Winter ‘19 n’impose par ailleurs rien à son audience : jouissant d’une grande liberté de déplacement, notre œil y est libre de se promener, quartier par quartier, plan par plan, au gré des fragments.
Après le feu
Pour conclure, mentionnons l’un des plus beaux films de la compétition, qui faisait presque bande à part, plastiquement et thématiquement. Embers from Yesterday, Aflame de William Hong-xiao Wei est une méditation visuelle et sonore inspirée de la poésie transcendantale chinoise. Le film commence sur des arbres marcescents en noir et blanc, accompagné d’une bande-son avec des murmures aux accents incantatoires, avant de muter petit à petit en une transe hallucinante et psychédélique dont se détachent des bouts de films défigurés par un procédé d’émulsion. L’expérience, d’une intensité qui confine très vite à l’hypnose, a l’air dans un premier temps de se suffire à elle-même, et pourrait même sembler un peu gratuite. C’était sans compter la dernière partie, qui boucle la boucle avec des arbres qui, à la différence de ceux du début, apparaissent cette fois-ci en fleur : l’émulsion chaotique du celluloïd, obtenue en plongeant la pellicule dans du gel hydroalcoolique, figurait en réalité un processus de régénération. De sorte que la dégradation de la matière permet de donner de la couleur, et donc de la vitalité, à des images qui en étaient originellement privées.