De Leviathan à Caniba, où l’anthropophage Issei Sagawa était filmé au plus près de sa chair, le cinéma de Véréna Paravel et Lucien Castaing-Taylor n’a cessé d’annoncer De Humani Corporis Fabrica, inspiré de l’ouvrage d’anatomie fondateur d’André Vésale, dont il reprend le titre. Le film se déroule au sein de plusieurs hôpitaux de la région parisienne et s’ouvre sur une scène qui nous entraîne dans le boyau souterrain de l’un des bâtiments. L’idée est claire : il s’agit de faire la lumière sur ce qui est longtemps resté dans l’obscurité, profondément enfoui sous la surface de la chair. Pour cela, le duo met en relation deux mondes parallèles, l’un intérieur, l’autre extérieur, au fil d’un montage bicéphale. D’un côté, des scènes d’opération chirurgicale nous invitent à explorer l’intériorité du corps humain, en livrant des images, disons-le, encore jamais vues sur grand écran. De l’autre, des séquences montrent le quotidien des patients et du personnel soignant, notamment les difficultés des employés à mener à bien leur travail dans les conditions, précaires voire piteuses, qui sont celles de l’hôpital public en France. Il n’y a pas que les corps qui sont malades : la grande machine hospitalière, elle-même filmée comme un agencement organique avec ses artères (les couloirs, les sous-sols), apparaît aussi en état de décrépitude avancée. La comparaison illustre bien la nature hybride du cinéma de Paravel et Castaing-Taylor, qui exploite toujours un dispositif plastique particulier (caméras embarquées, images sous-exposées, flou du signal vidéo) afin d’ausculter une thématique stimulante sur le plan anthropologique (pêche maritime, cannibalisme, et ici imagerie médicale).
Le continent méconnu
Dans une scène d’endoscopie, une caméra miniature effectue plusieurs va-et-vient le long d’un intestin en forme de tunnel, pendant que deux chirurgiens, à l’extérieur, comparent les prix du mètre carré dans la ville de Clichy à ceux de la capitale. Ces quelques traits d’humour rendent les scènes d’opération bien plus supportables qu’attendu, surtout au regard de Caniba et de ses frangins japonais adeptes de l’automutilation. On peut d’ailleurs s’en étonner : c’est précisément parce que les deux cinéastes montrent ici, sans détour et dans le détail, les différents gestes opératoires (entailles, sutures, scissions, aspirations de fluides corporels, extractions de prostate), que le film repousse beaucoup moins qu’il ne fascine. « Je suis perdu là, ça devient de plus en plus abstrait », concède l’un des chirurgiens devant une cavité remplie de sang, avant de prévenir, un peu plus loin, que tout ça va finir « comme les chutes du Niagara ». De fait, les images du corps confinent souvent à l’abstraction et évoquent de grands paysages où le monde organique, trituré par le mécanique (ciseaux, pinces et autres bistouris), conservent une part de mystère. Désorienté par la complexité de ce qui se révèle, on voit tout et en même temps presque rien. Il est d’ailleurs possible de considérer la scène où un œil est opéré en gros plan comme le reflet de ce qui se joue de notre côté de l’écran : le globe oculaire y est malmené avant d’être lavé, purgé puis recouvert d’une nouvelle petite rétine. Paravel et Castaing-Taylor s’inscrivent en ce sens dans la lignée du travail de Jean Comandon, figure majeure de ce que Nicole Brenez appelle le « continent méconnu du cinéma scientifique », en même temps qu’ils investissent pleinement la dimension phénoménologique du cinéma expérimental.
De Humani Corporis Fabrica est donc autant un film sur le corps humain que sur le regard que nous posons sur lui. Certaines opérations se déploient sur un temps long, pour nous permettre d’observer patiemment les petits drames qui s’y jouent, à l’image de cette césarienne s’ouvrant sur un geste quasi horrifique (une entaille, puis un déchirement soudain de la peau) avant de s’achever sur le miracle bouleversant d’une naissance. Si les deux cinéastes poursuivent avec brio leur quête d’une abstraction nichée au cœur même de la figure humaine, le film s’avère plus inégal quand il prend place hors du bloc opératoire. Deux vieilles femmes apparaissent par exemple complètement esseulées, sans savoir où aller au-delà d’un couloir, tandis qu’un homme, atteint d’une maladie mentale, reste piégé dans les entrailles de l’établissement. Si ces segments soulignent ce que le film figure plus finement ailleurs (l’hôpital comme un réseau machinique et tentaculaire, cf. ces tubes pneumatiques qui suivent une cystoscopie un peu chaotique), ils ne ternissent pas pour autant la fascination qu’exerce durablement ce cinéma anatomique.