On peut s’attendre, sans prendre trop de risques, à ce que Blonde divise : présenté à Venise et à Deauville, le film a déjà été amplement vilipendé pour son schématisme psychologique, son style soi-disant publicitaire et la crudité, voire la maladresse, de certaines scènes. Si ces reproches ne sont pas entièrement dénués de fondement, Blonde s’avère toutefois plus curieux et complexe qu’attendu, tant les fluctuations de sa mise en scène obéissent à une logique élastique produisant ici et là des grands écarts aussi stimulants que déstabilisants. En adaptant le roman de Joyce Carole Oates, Andrew Dominik a réalisé, ce qui n’est pas le moindre des paradoxes, le film le moins glamour que l’on puisse concevoir sur la vie de Marilyn Monroe. Norma Jeane (le vrai nom de la star) s’imagine souvent, pour se concentrer ou se calmer, être entourée « d’un cercle de lumière ». Mais cette lumière est noire : cernée de toutes parts de projecteurs, d’appareils photos ou de caméras, Monroe, vampirisée et dévorée par les regards libidineux de ses admirateurs, s’avance dans des ténèbres qui menacent de l’engloutir. La manière dont Dominik réinvestit l’imaginaire hollywoodien des années 1950 pour en révéler le fond secrètement maléfique n’est pas sans rappeler, du moins dans l’esprit, le cinéma de David Lynch, au point que Blonde s’apparente presque par endroits à un remake d’Inland Empire. La comparaison peut étonner, d’autant plus au regard des précédents films de Dominik, mais les deux cinéastes ont en commun de triturer l’héritage hollywoodien et de travailler, par une abondance d’effets, une forme perméable à des images impures – par exemple celles de la publicité, champ que Lynch a d’ailleurs plusieurs fois investi. Le film passe ainsi du noir et blanc à la couleur, change de format, regorge de ralentis, de visions cosmiques, d’incrustations numériques, de plans débullés ou anamorphosés… Cette profusion n’est pas sans occasionner quelques heurts – on y reviendra –, mais constitue le principal intérêt du film, plus encore que la performance, certes parfois impressionnante, d’Ana de Armas, qui campe une Marilyn constamment en équilibre au-dessus d’un abîme.
Ce qui frappe en premier lieu devant Blonde tient au fait que la souplesse et le foisonnement de sa forme contrastent radicalement avec l’excessive rigidité de la thèse sur laquelle s’appuie le récit (toute la vie de Monroe est hantée par l’ombre d’un père absent et les sentiments contrariés que suscite chez elle la perspective de devenir mère). Sans minorer cet écueil – le film a vraiment la main lourde en la matière –, le centre de gravité de Blonde se trouve ailleurs, dans la façon dont chaque scène ou presque déplie une logique formelle qui lui est propre, mue par une soif d’expérimentation faisant ponctuellement mouche. Ainsi d’un plan à trois s’acheminant vers une transition hallucinante : alors que Marilyn est en plein ébat sexuel avec les fils de Charles Chaplin et d’Edward G. Robinson, le drap sur lequel les amants s’étreignent s’anime par le truchement d’un morphing pour se fondre dans les chutes du Niagara, immortalisées en 1953 par Henry Hathaway. C’est justement devant Niagara, projeté dans une salle de cinéma, que l’on retrouve Marilyn caressée par les deux mêmes amants. Raccord (quand bien même la coupe est masquée numériquement) génial, totalement inattendu, qui témoigne d’un désir de malaxer les images iconiques de Monroe pour creuser une veine quasi-fantasmagorique. Il donne surtout la clef pour apprécier le film en dépit de ses travers : le prosaïsme de l’association d’idées à l’origine du glissement plastique (orgasme → cascade) est contrebalancé par une somme de détails qui l’enrichissent, comme ce léger tremblement du drap à l’instant où il s’anime, ou lorsque le tissu se confond pleinement avec l’écume de l’eau. Les séquences les plus convaincantes de Blonde obéissent à cette règle tacite : leur dynamique n’est pas réductible au principe, il est vrai souvent naïf, qui les préside. En témoigne une autre scène très réussie où l’actrice assiste à la première des Hommes préfèrent les blondes d’Howard Hawks. Le morceau de bravoure de Monroe, le numéro consacré à « Diamonds Are a Girl’s Best Friend », dont Ana de Armas rejoue en partie la chorégraphie, s’inscrit dans un jeu de champs-contrechamps renversant la tonalité originelle de la scène. La salle, où déborde le rouge chatoyant du film, devient l’antichambre de l’enfer, accueillant des spectateurs aux sourires mi-réjouis, mi-inquiétants, au milieu desquels Marilyn, dépossédée de sa propre image, pleure de désespoir. La scène a beau avoir le défaut d’être explicitée par un dialogue redondant (« It’s not me », se lamente-t-elle), Dominik accomplit un petit tour de force : faire de la légèreté hawksienne le terreau d’une cérémonie démoniaque.
Au fond du fond
La mise en scène de Blonde peut être qualifiée de bien des manières : violente, brutale, jusqu’au-boutiste, parfois même assommante, lorsque par exemple Marilyn vomit dans les toilettes d’un avion, et par extension sur la caméra et le visage du spectateur. Les séquences qui justifient l’interdiction du film aux moins de 18 ans aux États-Unis sont probablement celles qui feront couler le plus d’encre : Dominik détaille crûment des viols subis par la star, telle une fellation forcée par Kennedy, filmée sans ellipses et montée en parallèle (dans un télescopage assez grossier) avec le lancement d’une fusée que regarde d’un œil distrait le président à la télévision. Il en va de même pour les deux scènes d’avortement, l’un réel, l’autre possiblement fantasmé, contenant chacune un plan filmé depuis l’intérieur du vagin du personnage. Ces partis pris, qui flirtent ostensiblement avec le mauvais goût, ont le mérite de s’en tenir à une ligne : figurer, dans la chair même de Monroe, la violence d’un regard pénétrant. En « plaçant » (par le truchement d’effets numériques, cela va sans dire) sa caméra dans le sexe de Marilyn, Dominik n’épouse pas le regard du chirurgien, mais matérialise ce que sous-tendent les œillades lubriques des hommes sondant sa plastique. Passe encore ces scènes, dont la cohérence justifie la rudesse. On ne peut malheureusement pas en dire autant de toutes. Blonde est un film qui tente beaucoup de choses et en rate un certain nombre. L’un des choix les plus hasardeux du cinéaste est de représenter les différents fœtus de l’actrice, dont aucun ne viendra à terme (entre plusieurs avortements et une fausse couche). Les visions in utero, qui rappellent lointainement le fœtus de 2001, l’Odyssée de l’espace, donnent à l’embryon une voix et une conscience. Le film en vient à cultiver sur ce point une ambivalence certaine. S’il épouse le point de vue névrotique de Monroe, accablée par un sentiment de culpabilité, il reprend aussi, même involontairement, les codes des campagnes américaines anti-IVG diffusées par de nombreux réseaux droitiers et religieux. La part composite du style de Dominik montre ici ses limites : à force d’aller chercher des images un peu partout, sa caméra finit par fouiller les poubelles. Ce qui nourrit sa singularité – une certaine audace, une envie de faire feu de tout bois – se révèle être aussi sa faiblesse : la quête du « trop » aboutit à un film trop long et qui par endroits va trop loin, tête baissée, au risque de la sortie de route. Ces errements ne suffisent cependant pas à noircir complètement le tableau ; sinusoïdale, la plongée de Norma Jeane Mortenson dans l’enfer d’Hollywood et de ses cercles ténébreux renferme suffisamment d’éclats cauchemardesques pour ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain.