Le mois dernier, Critikat mettait en avant l’ambitieuse programmation consacrée par le Festival Entrevues de Belfort aux remakes en publiant le texte de Mathieu Macheret paru dans le catalogue de la dernière édition et en reprenant au Reflet Médicis à Paris l’une de ces doubles séances. À l’opposé de cette démarche très hollywoodienne (mais pas que…) de la fabrication en série, le festival proposait de découvrir, des films manifestes et expérimentaux consacrés au geste féministe en cinéma.
Ceci est mon corps
SCUM Manifesto
Les Rencontres Cinéma et histoire revenaient cette année sur « la libération du corps féminin dans les années 1960 et 1970 ». Le programme « Ceci est mon corps » faisait se rencontrer différentes approches, depuis des films ouvertement militants jusqu’à des fictions rendant compte de la condition féminine à cette époque. Une séance consacrée aux œuvres de Carole Roussopoulos et Delphine Seyrig (réalisées dans un contexte collectif) a montré comment la vidéo a pu être utilisée comme un outil politique, permettant à la fois la création d’images émancipées des canons patriarcaux et la réappropriation des images existantes. En 1976, les deux femmes réinterprètent le S.C.U.M. Manifesto de Valerie Solanas dans une vidéo du même nom. Delphine Seyrig y fait mine de dicter des extraits de ce texte féministe enragé à Carole Roussopoulos, jouant le rôle de dactylo. L’écart entre la virulence du texte (qui appelle de ses vœux la disparition du genre masculin) et le détachement de la dictée s’avère cocasse. Comblant l’absence d’un texte épuisé en France, la vidéo se présente comme un moyen de faire circuler ses idées transgressives. Maso et Miso vont en bateau (1975, coréalisé avec Nadja Ringart et Ioana Wieder) se présente quant à elle comme une réponse à un objet télévisuel intolérable. Pour fêter la fin de l’« année de la femme », en 1975, Bernard Pivot proposa aux téléspectateurs français une émission spéciale en compagnie de Françoise Giroud, alors secrétaire d’État à la condition féminine. Sur la base de ce principe déjà douteux, la réalité de l’émission s’avéra dépasser largement les limites de la décence. L’enregistrement de l’émission, reprise en quasi-intégralité, est ici trituré, truffé de boucles et de commentaires textuels qui viennent dire avec une ironie mordante un effarement non pas tant face aux propos machistes que Pivot se plaît à relayer que face aux réactions complaisantes de la secrétaire d’État (rebaptisée « Maso »). La vidéo devient un moyen de combattre une idéologie se présentant comme « normale » et des faits que certains jugent « naturels » en faisant entendre des voix contraires. Deux autres films rendaient compte du militantisme féministe dont ces vidéos étaient issues, mettant l’accent sur des tentatives de reprendre possession de son rapport à la maternité : le magnifique documentaire Regarde, elle a les yeux grands ouverts (1980) de Yann Le Masson et L’une chante, l’autre pas (1976) d’Agnès Varda. Ce film charmant était un autre moyen de se replonger non seulement dans la réalité féminine de l’époque mais dans son esprit : la volonté de provocation, l’audace que donnait le sentiment de faire bouger les lignes (ici, une clinique d’avortement belge devient un lieu de drague, et lorsque Pomme décide de se séparer de son compagnon peu après la naissance de leur fils, elle lui propose de la mettre enceinte de nouveau afin que chacun puisse garder un enfant pour soi). Loin d’être uniquement idéaliste, le film rend aussi compte des limites de libertés qui restent circonscrites et doivent encore se confronter à des normes – celle du mariage, notamment.
Lucía (Humberto Solás, 1968, Cuba)
La rétrospective proposait également des ouvertures vers d’autres géographies, à travers notamment deux films très étonnants. Dans Lucía (1968), Humberto Solás peint le portrait de trois femmes du même prénom, ancré à chaque fois dans un moment-clé de l’histoire cubaine : la guerre d’indépendance contre l’Espagne (1895), le renversement de Machado (1932) et la campagne d’alphabétisation menée par Fidel Castro dans les années 1960. Malgré ce principe un peu théorique, le film n’a rien de systématique : loin de dessiner une même morale qui se répèterait à travers l’histoire, il a ceci de féministe qu’il dépeint des personnages de femmes qui ne sont ni des victimes, ni des héroïnes. Chacune se trouve confrontée à des problèmes liés à son époque, mais qui ne s’y réduisent pas : la première Lucía se fait prendre à une manipulation intemporelle, la seconde s’engage aux côtés de son mari mais peine à se faire écouter. Quant au troisième personnage, il prend le contrepied de ce que l’on pourrait attendre : en pleine promotion de l’égalitarisme socialiste, c’est en effet la troisième Lucía qui souffre le plus du machisme – peinant à résister à un mari autoritaire bien que la société soit de son côté. Si la condition féminine est donc ici liée aux évolutions politiques, le propos de Solás n’a rien de simpliste. Il s’agit surtout d’explorer les différentes formes que pet prendre l’amour, à travers trois personnages qui se distinguent autant par leurs personnalités que par la façon dont ils sont dépeints, la réalisation volontiers emphatique prenant différentes inflexions selon les épisodes.
La Brique et le miroir
Dans un tout autre style, le film iranien d’Ebrahim Golestan La Brique et le Miroir (1965) est d’une richesse thématique et formelle encore plus surprenante. Son anti-héros, Hashem, découvre un soir dans son taxi un nourrisson abandonné par une passagère. Alors qu’il sort du véhicule pour tenter de la retrouver, celle-ci semble s’être volatilisée dans un espace inquiétant, profondément sombre et zébré d’escaliers interminables. Commence alors pour Hassem un cheminement sans progression réelle, ponctué de tirades littéraires et de situations kafkaïennes. Golestan oppose à cet homme terrifié par le qu’en dira-t-on et qui semble vouloir se décharger de toute responsabilité, une femme déterminée, prête à s’engager pour une famille créée de toutes pièces en dehors des cadres biologiques et institutionnels. La Nouvelle Vague iranienne serait-elle moins machiste que son homologue française ? Voici en tout cas un film qui pourrait se prêter à moult interprétations, et constitue en lui-même une expérience troublante à la portée existentielle, tout en témoignant des mœurs iraniennes avant la révolution islamique.
Toutes ces œuvres étaient si puissantes que la thématique de la libération du corps féminin sembla ensuite ressurgir dans tous les recoins de la programmation du festival, de la rétrospective consacrée à Satyajit Ray au film de blaxploitation Coffy, la panthère noire de Harlem.
Parallèlement à la richesse de ces rétrospectives, le festival présentait trois compétitions, chacune resserrée autour d’un petit nombre de films, laissant à chaque œuvre la place d’exister. Nous avons notamment déjà évoqué les très beaux Brothers of the Night ou Jours de France à l’occasion de leur sortie en salles. Rares sont les palmarès qui donnent une idée si juste de l’identité d’un festival, tant l’exercice d’accord des sensibilités divergentes des membres d’un jury relève parfois de l’équilibrisme. On peut pourtant dire que les Grands Prix attribués cette année par les jurys d’Entrevues donnent une image fidèle de l’ADN d’un festival consacré aux premiers, seconds et troisièmes films mais surtout tourné vers des formes d’avant garde. Le Parc de Damien Manivel incarne à merveille cette grande ambition formelle tenue malgré un budget minimal. De même, Koropa, Grand Prix du court métrage et Prix Camira du court métrage, fait preuve d’une grande foi dans la simplicité de son dispositif. Patron, un jeune Comorien, s’initie à la conduite de la petite embarcation dans laquelle il transportera les passagers clandestins qui souhaitent quitter Anjouan pour Mayotte, île un peu moins pauvre que la leur. Pour éviter la police, ces voyages doivent se faire de nuit et par mer un peu agitée. Toujours pour esquiver les risques encourus dans ces passages illégaux, c’est à de très jeunes enfants qui n’encourent pas la prison, mais « seulement » un passage à tabac, qu’est confiée cette navigation périlleuse. La force de ce court portrait tient dans l’absolue sécheresse de la mise en scène de Laura Henno qui consiste en longs plans du visage muet et apeuré du garçon, enveloppé dans la nuit noire. Dans le discours ininterrompu de son formateur, on perçoit la terreur de l’enfant face à une tâche disproportionnée. Dans ces plans nus qui n’offrent que la simplicité du regard de l’enfant, chargé d’endosser les responsabilités des adultes, on envisage tout un emboîtement de misères. Misère des Comoriens qui fuient leur île contre misère de ceux exploitent ces migrations illégales. C’est dans cette confrontation entre une situation aussi absurde que terrifiante et le visage apeuré de l’enfant que l’on comprend le désespoir d’une situation politique sans issue.
Le réel parle pour nous
Pourtant, à l’opposé de ce spectre d’une ligne claire de mise en scène, on rencontrait aussi de nombreux films hybrides, à la forme luxuriante et aux expérimentations multiples. Le court métrage Le réel parle pour nous (mention spéciale du jury) raconte l’après-midi haute-savoyarde de Sandro, pensionnaire d’un hôpital psychiatrique en proie à des hallucinations, en compagnie d’Ada. Sur un marché puis dans un bureau de vote, une église et un salon de thé tibétain, les deux amis se trouvent confrontés à la figure de Marine Le Pen, qui fait l’objet non pas du rejet attendu, mais plutôt d’une forme d’attraction irrésistible. Le film place la femme politique au cœur d’un réseau de lignes obliques, échos implicites à l’idéologie lepéniste, de la rencontre d’un accordéoniste tchétchène dans le bus municipal à l’incitation à la haine envers les Musulmans birmans exprimée dans une vidéo YouTube. Le jeune réalisateur Antonin Ivanidzé joue admirablement de tensions entre dialogues très écrits et jeu naturaliste, base documentaire et remodelage du réel par le filmage et la manipulation numérique. Le caractère explosif de ce film audacieux, qui se frotte à ce que notre époque a de plus déstabilisant et contradictoire, n’est pas sans rappeler le mémorable Tip Top (2012). Présenté dans la rétrospective « Nouveau burlesque français », le film de Serge Bozon est proche de celui d’Antonin Ivanidzé dans son rapport à la fois direct et distancié à la chose politique, poussant le premier degré jusqu’à l’absurde.
The Illinois Parables
The Illinois Parables de Deborah Stratman, présenté après ce court métrage, opposait à son bouillonnement une forme plus glaçante de cinéma politique. En onze chapitres, la réalisatrice américaine revient ici sur l’histoire de cet État américain du septième au vingtième siècle à travers ses traces – ou leur absence – dans les lieux et les archives : paysages naturels, plaques commémoratives, documents scientifiques et juridiques se côtoient. Des voix – textes d’époque lus puis témoignages directs – se lient à ces images de façon souvent contrapuntique. Deborah Stratman évoque des événements généralement tragiques ayant façonné le territoire et ses habitants, des déplacements de populations Cherokee à l’assassinat du membre des Black Panthers Fred Hampton, en passant par les tornades ayant dévasté une partie de la région dans les années 1920. L’hétérogénéité des matériaux se complique donc d’une hétérogénéité des événements, tantôt naturels, tantôt politiques. Stratman semble répondre à la partialité des manuels scolaires par un survol tout aussi lacunaire de l’histoire, mais qui assume, lui, ses ellipses, ses partis-pris, plutôt que de donner l’illusion d’une continuité.
Lumières d’été
C’est avec une grande curiosité que nous attendions Lumières d’été, voyage au Japon et dans la fiction du documentariste français Jean-Gabriel Périot. Pour le court métrage 200 000 fantômes (2007), le cinéaste avait passé de longues semaines à fouiller les archives à la recherche de photographies du Mémorial de la Paix d’Hiroshima, dont le film offrait un montage en pixillation qui animait les images fixes pour donner du mouvement à la destruction de l’histoire. Le souvenir de l’anéantissement d’une ville et la possibilité de sa reconstruction sont aussi au cœur de ce nouveau film hybride. Conçu en deux parties que tout oppose, le film s’ouvre par le long entretien en huis clos d’une rescapée de la catastrophe. Cette forme classique du documentaire d’interview ne l’est que faussement puisque Périot a entièrement écrit ce monologue des heures qui ont suivi l’impact de la bombe à partir de dizaines de récits rapportés par des survivants. De plus, le cinéaste l’intègre à une forme fictionnelle, puisque le témoignage est recueilli par un Japonais installé en France qui travaille sur un reportage télévisé. À travers ce personnage d’homme qui, au milieu de sa vie, est frustré de n’être pas le grand cinéaste qu’il aimerait, le film énonce sa propre frustration de s’ouvrir comme un documentaire classique. Ce sera pour mieux prendre l’air et sauter du studio à l’air libre, du document au récit fantastique. Alors qu’il lui confie sa désillusion professionnelle, l’homme se voit invité par une jeune inconnue rencontrée sur un banc, à une visite guidée d’Hiroshima. Étonnamment vêtue d’un kimono traditionnel, elle incarne un lien fort au passé de cette ville. Malheureusement, ce dispositif rossellinien échoue à ce que cette jeune autochtone guide le visiteur comme le spectateur dans son époque et dans la géographie de la ville. Tourné avec très peu de temps et de moyen, le film ne parvient pas à prendre l’envol qui le ferait basculer d’un genre à l’autre. Tandis que le couple traverse le paysage urbain, la caméra portée les suit à une distance approximative qui ne parvient pas à faire exister le décor là où le récit nous suggère que la ville est le véritable personnage principal. Le manque d’inscription des deux figures dans la ville d’Hiroshima fait échouer le projet de faire se rencontrer dans cette ville fantôme en renaissance, deux âmes de passage.
Quinzaine claire
Autre film explorant la mémoire de la catastrophe, Quinzaine claire, réalisé par Adrien Genoudet et produit par Davy Chou, fait le récit d’un échec. Son titre emprunte au calendrier lunaire selon lequel après la quinzaine sombre pour évoquer le passage du Cambodge à une ère politiquement calme après quatre années de dictature de Pol Pot qui ont dévasté le pays. Est-ce qu’une forme artistique peut rendre compte de la catastrophe ? Alors que les commémorations de la déportation de Phnom Penh cherchent à rendre hommage aux victimes du communisme, l’idée d’une sculpture représentant cet épisode sombre de l’histoire du Cambodge est suscitée par les pouvoirs publics et débattue publiquement. Adrien Genoudet rencontre Pousserah Ing, dit Sera, sculpteur franco-cambodgien à qui l’on a passé commande d’une telle œuvre. Parallèlement au travail de création artistique, il assiste aux discussions qui commentent cette œuvre et sa capacité à rendre compte du massacre. À Phnom Penh comme à Hiroshima, l’heure n’est plus aux témoignages. C’est ce que montre la scène dans laquelle une femme se fait rabrouer alors qu’elle s’étend sur les malheurs infligés par les Khmers rouges à sa famille. L’objet de la réunion, loin d’être la reconstitution des faits, porte sur leur représentation artistique et l’une des questions posées à l’assistance consiste à définir si la sculpture d’un homme nu, motif purement hérité d’une tradition plastique occidentale, est à même de rendre compte de la réalité historique d’une toute autre culture. Car au-delà de la question du temps de la mémoire, c’est aussi celle de la forme qu’elle adopte qui est observé. L’artiste, émigré en France à la libération du pays, est imprégné d’une culture artistique occidentale et classique qui vient heurter en profondeur l’attente des Cambodgiens qui ne se reconnaissent pas dans cette forme. Bien entendu, l’interrogation de Genoudet sur la possibilité d’une œuvre singulière de rendre compte d’un malheur collectif et passé se fait au carré : derrière le questionnement adressé à la démarche de Sera, c’est aussi son propre travail qu’interroge le cinéaste. Quinzaine claire confronte deux visions presque irréconciliables du pays au présent : celle des touristes occidentaux qui arpentent, en short et munis de perches à selfie, les allées du Mémorial de Choeung Ek, et celle des jeunes Cambodgiens tournés vers l’avenir qui dansent pour les fêtes du Nouvel An.
Pastorale
Embardée montagnarde, Pastorale suit la randonnée de Paul, sur les traces d’une bergère dont il fut amoureux. Alors que la profession de sa belle l’enjoint à imaginer les retrouvailles comme la simplicité d’une comptine enfantine, Paul ne trouvera dans sa cabane que l’absence et la désillusion. Dans la simplicité d’un aller-retour du pied de la montagne à son sommet, la trajectoire du film épouse le tracé de la déception sentimentale du jeune garçon. Contraint de renoncer à la fin de conte telle qu’il avait imaginée (ils se marièrent et eurent beaucoup de moutons), il reprend piteusement à rebours le cours de son voyage. Si naïve que paraissait la pureté des sentiments du garçon, elle venait se loger dans le décor d’une montagne aussi simple et sublime que son ambition d’amour éternel. Sous l’orage, la descente se transforme en chemin de croix obscurci par la lourdeur du réel et des conditions climatiques qui font écho aux idées sombres du garçon. On constate avec bonheur que Rémi Taffanel, jeune poète il y a peu encore chez Damien Manivel, exporte avec grâce sa maladresse en hautes terres et surtout, dans le cinéma d’un autre.
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