Le 52e Festival La Rochelle Cinéma (ou FEMA, comme on l’appelle là-bas) proposait entre autres cette année une rétrospective de l’œuvre de Chantal Akerman, dont on a pu redécouvrir une dizaine de films avant leur ressortie en deux temps, à la rentrée.
« Il fallait se situer dans un entre-deux, comme entre deux portes : le corps absent, à la fois là et pas là. Il fallait savoir son texte, c’est la moindre des choses bien sûr, mais autrement. Chantal [Akerman] n’arrêtait pas de me dire : pas de psychologie. Quand j’ai préparé Les Rendez-vous d’Anna, nous avons visité trente magasins de chaussures et ce n’était jamais la bonne hauteur de talons… Chantal cherchait et à un moment donné, elle m’a dit : c’est celles-là… Elle avait entendu dans le son de cette paire de chaussures celui de l’Allemagne et des trains. »
C’est avec ces mots que Aurore Clément, actrice fidèle de Chantal Akerman, revenait, à l’occasion d’une table ronde animée par Charlotte Garson dans le cadre de cette 52e édition, sur la préparation de son rôle dans Les Rendez-vous d’Anna. La programmation d’une dizaine de films de la cinéaste franco-belge a permis de (re)découvrir la forêt qui se cache derrière l’arbre Jeanne Dielman. Et d’éprouver souvent la sensation d’être entre deux portes devant une œuvre très hétérogène, où se mêlent expérimentations proches de l’art contemporain (Hôtel Monterey, notamment), adaptation théâtrale (Letters Home), documentaires en prise avec l’Histoire contemporaine (la trilogie formée par D’Est, Sud et De l’autre côté), comédie musicale (Golden eighties) et comédies tout court (Un divan à New York, Demain on déménage).
Dans cette forêt dense, qui paraît toujours bien vivante malgré la disparition de la cinéaste en 2015, Jeanne Dielman, aujourd’hui auréolé de sa place de number one du cinéma d’auteur mondial (suite aux résultats du classement délivré en 2022 par la revue Sight and Sound), rayonnait d’un éclat particulier grâce au travail d’audiodescription réalisé par Marie Diagne et proposé par le FEMA dans le cadre de ses actions sur l’accessibilité. Il s’agissait tout simplement d’écouter au casque une traduction littérale de chaque seconde du film. Ainsi, la scène où Delphine Seyrig fait la vaisselle était traduite par : « Elle dépose une assiette plate dans l’égouttoir. Une autre. Une assiette creuse. Une autre. » Ce travail rendait hommage à l’extraordinaire puissance descriptive de Jeanne Dielman, peut-être le plus grand film jamais fait sur le « travail » domestique. Comme dans la littérature objective expérimentée par Robbe-Grillet et le Nouveau Roman quelques années avant la sortie du film, chaque objet (des ronds de serviette posés sur la table du repas aux maillots de corps du fils de Jeanne) existe dans sa temporalité usuelle. Ce n’est peut-être pas tant une façon de signifier l’aliénation d’une femme au foyer que la grandeur dérisoire des choses et la mécanique qu’elles nous imposent, presque à la manière du cinéma de Jacques Tati. Voilà ce qui frappe en premier lieu en reparcourant l’œuvre d’un bloc dans le cadre de cette rétrospective : l’existence d’un burlesque akermanien, qui apparaît (même dans Jeanne Dielman) dès que les objets occupent le premier plan ; c’est le matelas que la cinéaste elle-même déplace plusieurs fois au début de Je, tu, il, elle, les boutons qui servent à éteindre l’alarme de l’appartement de William Hurt dans Un divan à New York, ou encore le ballet des visites d’appartement sur la Hungarian Dance n°5 de Brahms au détour d’une scène de Demain on déménage. Dans Saute ma ville, premier film d’une dizaine de minutes, cette dimension burlesque voisine avec le tragique : une jeune ménagère (incarnée par Akerman elle-même) tente de nettoyer son studio en sortant d’un placard balai et poudres lavantes, mais finit par laisser la tâche en suspens, en ouvrant le gaz pour se faire exploser.
Toute une nuit
La grande porte par laquelle entrer dans cette œuvre, c’est donc celle de la crise, de la perturbation et de la destruction. On la perçoit à la fin de Jeanne Dielman – grand film de portes qui s’ouvrent et se referment (chambres, placards, ascenseur, portières de voiture), avant le dérèglement. Cette porte, d’autres films l’auront ouverte de façon plus directe, à commencer par Je, tu, il, elle, autoportrait dépressif qui commence comme une performance de body art : Akerman ne quitte plus son matelas, écrit de façon ininterrompue, ne mange plus que du sucre en poudre puis monte dans le camion d’un routier – personnage anticonformiste qui semble avoir trouvé son bonheur dans des liaisons sans lendemain avec des autostoppeuses. Dans la scène qui assure la transition entre les deux premiers blocs narratifs composant le film (d’un côté l’abandon à la mélancolie dans le minuscule studio, de l’autre, un départ, même si celui-ci reste sans but), on voit Chantal Akerman au bord du périph bruxellois, dans un décor industriel qui revient souvent dans ses films. Il préfigure le dehors ferroviaire de la chambre des Rendez-vous d’Anna, dont la fenêtre s’ouvre littéralement sur des rails, ou encore le bruit chaotique du trafic qui envahit l’appartement d’un couple à la fin de Toute une nuit. Ces films ne sont pas seulement l’expression du spleen akermanien et de son ancrage dans un territoire (l’Europe : de la Belgique aux pays de l’Est), ils peuvent être lus comme des documentaires sur la mélancolie moderne, au moins aussi importants en la matière que les films d’Antonioni ou de Jean Eustache – qui partageait d’ailleurs avec Akerman le goût des appartements bordéliques.
Au bout du lit
Cette porte du spleen, dans lequel la cinéaste finit par s’engouffrer corps et âme en 2015, trouve son exact contraire dans Un divan à New York, tentative de comédie romantique mal accueillie par la critique lors de sa sortie. Il faut dire qu’on n’imaginait pas, au milieu des années 1990, Chantal Akerman sur le terrain de Woody Allen, et encore moins Juliette Binoche et William Hurt intégrer son univers. Le divan new-yorkais dessine pourtant, au-delà de l’idéal de la comédie romantique qu’il dessine, l’utopie d’une chambre pour soi ailleurs que chez soi, loin du foyer qui apparaît comme le lieu de toutes les névroses (sur ce point, tout était déjà dit avec Jeanne Dielman). Le divan, c’est le lit ailleurs, et à travers lui la possibilité du bonheur, ou peut-être au moins du repos, de la quiétude. Sans chasser totalement la mélancolie, Un divan à New York est plus rayonnant que Demain on déménage, l’autre comédie qu’Akerman réalise une dizaine d’années plus tard : il s’agit d’un film très discordant où se redessine, dans un duplex chaotique, le foyer akermanien (une mère et sa fille), que l’on doit à la fois reconstituer et quitter, à la recherche d’un impossible chez-soi.
C’est pourtant dans le lit de ce duplex que se nouent les scènes les plus poignantes de Demain…, celles où la mère (Aurore Clément) et la fille (Sylvie Testud) se parlent avant de s’endormir. Comme pour le matelas de Je, tu, il, elle, le canapé-lit de Jeanne Dielman ou le lit double des Rendez-vous d’Anna, la chambre où l’on dort apparaît moins comme un lieu de repos que de parole et de veille, qu’il faut quitter quelquefois pour errer au clair de lune, comme le font les personnages de Toute une nuit, beau film dédié à la déambulation nocturne, voire à une forme de dérive somnambulique. Que trouve-t-on à l’issue du voyage ? Parfois, le miracle du sexe partagé (la fin de Je, tu, il, elle), ou le bonheur (Un divan à New York). Plus souvent, la solitude et la détresse.
« On rencontre une femme ; elle dit : « Rhabillez-vous ». Et l’on se retrouve seul. Est-ce que c’est toujours comme ça dans la vie ? » (Les Rendez-vous d’Anna)