En décembre dernier, la revue britannique Sight and Sound a placé Jeanne Dielman, 23, Quai du Commerce, 1080 Bruxelles de Chantal Akerman au sommet de son célèbre classement décennal des meilleurs films de tous les temps. La nouvelle a suscité de vives controverses, mais elle n’avait rien d’étonnant. Jeanne Dielman est en effet l’un des rares objets susceptibles de réconcilier deux sœurs ennemies : la critique cinéphile, dans la tradition française, et la critique culturelle anglo-saxonne, sensible aux enjeux de représentation, mieux reflétée par le renouvellement du pool des votants. Si j’aurais pour ma part classé sans hésitation le film parmi mes dix favoris, l’annonce de cette première place m’a pourtant gêné, sans que je parvienne tout de suite à m’expliquer pourquoi. À la réflexion, il me semble avoir toujours considéré Jeanne Dielman comme un chef d’œuvre de « contre-cinéma », un affront aux formes dominantes du septième art. Je ne pouvais pas me le figurer comme « le meilleur film de tous les temps », car je l’envisageais précisément comme une alternative aux monuments qui trustent habituellement les premières places de ce type de sondage – les Vertigo et Citizen Kane qui se disputent depuis des décennies la tête du classement Sight and Sound. En outre, si Jeanne Dielman devenait, à la faveur de cette première place médiatisée, la porte d’entrée en terres cinéphiles d’adolescents curieux, seraient-ils capables d’apprécier à sa juste valeur la radicalité de l’œuvre, sans connaître les films contre lesquels elle s’inscrivait ?
Mais si, justement, Vertigo n’était plus l’universel ? Et si Jeanne Dielman devenait le centre à partir duquel penser tous les autres films ? Que produirait ce déplacement-là ? Quel modèle de cinéma le film pourrait-il incarner ?
Nostalgie de la vaisselle
À chaque visionnage de Jeanne Dielman, je revois ma grand-mère, en train d’écosser des haricots verts, assise à la grande table de la cuisine ; ou bien debout, de dos, courbée au-dessus de l’évier, en train de finir la vaisselle du déjeuner. C’est sans doute le premier malentendu autour de l’œuvre : on y a vu soit un film à thèse, soit une installation d’art contemporain, quand les origines de sa conception relèvent de l’intime. « Je suis partie de quelques images très précises de mon enfance : ma mère que je voyais à l’évier, ma mère portant des paquets » confie ainsi Chantal Akerman à Télérama au moment de la sortie du film. Ces images si familières, qui ramènent à leur tour les spectateurs et spectatrices au temps révolu de l’enfance, on les avait peu vues au cinéma en dehors des sphères expérimentales – ou bien par bribes, dans le néoréalisme italien, chez Bresson ou dans Nathalie Granger de Duras. Dans Le Magique et le vrai, son passionnant ouvrage consacré au jeu d’acteur au cinéma, Christian Viviani note que la gestuelle du crédible, qui « regroupe ce qui relève de l’ordinaire, du pratique, du fonctionnel, du vrai » est souvent utilisée à des fins de caractérisation, pour effacer l’incommensurable distance qui sépare le personnage de la star qui l’interprète. Il faut que Marlene Dietrich lange son enfant dans Blonde Vénus, que Carole Lombard fasse la vaisselle dans Mon homme Godfrey ou que Joan Crawford prépare des pommes de terre dans Mannequin pour que nous puissions oublier un instant les actrices et que nous adhérions pleinement à la fiction se déployant sous nos yeux. Ces gestes crédibles sont la condition sine qua non de notre immersion dans le récit mais, dans la plupart des films, ils n’ont pas d’autre fonction que celle de toile de fond. Nécessairement plus réalistes qu’au théâtre, où l’expressivité se passe plus volontiers de la béquille du réel (les gestes crédibles y sont souvent feints), ils demeurent néanmoins tout aussi conventionnels.
Comme Joan Crawford, Delphine Seyrig prépare des pommes de terre dans Jeanne Dielman. On pourrait penser que l’actrice cherche ainsi à escamoter l’aura de mystère et de sophistication qu’ont construite ses apparitions successives chez Resnais, Truffaut, Losey ou Duras – pour les critiques de l’époque, il fallait bien ça pour « démarienbadiser » l’actrice et la rendre crédible dans ce rôle de mère au foyer obligée, pour subvenir à ses besoins, de se prostituer tous les après-midis. Mais la manipulation des tubercules n’y sert pas uniquement d’accompagnement ponctuel à une séquence dialoguée, comme chez Borzage. Elle excède également cette fonction de signe que les gestes du quotidien remplissent encore aujourd’hui dans un certain cinéma qualifié abusivement de « naturaliste » où, pour faire comprendre qu’une héroïne est issue des classes populaires, on lui fait sortir ses poubelles en jogging. Il suffit d’un plan, dans Jeanne Dielman, pour saisir que Delphine Seyrig, lorsqu’elle allume le gaz sous sa cocotte-minute, jouera le rôle d’une femme au foyer des classes moyennes. Le film continuera pourtant d’accompagner durant plus de trois heures l’héroïne éponyme dans les tâches ménagères qui rythment son quotidien, filmées (presque) en intégralité, dans de longs plans fixes. On comprend rapidement que le sujet du film ne sera ni la prostitution, laissée hors champ jusqu’à l’ultime séquence, ni les rapports entre Jeanne et son fils Sylvain, qui se limiteront à quelques maigres lignes de dialogues ne fournissant guère plus que de vagues données contextuelles sur le passé de l’héroïne (elle est veuve et a une sœur qui vit au Canada). Voilà sans doute la première singularité du film : il relève d’un cinéma dans lequel le réalisme n’est pas une convention, mais dont le réel est la matière ; un cinéma où les dialogues sont contexte, et les gestes sont texte.
Or ces gestes essentiellement laissés hors champ étaient souvent, jusqu’alors, considérés comme les plus dérisoires au sein de la hiérarchie des images : « D’habitude, au cinéma, on leur donne une hiérarchie artistique, on les signifie par ellipses et c’est comme cela que les spectateurs deviennent aveugles à ce qu’ils représentent. J’ai donc revalorisé tous ces gestes en leur redonnant leur durée réelle, en plans fixes, avec la caméra toujours en face du personnage », confiait Akerman en entretien. En faire la matière première d’un long-métrage de fiction distribué en salles a été justement perçu comme un geste politique de la part de la cinéaste : « En tant qu’homme, je viens de payer de dix minutes de ma vie passées à regarder cette femme peler des patates, les heures et les heures de liberté que mon sexe a gagnées en confiant ses compagnes à la cuisine », écrivait par exemple Thierry de Duve. En témoigne la réaction d’un bon nombre de critiques de l’époque, qui voyaient en Jeanne Dielman « une mauvaise plaisanterie et un pensum » d’un « ennui dense et total ».
Chantal Akerman n’avait pourtant pas pour projet de punir ses spectateurs et spectatrices en leur exhibant ce qui constitue encore le quotidien de bien des femmes. Cette banalité perçue comme ennuyeuse voire dégradante, elle la sublime par la qualité picturale de ses compositions frontales, renforcée par l’harmonie chromatique entre les cheveux et les vêtements de Delphine Seyrig et les meubles et papiers peints du décor de l’appartement. Pour celles et ceux qui auront longuement observé le travail domestique de nos mères et de nos grand-mères, Jeanne Dielman lui offre non seulement une visibilité, mais l’élève aussi au rang de sujet noble, de sujet d’art. Dans ce film, et ceux qui suivront, Chantal Akerman n’aura d’ailleurs de cesse de filmer ces lieux inhospitaliers que nous fréquentons sans les voir – halls de gare désaffectés, bars PMU, chambres d’hôtel impersonnelles – pour en révéler la beauté désolée par la pureté de ses cadres. Autre grande leçon du film, si évidente et pourtant si rarement retenue : il relève d’un cinéma dont la beauté ne naît pas tant de la nature des objets qui se trouvent dans le cadre, mais de la manière dont ils sont filmés.
Seyrig, en corps
Il serait pourtant terriblement réducteur de décrire Jeanne Dielman comme une simple succession de tâches ménagères effectuées en temps réel, aussi joliment filmées soient-elles. Cela reviendrait à dire que le film se contente purement et simplement d’enregistrer le réel et que les actions accomplies par l’héroïne valent avant tout pour elles-mêmes. Or, dans une certaine mesure, peu importe que Jeanne Dielman prépare des escalopes panées, fasse son lit ou époussette ses bibelots ; ce qui compte, c’est avant tout la manière dont elle le fait. S’il s’agissait seulement de capter les gestes d’une femme au foyer, Chantal Akerman aurait pu filmer sa mère, sa tante, n’importe quelle non-professionnelle recrutée sur les marchés de Bruxelles. Mais elle a choisi Delphine Seyrig.
L’actrice est d’emblée à l’origine d’une forme de déchirement dans le tissu du film : parce qu’elle fût la Fée des Lilas, Anne-Marie Stretter, Fabienne Tabard, l’inconnue hiératique de Marienbad, il y a une forme d’incongruité à la voir cirer des chaussures ou faire la vaisselle en robe de chambre. Comme toutes les performances à contre-emploi, la dissonance entre la persona de la star et la caractérisation du personnage attire nécessairement l’attention sur elle-même, produisant un effet d’étrangeté pour les spectateurs et spectatrices familiers de la carrière antérieure de Seyrig au cinéma. Contrairement à Alain Resnais (Muriel) ou à Liliane de Kermadec (Aloïse), qui affublaient la star éthérée de guenilles disgracieuses ou d’improbables perruques pour la ramener de force vers le monde sensible, Chantal Akerman ne cherche pourtant pas à exagérer cette dissonance en enlaidissant son interprète. Jeanne Dielman est dépeinte comme une femme coquette et soigneuse, toujours coiffée et maquillée avec soin. L’actrice conserve son port élégant et sa démarche gracieuse, qui suscitait l’admiration de Marguerite Duras. En cela, à nouveau, Chantal Akerman cherche à s’affranchir de l’iconographie traditionnelle de la femme au foyer : « Pourquoi j’ai choisi une femme belle ? Parce que les hommes s’imaginent que les femmes qui sont dans leur maison sont laides. Ma mère est belle. »
Si Delphine Seyrig est pourtant bel et bien méconnaissable dans Jeanne Dielman, c’est avant tout parce que Chantal Akerman déleste l’actrice des dispositifs de fascination fréquemment construits autour d’elle au cinéma à compter de sa révélation au grand public dans L’Année dernière à Marienbad. Ce rôle de grande dame d’un autre temps, réincarnation de Greta Garbo en plein cœur du cinéma moderne, était pourtant déjà une composition pour cette proto-hippie qui vivait la bohème à New York. Le succès du film, en figeant dans le marbre sa persona, a contribué à organiser les modalités de sa présence sur le grand écran : ses apparitions ultérieures tendent souvent à la fois à créer une rupture avec le réel et à faire dérailler la forme. Son image se démultiplie dans des miroirs, le découpage polarise l’attention sur son visage, des événements plastiques viennent perturber autour d’elle le cours de la fiction (ralentis, faux raccords, surimpressions), sa voix inimitable semble hanter jusqu’aux plans où elle ne figure pas à l’image, désynchronisée de son corps. Tout concourt à amplifier son aura irréelle, mythique. Cette iconisation tient aussi à la construction du point de vue dans ces œuvres, souvent délégué aux personnages masculins (avec des jeux de champ-contrechamp entre l’homme-regardant et la femme-regardée) et laissant peu d’espace à l’expression d’une subjectivité des personnages incarnés par Seyrig, qui existent avant tout en tant qu’images idéalisées et objets d’adoration.
Chantal Akerman, à l’inverse, refuse à la fois la grammaire du voyeurisme (pas de raccords regard ou de travellings d’accompagnement) et celle du fétichisme (pas de gros plans ni de contreplongées). Elle prive en outre son actrice de sa voix musicale, marqueur indélébile de sa présence, ici sciemment détimbrée et pratiquement inaudible, puisque le film ne comporte que très peu de séquences dialoguées. Elle surinvestit en revanche son corps habituellement indolent et désincarné dans ses films précédents, que l’on redécouvre non seulement en chair mais en mouvement, brusquement ramené à la matérialité du présent quand il avait tendance jusqu’ici à cristalliser des fantasmes passés. Par sa fixité et sa frontalité, la mise en scène de la cinéaste belge dépouille Delphine Seyrig des oripeaux du mythe pour rappeler qu’elle était avant tout une immense interprète. L’année où Laura Mulvey propose dans un article d’anthologie une déconstruction des dispositifs misogynes du cinéma hollywoodien classique, Seyrig et Akerman inventent ensemble une alternative pas moins fascinante mais marquée par un principe d’« égalité, toujours, entre l’image et celui qui la regarde ». C’est cela aussi Jeanne Dielman : un cinéma d’interprète plutôt qu’un cinéma de star ; un cinéma qui envisage en termes éthiques les rapports entre images et spectateur·rices.
Un récit de gestes
Jeanne Dielman est un film qui nous apprend à regarder. Cela peut sembler paradoxal, tant Chantal Akerman renonce, je l’ai dit, à tous les effets qui dirigent habituellement notre regard (changements de focale, mouvements de caméra, lumières directionnelles) et au principe de construction du cadre autour de la figure humaine. Jeanne Dielman est aussi un film d’action, un thriller aussi haletant que du Hitchcock : simplement, l’échelle des enjeux y est réduite. Plutôt que de déjouer un complot international, il s’agit de ne pas rater la cuisson des pommes de terre. Par la liberté visuelle offerte aux spectateurs et spectatrices de déambuler dans le cadre et par la réduction a minima de la matière narrative, Jeanne Dielman attire notre attention sur des choses que nous n’aurions probablement jamais remarquées dans d’autres films.
J’en reviens à ce premier plan dans la cuisine : Jeanne, dans son tablier de ménage dont le motif fait écho au mur carrelé derrière elle, allume le gaz sous une cocotte. Une sonnette retentit hors champ, mais la ménagère ne se précipite pas pour ouvrir : elle ôte lentement son tablier, lave puis sèche soigneusement ses mains et rajuste son gilet avant d’éteindre la lumière pour aller, enfin, accueillir l’homme qui l’attend à la porte, pendant que nous demeurons dans l’obscurité de la cuisine.
Dans le couloir de l’entrée (deuxième plan), Jeanne, dont le corps se retrouve cisaillé par le cadre, débarrasse l’homme de son chapeau, de son écharpe puis de son pardessus, avant de l’entraîner dans une chambre située au centre du cadre, en arrière-plan. Une ellipse marquée par une brusque variation de luminosité (troisième plan, où elle rend à l’homme ses affaires) signifie par euphémisme au spectateur qu’ils ont couché ensemble, avant qu’un échange de billets (quatrième plan, toujours dans le couloir, mais dans l’axe de la porte d’entrée) ne vienne élucider que ce rapport sexuel était tarifé. Au-delà de la circulation d’argent, on le comprend dans le caractère impersonnel des interactions entre Jeanne et l’homme. En attendant qu’il se rhabille, Jeanne tord ses poignets, les bras imperceptiblement tendus vers l’avant, déjà prête à recevoir les billets. Elle ne répond que d’un bref sourire de façade au « À la… semaine prochaine » que son client finit par bafouiller, et arrache prestement de son étreinte la main qu’il avait saisi pour lui dire au revoir.
Jeanne referme précipitamment la porte derrière l’homme avant de sortir du champ. On la retrouve dans le salon (cinquième plan) où elle allume la lumière, ouvre une affreuse soupière en porcelaine placée au centre de la table à manger, y lâche l’argent gagné, la referme, puis éteint. Elle rejoint ensuite la cuisine (sixième plan) et la boucle entamée dans le premier plan s’achève enfin : Jeanne retrouve ses pommes de terre qui, par miracle, le temps de la passe, sont parfaitement cuites. Elle peut poursuivre ses activités domestiques comme si de rien n’était.
Cette première séquence met en place le programme de la première moitié du film – car Jeanne Dielman est un film éminemment programmatique, et une fois n’est pas coutume, c’est l’une de ses grandes qualités. En cinq minutes, l’acte tabou de la prostitution est à la fois signifié ET refoulé de trois manières : dans l’espace (puisqu’il est accompli dans une pièce hors champ), dans le temps (puisqu’il est à la fois accompli dans une ellipse et opéré en douce, dans l’intervalle accordé par la cuisson des patates) et dans un objet, cette soupière creuse où l’argent de la honte est dissimulé à la vue de tous. Respectueux de la pudeur de son héroïne, le film signifie ainsi d’emblée que le sujet – polémique ou croustillant, selon le point de vue – de la-maman-et-la-putain ne sera pas traité comme tel ou, tout du moins, que l’essentiel se situera ailleurs.
J’ai cherché dans ma description à rendre compte de tous les gestes effectués par l’héroïne, par exemple dans le laps de temps assez long qui sépare le retentissement de la sonnette de l’ouverture de la porte d’entrée. Ce choix était délibéré : on est effectivement frappés par la manière dont Jeanne prend grand soin d’accomplir toutes ces tâches, l’une après l’autre, avec un calme olympien qui confine à l’impolitesse puisqu’elle est attendue. Si nous prêtons d’emblée attention à ces gestes pourtant anodins, c’est parce qu’ils retardent indûment la découverte de la personne qui attend à la porte : on croit encore, à ce stade, que le film commencera vraiment quand deux personnages auront commencé à dialoguer. Or les séquences suivantes clarifieront que cette succession ininterrompue de corvées ménagères, effectuées à un certain moment et dans un certain ordre, compte autant – si ce n’est plus – que les interactions humaines, réduites à leur caractère purement fonctionnel. Lorsque les autres lui font obstacle ou excèdent la place qui leur est accordée, Jeanne les ignore et poursuit sa tâche comme un automate : elle hausse le ton pour imposer au cordonnier bavard qui tente de lui faire la conversation la réponse toute faite qu’elle avait prévue de lui donner, et ne marque aucune pause pour laisser à son fils Sylvain le temps d’ôter ses affaires de la table qu’elle est en train de nettoyer.
De manière générale, au sein de son appartement, « l’étranger n’est admis que pour une fonction précise et son trajet est balisé » : Jeanne accompagne ainsi ses clients pour n’autoriser aucun écart entre la porte d’entrée et la chambre à coucher, et se met en travers de la porte pour empêcher la jeune voisine, dont elle garde l’enfant quelques minutes par jour, de franchir le seuil de son domicile. Le personnage paraît assurer la même fonction d’organisation de l’espace auprès des spectateurs et spectatrices. Le découpage d’Akerman semble pensé comme un enchaînement successif de tableaux rappelant parfois le cinéma des premiers temps, accompagnant l’héroïne dans l’accomplissement de son programme quotidien. La coupe n’intervient généralement qu’après que Jeanne ait quitté la pièce, comme si la caméra la suivait toujours avec un temps de retard, de même que l’héroïne décide, par la manipulation des interrupteurs de l’appartement, des portions de l’espace rendues visibles ou invisibles aux spectateurs et spectatrices.
Non seulement Jeanne accomplit-elle ses tâches dans un certain ordre, mais elle les accomplit d’une certaine façon – et c’est là qu’il faut saluer le génie de Delphine Seyrig, qui insuffle au personnage, par l’extrême technicité de son jeu, une perfection inhumaine que n’aurait pas su lui donner une actrice non-professionnelle. Aucun de ses déplacements n’est inutile, aucun de ses gestes n’est superflu ou hésitant : sa main gauche et sa main droite sont occupées sans relâche, souvent attelées simultanément à des activités distinctes. Toutes les corvées accomplies par Jeanne sont décomposées par Seyrig en un certain nombre de sous-tâches, comme autant de micro-gestes ponctués par l’actrice de manière à paraître à la fois autonomes et découlant logiquement les uns des autres. Ainsi, Delphine Seyrig ne met pas la table : elle accomplit distinctement une dizaine de gestes dont la succession a pour effet que la table soit mise. Cette stylisation donne à sa performance une dimension robotique, mécanique, renforcée par la manière dont l’actrice semble caler ses gestes et ses déplacements sur un tempo régulier que vient renforcer l’étonnant mixage du film : du fait du niveau inhabituellement élevé des bruits ambiants, chaque pas de Jeanne claque sur le sol comme un coup de fouet, à un rythme de métronome.
À force d’observer attentivement les moindres gestes de Jeanne Dielman, elle n’a soudain plus grand-chose à voir avec cette figure rassurante de la mère au foyer dont elle éveillait le souvenir. Elle ferait plutôt figure de réponse belge aux Stepford Wives d’Ira Levin, dont l’adaptation filmée sort en salles quelques mois avant le film d’Akerman : c’est une mère-machine, une mère-automate, livrée à un captivant ballet mécanique qui provoque chez les spectateurs et spectatrices un sentiment d’inquiétante étrangeté. Thierry de Duve suggère dans son passionnant article, que j’ai déjà cité, que si Jeanne Dielman peut accomplir des activités qui semblent moralement incompatibles dans son milieu petit-bourgeois (à savoir « cuisiner pour son fils » et « se prostituer »), c’est justement parce qu’elle divise ainsi sa journée en programmes ayant chacun leur unité de temps autonome, sans mémoire unifiant chacun d’eux. Chaque geste n’est donc pour elle qu’une étape parmi d’autres sur une chaîne de production, indépendante et pourtant indispensable à l’aboutissement de la journée, de chaque journée.
Car toutes les journées de Jeanne Dielman sont semblables. On le comprend avec effroi au milieu du deuxième jour, lorsque le film revient à son point de départ : Jeanne sale l’eau des pommes de terre, allume le feu de la gazinière, déboutonne sa blouse, se lave les mains et rajuste son gilet avant d’éteindre pour aller accueillir l’homme qui vient de sonner. La boucle est bouclée : on a alors la certitude que la vie suit pour l’héroïne un cours circulaire, chaque jour n’étant ni plus ni moins que la répétition du précédent.
Et pourtant, c’est à ce moment-là que tout se dérègle. Lorsque Jeanne et le deuxième client sortent de la chambre, quelque chose a changé. L’obscurité est plus forte que la veille, mais Jeanne ne pense pas à allumer la lumière dans le couloir ; elle est obligée de revenir en arrière pour déclencher l’interrupteur tandis que le client est en train d’enfiler son manteau. Elle oublie de refermer le couvercle de la soupière dans laquelle elle glisse les billets qu’il vient de lui confier, puis laisse la lumière de la salle de bains allumée, ce qui l’oblige à faire un aller-retour alors qu’elle retournait à la cuisine. Elle est décoiffée mais ne songe pas à se brosser les cheveux après sa douche rituelle. Et surtout, elle a négligé d’ôter les pommes de terre du feu : ces dernières sont trop cuites, elle doit les jeter et sortir en racheter, prenant du retard dans l’accomplissement de son programme journalier.
Le trouble inexpliqué du personnage semble se répercuter en série sur l’ensemble des gestes qui structuraient son quotidien. Ceux-ci sont effectués avec la même raideur robotique, mais ils sont désormais parasités par des déplacements inutiles, des mouvements absurdes. Seyrig incarne essentiellement ce changement par des variations rythmiques : le pas de Jeanne est soudain déréglé, elle marque de brusques pauses en plein mouvement, elle pèle les pommes de terre à un rythme irrégulier, tantôt lentement, le regard dans le vague, tantôt rapidement et les yeux rivés sur sa tâche. On remarque particulièrement le changement dans la séquence où Jeanne et son fils sont contraints d’attendre que les pommes de terre remises sur le feu par Jeanne soient cuites. En moins d’une minute, elle se rend deux fois dans la cuisine pour vérifier la cuisson, tantôt avec précipitation, tantôt avec lassitude, en oubliant d’éteindre les interrupteurs, ce qu’elle faisait pourtant avec maniaquerie depuis le début du film. Seyrig se dandine sur sa chaise, comme si elle était incapable de tenir en place et, pour ne pas rester inactive, accomplit des gestes tout à fait inutiles : déplacer la salière, lisser la nappe, sortir la serviette de son fils et la pousser vers lui avec une nuance de reproche, comme s’il était responsable de ce soudain temps mort.
Ce travail de déconstruction est soutenu par la mise en scène d’Akerman : le dispositif demeure inchangé – plans fixes et de longue durée –, mais le dérèglement de la routine s’exprime dans l’adoption d’angles de prise de vue inédits dans des pièces déjà visitées (un nouvel axe dans la cuisine, par exemple) ou par des décadrages qui viennent déséquilibrer les plans (la table du salon, jusqu’à présent filmée de manière frontale, se retrouve décentrée pour inclure Sylvain, assis dans le canapé). Or nous gardons en mémoire le souvenir de la perfection d’exécution des gestes par Delphine Seyrig qui marquait le premier mouvement du film. Parce qu’elle cède la place au dérèglement, la fiction se met soudain en branle dans chaque geste inutile, oublié, dans chaque moment d’attente que nous comparons à l’activité du jour précédent. Comme le note Scott MacDonald, arrivé à ce point du film, le spectateur est devenu aussi « obsessif-compulsif que Dielman elle-même, dans sa connaissance de ses rituels domestiques » : nous partageons désormais avec le personnage une mémoire commune, celle du temps où « tout tournait rond » et sommes aussi surpris que Sylvain Dielman quand sa mère n’est pas là pour le débarrasser et qu’il la trouve décoiffée et en retard dans la préparation du repas.
Le désordre s’accroît le troisième jour, où Jeanne se retrouve cette fois en avance sur son programme de la journée : le drame se noue alors pleinement dans l’incapacité de l’héroïne à maîtriser son environnement avec ses stratégies habituelles et par extension, à se contrôler elle-même. Cette tension éclate dès le réveil, tandis que Jeanne brosse comme chaque matin les souliers de son fils : les brossages de Delphine Seyrig sont à ce moment-là trop énergiques, trop volontaires, et elle semble passer une forme de rage sur les chaussures, à tel point que la brosse finit par lui échapper des mains et par tomber sur le plancher. Au cours de la journée, tout semble échapper au contrôle de Jeanne, toutes les tâches à accomplir sont contrariées ou vouées à un échec d’autant plus frustrant qu’elle ne cesse d’essayer de reprendre le dessus sur les événements. Ses interactions calculées avec le monde extérieur ne portent pas leurs fruits : la banque est fermée quand elle s’y rend, la serveuse du café où elle va tous les jours n’est pas là, elle ne parvient pas à trouver des boutons pour réparer la veste de son fils, bien qu’elle semble essayer tous les magasins de la ville. Deux séquences particulièrement angoissantes la mettent aux prises d’abord avec un café au lait qu’elle tente de préparer trois fois sans jamais réussir à obtenir un résultat satisfaisant à son goût, puis avec le nourrisson de sa voisine, qu’elle tente également de prendre à trois reprises dans ses bras pour le calmer et qu’elle finit par faire pleurer encore davantage. Dans les deux cas, la patience appliquée avec laquelle Delphine Seyrig tente des gestes, se ravise, recommence, s’achève sur de brusques emportements : se lever brutalement pour jeter le café raté, secouer l’enfant avant de le reposer sans ménagement dans son berceau et de quitter précipitamment la pièce. Une certaine violence désespérée commence à émerger dans son comportement : dans la façon dont elle saisit brutalement le réveil de sa chambre pour vérifier l’heure à deux reprises pendant la journée, dont elle claque la boîte aux lettres désespérément vide. On perçoit également cette perte de contrôle dans la logorrhée inattendue de Jeanne sur sa vie personnelle qu’elle déverse sur une vendeuse à un débit de mitraillette, comme si elle ne pouvait s’empêcher de meubler le silence indifférent de son interlocutrice. Autre refuge : l’affaissement, la prostration éteinte ; à défaut de savoir comment s’occuper, Jeanne s’assoupit dans un fauteuil ou ignore les coups de sonnette de sa voisine. Son implosion mènera à une issue fatale, premier véritable rebondissement narratif traditionnel du film, dont je dirai quelques mots plus bas.
On l’aura compris : Jeanne Dielman est un film qui ne se raconte pas, c’est un film qui se décrit. En me livrant à cet exercice, j’espère avoir cependant mis en évidence le miracle réussi par Akerman et sa comédienne : en réduisant le spectre d’attention du spectateur, Jeanne Dielman réinvente un pur cinéma de gestes où le récit peut advenir sans crier gare dans les dérèglements imperceptibles du quotidien ; un cinéma qui décompose le tissu du réel jusqu’à permettre de distinguer la moindre de ses fibres.
The F. word
J’ai souvent entendu que Jeanne Dielman n’avait jamais été pensé comme une œuvre féministe et qu’il ne fallait surtout pas la « réduire » à cela, comme si suggérer d’un film qu’il était féministe sous-entendait nécessairement qu’il ne pouvait être que ça. Chantal Akerman a en effet eu tendance, au fil des années, à minorer cet aspect du film pour insister plus volontiers sur sa dimension autobiographique : Jeanne Dielman serait autant, selon elle, un film sur « le rituel juif perdu » que sur une femme obsessionnelle. La réticence de la réalisatrice à revendiquer la dimension féministe de son œuvre n’est guère étonnante : à la sortie de ce film décrit à la fois par ses exégètes et par ses contempteurs comme un brûlot militant, Akerman courait le risque de se voir enfermer dans ces catégories (« femme cinéaste », « réalisatrice féministe ») qui refroidissent autant l’intérêt de l’industrie que celui des critiques. Chantal Akerman était une grande cinéaste tout court, et elle entendait être reconnue comme telle. Il me semble malgré tout important de rappeler qu’elle ne s’embarrassait pas de telles réserves au moment de la sortie de Jeanne Dielman : « Je suis féministe : je ne veux pas que les femmes s’enferment dans leurs difficultés. J’ai fait un film féministe, peut-être un des premiers, simplement en montrant ce qu’est la vie des femmes » déclare-t-elle dans Les Cahiers du GRIF, tout en nuançant dans Le Monde que « Jeanne Dielman est un film féministe mais pas un film féministe “poing levé”, même si je suis d’accord avec le M.L.F. »
J’ai déjà exposé certaines des raisons qui ont fait la réputation de « chef d’œuvre féministe » du film – son attention au travail domestique féminin, invisibilisé au cinéma comme dans la société, ou son refus du fétichisme et du voyeurisme dénoncés par Laura Mulvey. Il me faut aussi signaler l’insistance de la jeune cinéaste à tourner Jeanne Dielman avec une équipe majoritairement féminine, un choix qu’elle explique par des raisons qui rejoignent les constats opérés à la même époque par la première génération de critiques féministes : « Les filles ne trouvent pas de travail dans cet ordre-là. Y a personne qui va engager une fille pour la caméra, personne qui va engager une fille directrice de la photo, etc. Ensuite j’ai déjà travaillé avec des hommes avant – par exemple en 16, avec une Éclair, quand je demandais un plan large je me retrouvais avec un zoom avant sur le visage ou les mains de la comédienne qui bougeait à ce moment-là. » Certes, le tournage ne s’est pas déroulé sans heurts : en témoignent les images passionnantes réalisées par Sami Frey sur le tournage, où plusieurs techniciennes reprochent à Chantal Akerman d’être une « femme-patron », à la consternation de Delphine Seyrig, féministe revendiquée et particulièrement enthousiaste à l’idée de ce tournage (presque) non mixte. Cette initiative pionnière n’a néanmoins rien perdu de sa force politique, d’autant plus si l’on considère que le manque de diversité demeure un vrai problème, au sein des équipes de tournage mais aussi, plus largement, à tous les niveaux de l’industrie.
Cette digression m’amène à partager une anecdote, assez éclairante me semble-t-il sur la manière complexe dont le film articule ces enjeux féministes. J’ai récemment travaillé sur Jeanne Dielman avec des étudiant·es de master dans le cadre d’un séminaire sur les théories et pratiques féministes du cinéma. Nous avons longuement débattu de l’interprétation à donner à la fin du film, et en particulier de l’avant-dernière séquence dans laquelle Chantal Akerman nous fait enfin entrer dans la chambre de Jeanne au moment où cette dernière reçoit son client de la journée. Une fois la passe accomplie, l’héroïne saisit une paire de ciseaux qu’elle avait dans la précipitation abandonnée sur une coiffeuse placée face au lit, et les plante violemment dans la gorge de l’homme avant de quitter la pièce et de s’installer à sa table à manger, en état de choc. Akerman a clarifié à plusieurs reprises les raisons de son acte : Jeanne a joui pendant sa passe avec son client de la veille, et l’ébranlement qu’a provoqué cet événement imprévu dans sa vie routinière a entraîné la succession de catastrophes auxquelles nous venons d’assister. Lorsque la jouissance survient une seconde fois, Jeanne ne peut pas faire autrement que de tuer, pour éviter que le désordre ne s’installe encore et pour toujours. J’ai fait part de cette lecture à mes étudiant·es et elle les a choquées, en particulier à cause du plan particulièrement ambigu de l’acte sexuel entre Jeanne et son client.
La caméra est placée au-dessus du lit où Jeanne est allongée sur le dos pendant que l’homme, au-dessus d’elle, se livre à sa besogne. Elle semble d’abord inexpressive, insensible au va-et-vient de l’homme qui est en elle. Puis sa main droite commence à s’entrouvrir et se refermer, sa tête commence à s’agiter ; elle plaque sa main contre le client, comme pour l’interrompre, le repousser, mais il ne bouge pas d’un iota. Elle laisse sa tête s’abattre sur le côté et sa main tente désespérément d’agripper la couverture dans laquelle elle enfouit son visage tandis qu’elle laisse échapper de premiers gémissements. Elle commence à se débattre franchement, laisse échapper un sourire qu’elle tente de contenir aussitôt et ses yeux s’écarquillent d’horreur et de surprise tandis qu’elle tente à nouveau de décrocher ce parasite vissé à son corps. L’orgasme survient : elle plonge sa tête dans la couverture, comme pour l’étouffer. Par l’intensité, inédite dans le film, de ses expressions faciales, et la frénésie incontrôlable de ses mouvements, Delphine Seyrig rend alors palpable la détresse de Jeanne se débattant une fois de trop dans sa journée contre l’imprévisible inévitable : ici, la jouissance. Voilà en tout cas l’interprétation que j’ai livrée de la séquence dans ma thèse et à mes étudiant·es ce jour-là.
Or, pour certains et certaines d’entre eux, l’attitude défensive de Jeanne, sa souffrance manifeste et la manière dont elle tentait de repousser son client proscrivaient l’emploi de termes comme « plaisir » ou « jouissance ». À ma connaissance, en 1976, aucun texte écrit sur Jeanne Dielman, aucun entretien d’Akerman ne désignait explicitement cette séquence comme un viol, mais aujourd’hui, la rupture de consentement exprimée par les gestes et expressions faciales de l’actrice nous saute au visage. Une fois le mot « viol » prononcé, il devenait difficilement entendable pour mes étudiant·es que Jeanne puisse jouir alors qu’elle ne semblait pas consentante. Quant à l’idée qu’elle souhaitait précisément interrompre l’acte sexuel parce qu’elle refusait l’orgasme, je conçois bien qu’elle ait paru improbable : dans la vie, on a plus souvent tendance à rechercher le plaisir qu’à le fuir. Je me retrouvai dans une situation délicate. Je ne souhaitais pas nier le ressenti de mes étudiant·es, d’autant plus que je percevais moi-même la violence de ces images. Et en même temps, sans vouloir ériger les intentions de l’autrice en argument d’autorité (après tout, Étienne Chatiliez est bien persuadé qu’Agathe Cléry est un film anti-raciste), que nous restait-il pour analyser ce dénouement brutal, une fois la piste du plaisir nié écartée du revers de la main ?
On pourrait envisager Jeanne Dielman comme une sorte de rape-and-revenge, comprendre cette séquence comme l’expression littérale de la violence patriarcale subie par l’héroïne depuis le début du film, et le geste de Jeanne comme une réponse féministe à son oppression. Mais, comme l’a aussitôt fait remarquer une autre étudiante, une telle interprétation n’avait pas grand sens dans l’économie du film entier. Elle paraissait au mieux incohérente avec les trois heures qui précèdent. En effet, Jeanne Dielman (le personnage) n’est pas féministe : à aucun moment elle ne manifeste la moindre prise de conscience de son aliénation. La délectation visible qu’elle exprime dans le parfait accomplissement de ses tâches domestiques suggère plutôt qu’elle trouve une satisfaction dans ce morne quotidien qui nous semble insoutenable : n’occupe-t-elle pas toute la deuxième moitié du film à tenter de rétablir l’ordre disparu ? Bien sûr, envisager le meurtre final comme un acte rebelle d’émancipation paraît tentant car cette lecture s’accorde plus aisément à notre conviction que les femmes opprimées devraient se révolter contre le patriarcat et que toute violence sexuelle devrait être punie. Mais ce coup de force analytique pose question. J’entends bien la réticence de mes étudiant·es à entendre associés dans la même phrase les termes « violence » et « jouissance ». Sans feindre d’ignorer la dureté de ce qui se joue à l’écran, comment toutefois en rendre compte sans perdre de vue l’œuvre elle-même ? Peut-être en acceptant que l’on ne peut exiger qu’elle produise des représentations exemplaires ou conformes à la réalité ; et aussi en considérant toujours les éléments qui la composent, aussi problématiques soient-ils, comme les fragments d’un ensemble signifiant à sa manière. Jeanne Dielman (le film) est une fiction qui fonctionne selon des principes qui lui sont propres, et il me semble que le féminisme du film vient précisément de la manière provocatrice dont il dépeint la jouissance comme une violence pour son héroïne.
On l’a vu, le film dessine en creux une analogie entre l’asservissement de la prostitution et celui de la condition de mère au foyer mais, de manière étonnante, et sans doute contre-intuitive, la prostitution semble constituer pour Jeanne une forme d’émancipation en comparaison avec le remariage tant espéré par sa sœur Fernande. La conversation tardive de l’héroïne et de son fils Sylvain est assez éclairante de ce point de vue : Jeanne décrit son mariage avec son époux décédé comme la solution qu’elle a choisie pour échapper à la tutelle de ses tantes (elle a élu son prétendant malgré ou à cause de leur désapprobation – « je n’ai écouté personne ») et un éventuel remariage comme une source potentielle de contraintes et de perte d’autonomie (« Me réhabituer à quelqu’un d’autre… »). La prostitution semble pour elle un pis-aller lui permettant au moins de conserver une forme de maîtrise sur l’espace domestique qu’elle aurait perdu dans l’éventualité d’un nouveau mariage. La relation de Jeanne à Sylvain est caractérisée par ce même compromis entre obligation et maîtrise : Jeanne est à la fois au service de son fils comme elle le serait d’un époux (elle le déshabille, lui cire ses chaussures, lui lave son linge, passe une bonne partie de sa journée à préparer son repas du soir), mais, s’il peut agir comme bon lui semble à l’extérieur (« je n’aime pas beaucoup que tu fasses ça », se contente-t-elle de dire quand il lui explique qu’il a séché son cours de sport), il est soumis à son autorité dès lors qu’il rejoint l’appartement : elle lui intime de fermer son livre, de sortir avec elle ou d’aller se coucher sans qu’il bronche.
Jeanne n’apparaît ainsi pas tant comme une victime, une femme fragile et aliénée par sa double condition de prostituée et de femme au foyer, que comme une femme toute-puissante en sa demeure, qui s’est constitué un espace sur lequel elle a prise à l’intérieur même de son aliénation. Tout est affaire de maîtrise et de contrôle pour Jeanne Dielman ; or, la jouissance, c’est tout l’inverse : un abandon, une perte de contrôle, le brusque rappel que l’existence pourrait être davantage que l’accomplissement mécanique d’un programme de survie. L’orgasme, dans le système du film, ne signifie, contrairement au sens commun, ni le plaisir, ni l’émancipation ; il est synonyme de violence et de destruction. Dans cette perspective, que le client ignore le refus de Jeanne semble le symptôme terminal de la perte de contrôle de l’héroïne sur son existence plutôt que le prétexte premier du meurtre. Ce dernier relève sans doute moins de la vengeance d’une prostituée opprimée sur son client, ou d’une femme au foyer sur l’ordre patriarcal, que d’une tentative par l’héroïne de restaurer sa toute-puissance dans l’univers domestique en éradiquant brutalement ce qui échappe à sa volonté. Comme l’exprime Chantal Akerman, l’acte meurtrier importe moins pour lui-même que dans la rupture définitive qu’il va nécessairement engendrer pour l’héroïne avec ce système carcéral qui, en la plaçant dans une agitation perpétuelle, lui permettait d’oublier sa condition : « Jeanne Dielman va commettre un geste après lequel elle ne sera plus jamais la même. C’est à la fois négatif et positif. Négatif parce qu’elle se retrouvera en prison ou à l’asile. Positif parce qu’elle devra commencer à penser. » D’où ce long plan final où, le meurtre commis, la mère-machine peut enfin s’arrêter et, peut-être, commencer à rêver.
Si Jeanne Dielman importe autant cinquante ans après sa sortie, c’est enfin pour ça : parce qu’il propose un cinéma politique qui n’impose pas de modèles mais produit de la pensée ; qui continue à soulever des questions plutôt que d’asséner des réponses.