Sous le ciel radieux de la côte charentaise, le Festival La Rochelle Cinéma (Fema) soufflait début juillet ses cinquante bougies, avec une programmation pléthorique aussi riche en rétrospectives qu’en avant-premières.
Comme chaque année, le volet patrimonial du Fema s’est organisé autour d’une poignée de rétrospectives dont la plus imposante était sans conteste celle consacrée à Pier Paolo Pasolini. Plus que l’hommage rendu à Audrey Hepburn – qui a montré que l’actrice incarnait avant tout un moment de la comédie hollywoodienne, à la fin de l’ère classique – c’est la rétrospective Alain Delon, expurgée des inénarrables nanars qui ont terni l’étoile de la star à partir de la fin des années 1970, qui a marqué les esprits. Elle a rappelé non seulement le nombre impressionnant d’œuvres marquantes de sa filmographie (de Visconti à Melville, de Clément à Losey, de Godard à Zurlini), mais aussi le magnétisme de sa présence à l’écran et la singularité de son jeu en comparaison des autres « monstres sacrés » qu’il a côtoyés à l’écran, alliant à son meilleur précision ciselée des gestes et minimalisme limpide de l’expression. Au-delà de la (re)découverte de ces grands noms, le Fema s’est aussi fait défricheur à travers la sélection « Une histoire du cinéma portugais » – l’occasion de découvrir dans leurs copies d’origine certains films difficiles d’accès en France – et l’hommage à la cinéaste bulgare Binka Zhelyaskova (dont les films ressortiront en salles en mars 2023). La Vie s’écoule silencieusement (1957), son premier long-métrage coréalisé avec son époux Hristo Ganev, resta censuré pendant près de trente ans. Après une curieuse séquence de siège, où des partisans communistes résistant contre l’invasion allemande sont sauvés par le sacrifice de l’un d’entre eux, le film se réinvente dans son second mouvement en un mélodrame sur des vies gâchées et des idéaux déçus, avec quelques très beaux moments – comme cette séquence où un manège-toupie tournoie au fil de la conversation entre deux jeunes amants, ou cette fin amère dans laquelle d’anciens amis se réunissent, sous une pluie battante, parmi les rochers où ils ont combattu ensemble par le passé, dispersés dans le champ alors qu’ils étaient autrefois, sous le déluge des obus, lovés les uns contre les autres.
Nous étions jeunes (1961), tourné par Zhelyaskova quatre ans plus tard avec la même équipe, revisite la lutte partisane sur un mode plus ostensiblement célébratoire (quoique les querelles intestines menacent à nouveau la cohésion du groupe), mais sous une forme plus énergique, éclatée, rappelant tantôt les nouvelles vagues européennes, tantôt des influences soviétiques (le montage qui fait rimer le vol des oiseaux avec celui des bombes), quand le film précédent se rapprochait davantage du cinéma hollywoodien classique. Si nous avons raté la projection du Ballon attaché (1967), La Piscine (1977), où une jeune fille désœuvrée noue une amitié avec deux hommes plus âgés – un ancien architecte désabusé et son ami clown –, évoque quant à lui la modernité des pays de l’Est, les performances de l’illusionniste bouffon faisant écho à celles des personnages des Petites Marguerites de Věra Chytilová. Les figures de l’architecte hanté par son passé de partisan et de la mère, présentatrice de télévision qui met sans illusion son sourire factice au service de la propagande d’Etat, inscrivent le film dans la continuité thématique des films précédents, emblèmes d’un cinéma hanté par l’histoire et le devenir de l’engagement politique.
Qui à part eux ?
Le festival fut également marqué par deux rétrospectives consacrées à des cinéastes contemporains, Joanna Hogg et Jonás Trueba, présents au festival pour des masterclass animées respectivement par Judith Revault d’Allones et Marcos Uzal. S’il est difficile d’imaginer des œuvres plus différentes que celles de Hogg et Trueba, leurs discours se sont pourtant rejoints. Les deux cinéastes se retrouvent à un moment similaire de leur carrière : enfin adoubés par le circuit festivalier international et le public cinéphile par la grâce de deux films remarqués (The Souvenir et Eva en août) après une décennie d’activité passée relativement inaperçue, ils voient leurs œuvres antérieures redécouvertes au moment même où la reconnaissance vient clore ce chapitre confidentiel de leur parcours. Nous évoquerons plus longuement leurs films au moment de leur ressortie en salles, mais ce qui a marqué dans les mots de Hogg et Trueba, c’est leur détermination à préserver coûte que coûte leur cinéma des contraintes extérieures. Marquée par ses années de travail pour la télévision, Hogg souhaitait que son premier long-métrage longtemps retardé (la cinéaste a achevé sa formation à la fin des années 1970), le rohmérien Unrelated (2007), soit pensé à l’opposé des conventions qu’elle y avait subies. Elle abandonne rapidement le scénario traditionnel au profit d’un document littéraire d’une trentaine de pages, proche de la nouvelle, dans lequel elle intègre des éléments visuels. Ce document de travail n’est pas toujours communiqué à toutes les parties prenantes du processus de création – Honor Swinton Byrne n’y avait par exemple pas accès sur le tournage de The Souvenir. Le choix d’un décor unique lui permet de tourner le récit dans l’ordre, contrairement aux normes.
Si les comédiens – pas toujours professionnels et choisis parfois quelques jours à peine avant le tournage – improvisent les dialogues à partir des situations décrites par la réalisatrice, cette dernière admet qu’elle prépare néanmoins très soigneusement ses cadres, qui délimitent en quelque sorte l’arène dans laquelle se déploie le jeu des acteurs. La réalisatrice reste fidèle à ses techniciens, tout comme Trueba, qui revendique sa volonté de s’entourer d’une famille d’acteurs et de collaborateurs. Producteur et distributeur de ses films après l’expérience malheureuse de son premier long, Todas las canciones hablan de mí (2010), Trueba insiste sur le fait que ses films sont avant tout pensés comme des expériences collectives tournées en temps réduit pendant les congés des uns et des autres, chaque film appelant sa propre méthode de tournage. Les journées doivent rester légères : il ne s’agit pas de faire un film traditionnel dans une économie pauvre, mais de penser un film réalisable dans cette économie et le respect de son équipe. Difficile de savoir si la singularité de ces deux cinéastes sera préservée à présent qu’ils ont accès aux circuits traditionnels, mais face à la difficulté croissante d’imposer des formes audacieuses à la machine à broyer des commissions de financement, leur témoignage rappelle que les voix singulières ont besoin d’une indépendance véritable pour s’épanouir.
Alexandre Moussa
Les limbes
« Un film long et compliqué » cède sa place à un autre, « bref comme un geste ». C’est la formule que Bertrand Bonello utilise lui-même, dans une lettre qui s’affiche par l’entremise de sous-titres au tout début de Coma, pour distinguer son nouveau film de Nocturama, déjà dédié à sa fille. Projeté en fin de festival, Coma raconte l’errance mentale d’une adolescente en période de pandémie, cherchant à tuer l’ennui et à lutter contre la dépression par quelques divagations intérieures. Au milieu de fragments disparates qui composent ce film à tiroirs où se mêlent interfaces numériques, animations en stop-motion, citations de tweets célèbres et scènes d’épouvante, Bonello convoque une séquence, bien connue des internautes, où Gilles Deleuze rappelle que « chacun de nous est plus ou moins victime du rêves des autres. » Un extrait qui revient comme un mantra pour expliciter l’horizon de ce film alambiqué en forme de fuite pathologique dans « les limbes » du contemporain – limbes que le cinéaste décrit dans l’épilogue, mais qu’il ne sera jamais parvenu à mieux figurer qu’en ouverture du film, série de visions abstraites accompagnées d’un texte qu’un père, inquiet, adresse à sa fille. Par un hasard de programmation, Coma était suivi la même journée de Venez voir, le nouveau film de Jonás Trueba qui s’ouvre sur un concert durant lequel un pianiste joue un morceau intitulé, justement, « Los Limbos ». Film nocturne contre film solaire, foisonnement des effets contre découpage limpide, repli intérieur (« Coma ») contre mouvement vers l’extérieur (« Venez voir ») : les deux films ont beau avoir été tournés dans le même climat mortifère du Covid, Bonello et Trueba empruntent des chemins diamétralement opposés, ce dernier esquissant, dans un film pour le coup véritablement « bref comme un geste » (1h04), ce qui reste encore à trouver par-delà les limbes de l’époque (« Tu es coincé dans les limbes » reproche au début une jeune femme à son compagnon).
Tandis que tout pointe dans un premier temps un décalage irréductible entre Susana/Dani et Elena/Guillermo, deux couples d’amis qui n’ont plus grand chose à partager (d’un côté des citadins cultivés, de l’autre un couple parti s’installer à la campagne), les quatre personnages finissent malgré tout par ménager un espace autre – « presque une utopie », pour reprendre les mots d’Elena (Itsaso Arana) à propos d’un ouvrage de Peter Sloterdijk qu’elle commente lors d’un déjeuner. Une partie de ping-pong suivie d’une promenade dans les fourrés suffisent ici pour partager un moment d’échange (entre les individus, les couples permutant dans la dernière partie du film) et d’ouverture au monde (les caresses de la végétation sur des jambes nues, le chant des oiseaux, de l’urine qui s’écoule le long d’un fossé, etc.). Pour y parvenir, semble nous dire Trueba, il convient encore d’ouvrir son regard – soit de venir voir, comme dans ce plan où, alors que le soleil couchant épouse le relief d’une montagne, Dani s’arrête un instant pour prendre une photo (de la montagne d’abord, du visage d’Elena ensuite). Un mouvement d’ouverture qui finira par accueillir, dans la chair du film, le dispositif de tournage lui-même, lors d’une magnifique séquence autour d’Itsaso Arana, actrice fétiche de Trueba qui, après Eva en Août, ne cesse décidément de lui inspirer ses plus belles scènes. Il ne reste plus qu’à attendre janvier prochain, date de sa sortie en salles, pour revenir voir l’un des films les plus étincelants du festival.
Corentin Lê