Quand j’ai été invité dans ces confins catalans accrochés à la frontière franco-espagnole, on m’a annoncé que je serais ainsi le premier à couvrir cette manifestation. Mon esprit pionnier m’a commandé d’accepter, et – jouons cartes sur table – le critique peu argenté ne peut pas se permettre de refuser deux jours et demi tout frais payés : manger à sa faim, dormir dans des draps propres et jouir de l’eau chaude. Mais j’avais évidemment bien plus que ça à gagner en m’y rendant.
À l’aller, dans le TGV, j’ai découvert les rigueurs farfelues de l’iDzen : interdiction de parler dans le compartiment. Une cassante agente d’ambiance m’a sèchement invité au silence et à la méditation alors que je m’adonnais à la discussion en compagnie de mes voisines. Par dépit, je me suis réfugié dans le travail. Non loin de là, d’autres voyageurs subissaient le joug de l’iDzap, avec invitation à saluer son voisin formulée par la voix avenante d’un haut-parleur. Comme alternative à la zénitude, on peut goûter aux joies de l’iDzinc, le bar où, m’indique la cassante agente d’ambiance, il y a de la musique. « Quel genre de musique ? » lui ai-je demandé. « De la musique ! » m’a‑t-elle répondu du tac au tac. Je n’ai pas mis les pieds au zinc. Prenant régulièrement le train, je m’étonne de ne découvrir que maintenant ces préoccupantes manières de notre service public de transport ferroviaire. Je résiste à mon pessimisme pour ne pas conclure que l’on court ainsi à notre perte.
En me rendant à ces Rencontres cinématographiques, mon imaginaire galope quelque peu. Je suis déjà passé par ce tronçon ferroviaire, j’avais stationné aux gares anormalement immenses de ces deux petites communes (environ 1300 habitants chacune) : Cerbère et Portbou. Les signes d’un envahissement de l’industrie dans cet environnement balnéaire et assez sauvage restent depuis solidement arrimés à mon souvenir. J’ai aussi pourvu mon bagage d’un livre de Walter Benjamin (Écrits français), qui a perdu la vie – ou, plutôt, se l’est retirée – à Portbou en s’administrant par désespoir une dose mortelle de morphine alors qu’il tentait de passer en Espagne en septembre 1940. Comptant y aller tout de même doucement sur le pèlerinage Walter Benjamin, je comprends très vite qu’il sera difficile d’éviter sa présence. À peine descendu du train en gare de Perpignan, je partage le même véhicule que l’un de ses biographes, Bruno Tackels.
Les Rencontres cinématographiques se déroulent avant tout à Cerbère, et dans un lieu véritablement extraordinaire ; on m’avait prévenu, mais l’effet demeure.
Il s’agit du Belvédère du Rayon-Vert, un hôtel doté de tout ce dont les voyageurs en transit (en raison du temps de manutention liée à la différence d’écartement des voies entre la France et l’Espagne) d’un temps révolu avaient besoin : des chambres avec vue – de préférence sur la Méditerranée –, un court de tennis sur le toit (on m’apprendra qu’un joueur impétueux trouva la mort en ne maîtrisant pas la trajectoire de la balle, ni celle de sa course). Et un cinéma sur deux niveaux situé à la proue, auquel on accède par un élégant escalier. Cette salle abandonnée fut ressuscitée par le cinéaste Patrick Viret, instigateur de ces Rencontres, qui découvrit le lieu dans TGV magazine – gloire à cette publication qui contribue ainsi à faire naître de telles entreprises. Juché entre mer et voies ferrées, l’insolent bâtiment semble suspendu depuis des décennies, et devoir s’écrouler bientôt – l’architecture en béton des années 1920 donnant évidemment lieu aux lézardements et effritements les plus dangereux et incontrôlables. Mais il peut attendre pour s’avachir, si possible très longtemps.
Attrapé donc par cette auto avec d’autres festivaliers, je suis projeté une petite heure plus tard, à peine arrivé, dans une séance au sein de cet endroit d’une délicieuse désuétude. Au bout de quelques heures, je serai comme un poisson dans l’eau, prenant avec aise mes repas dans la grande salle panoramique du Belvédère. Seuls les cinéastes y logent ; je ne m’en offusque évidemment pas. Je dormirai à La Vigie, établissement situé de l’autre côté de la baie et bien moins charmant, mais dont le nom dit bien la vue imprenable, qui me permet ainsi de garder un œil à toute heure sur le vaisseau de béton.
C’est peu dire que le lieu fait pression sur les films ; la première séance ne tarda pas à matérialiser ce phénomène. Ainsi pendant Le Grand Tour, Sarah Klingemann, attendant sur le quai d’une gare, constate : « Aucun train ne passe. » Et à ce moment, une locomotive et ses wagons firent entendre leur vrombissement et sentir leurs vibrations en contrebas de l’hôtel-cinéma, avec un sens du tempo forçant l’admiration. Mais le trafic n’est pas des plus denses, ainsi pendant February 19 de Tamara Stepanyan (film se déroulant en grande partie entre deux compartiments d’un train), pas le moindre passage. Mais la bande son du film s’est trouvée enrichie des piaillements d’oiseaux qui nichent par ici.
Je pourrais m’étendre sur bien des choses à propos de cet endroit plus jouissif que joyeux, car il est en effet difficile d’être complètement imperméable à la charge mélancolique du lieu. Mais on ne m’a évidemment pas invité pour m’épancher sur elle. Et j’ai donc vu des films, j’étais même là pour ça, et écrire ce compte-rendu. Aux Rencontres, le principe est celui de la carte blanche ; les séances (un court et un moyen ou long-métrage) sont proposées par des programmateurs de festivals : Jacky Évrard de Côté court à Pantin, Jean-Pierre Rehm du FID Marseille, Tess Renaudo de L’Alternativa à Barcelone, etc. L’humeur générale est à un travail de la matière « Réel », sous le signe de l’expérimentation et de l’hybridation, avec parfois de gros appels d’air fictionnels, notamment dans Jajouka, quelque chose de bon vient en moi d’Éric et Marc Hurtado ou Le Grand’Tour de Jérôme Le Maire.
J’avais repéré dans le programme la présence de Two Years at Sea de Ben Rivers, un film qui me poursuit depuis plus d’un an, avec plaisir – j’imagine le drame que constituerait le fait d’être poursuivi, par exemple, par Les Seigneurs d’Olivier Dahan. Une projection en plein air, au bord de la mer du côté espagnol, à Portbou ; en somme, Two Years at Sea vraiment at sea. Malheureusement, la sophistication picturale et sonore du film a beaucoup souffert de la pollution lumineuse (un lampadaire fort mal placé par les autorités locales) et sonore : c’est bien connu, les Espagnols vivent dehors et parlent très bruyamment – en précisant que la réalité de cette séance s’est avérée assez fidèle à ce cliché, mais en un peu plus complexe et concernant d’autres nationalités.
C’est en prenant une photo de la projection que je me suis rendu compte que l’appareil numérique qu’on m’a gentiment prêté se met à présenter des striures et de graves problèmes chromatiques, donnant un tour très singulier au rendu des prises de vue. Je décidai d’en faire un atout, me disant que tout un tas de gens font bien les malins avec Instagram. Ainsi, le samedi 6 octobre 2012, j’inventai le Pentaxgram, un filtre d’image singeant le cryptage Canal +. Sur le moment, je suis convaincu du grand avenir de cette invention involontaire. Le lendemain matin, j’affine mon geste en tentant de capter les grappes de plongeurs s’affairant dans l’enceinte du club local.
Revenons aux films. Pas seulement pour le dialogue entamé avec le lieu, j’ai aimé Le Grand Tour de Sarah Klingemann, qui est partie en Italie comme pensionnaire de la Villa Médicis, avec pour compagnon de voyage l’architecte Leon Battista Alberti, celui qui théorisa au XVe siècle – et appliqua dans quelques constructions, notamment la basilique Saint-André de Mantoue – les règles de la perspective, celles qui guident encore nos regards, y compris de spectateur de cinéma face à l’écran. Qui dit perspective dit ligne et point de fuite ; Sarah Klingemann entend faire des trains de jour et de nuit sa propre maison – s’autorisant tout de même quelques transits à l’hôtel. Ce Grand Tour est ainsi une déambulation italienne faite d’attente et de correspondances rendus principalement par des images arrêtées (des diapositives), et de l’écrit – dit et/ou peuplant l’écran avec des agencements malicieux. Il se dégage de ce film une drôlerie inquiète, une perplexité – où prendre place pour regarder le monde ? – joueuse. Le jeu se situe aussi au cœur de la démarche d’Ana Hušman dont deux courts étaient proposés par le 25 FPS de Zagreb consacré à la forme expérimentale : Football et Lunch. Mêlant prises de vue kitsch-pop (surtout le second) et ce que l’on peut caractériser comme de l’animation (les deux), l’un et l’autre procèdent à des formes de reconstitution-déconstruction fantaisistes. Football évoque le match Angleterre-Argentine (coupe du monde 1986 au Mexique) au cours duquel Maradona marqua un fameux but de la main. Fort instructif, on apprend que l’arbitre tunisien du match était diminué par un traitement pour des hémorroïdes qui lui aurait fait perdre la vue ce jour-là. Aussi potaches soient-il, ce film et Lunch affirment aussi non sans vigueur une énonciation féminine, brouillant dans le second la correspondance entre voix et identités sexuelles.
J’ai aussi pu découvrir deux films mettant la dimension sensorielle au premier plan. Bernd Lützeler a filmé en Inde pendant quatre années, élaborant avec The Voice of God un court-métrage de dix minutes basés sur l’idée de flux. Celui d’une voix primitive – volontairement non traduite – fonctionnant aussi comme un chant entêtant, et celui du visuel, défilant souvent à toute allure (à une vitesse très accéléré), formulant ainsi ce « monde plein » qu’est l’Inde : frénétique et intimidant, séduisant et angoissant. Le 16 et le 8mm chargent l’image d’une épaisseur, dotent l’ensemble de textures, d’une dimension vibrante, presque olfactive. On ne peut pas considérer Toujours mort, enfin vivant de Richard Franck comme un portrait du danseur Ko Murobushi, un être complètement charismatique, même lorsqu’il se réveille pour allumer la première de ses nombreuses cigarettes de la journée. Alors autant dire que quand il pratique son art, le butō, ça n’est vraiment pas rien. On perçoit que le film est un terrain partagé entre le réalisateur et son « sujet », se mettant en scène autant qu’il est mis en scène. Par cette danse mortifère, Ko Murobushi semble être à la disposition d’une histoire et d’une mémoire traumatiques, récemment réveillées par la terrible trilogie séisme-tsunami-accident nucléaire de Fukushima. Avoir su faire de ce corps une sorte d’entité collective souligne la belle réussite de Toujours mort, enfin vivant.
Deux courts mettaient à l’honneur des formes de dialogues. Une femme d’Éléonore de Montesquiou jouit d’une belle limpidité dans la mise en relation de deux régimes d’images : les archives, où l’on voit Olga du temps de sa jeunesse, accomplissant des prouesses physiques au sein des komsomols (les « pionniers », organisation de jeunesse en URSS), et le présent où le poids des ans a logiquement modifié – et alourdit – sa silhouette. Ces deux flux correspondent et sont noués par la parole d’Olga, au présent, qui entame une très belle déambulation, propice à l’imaginaire. Une femme semble nous dire que chacun est doté d’une double biographie ; celle que l’on écrit soi-même étant en effet largement gagnée par les coups de crayon de l’histoire, parfois envahissants. Autre beau dialogue entre les mains et les yeux d’un filmeur amateur aujourd’hui âgé de 88 ans et ceux d’une jeune monteuse, Logoden est une coréalisation de Jean Fraysse et Aurélie Bonamy. Chacun s’est approprié quelque chose : le premier la caméra super‑8 offerte par Alain Resnais en remerciement des facilités qu’il apporta pour la partie insulaire et bretonne de Mon oncle d’Amérique. La seconde en se plongeant dans le fond de la Cinémathèque régionale de Bretagne, y trouvant les bobines de Jean Fraysse. Logoden constitue ainsi le singulier dialogue entre deux regards, celui d’un attentif chroniqueur visuel de son île, et celui d’Aurélie Bonamy, reformulant cette énonciation par un montage à l’équilibre entre effacement et sens évident des variations rythmiques. Ce récit subtilement et discrètement écolo-épique est dominé par un arbre cassé qu’il faut abattre, débiter et « évacuer » de l’île en une multitude d’opérations complexes. On distingue dans cette énonciation dédoublée une émotion du regard porté sur le monde, et un soin infini pour le transmettre.
Il ne faudrait pas que j’oublie de rendre compte du palmarès – proclamé à la frontière par Patrick Viret, dont j’ai pu voir deux beaux courts durant cette édition : Un homme à la mer et Le Sens de la marche, eux aussi sous les auspices du dialogue, avec Jean-Pierre Le Goff.
Concernant ce palmarès, Richard Franck et Aurélie Bonamy ont reçu les prix attribués par leurs pairs (les réalisateurs de longs votant pour les courts, et inversement), il consiste en une bourse et une résidence sur les lieux du festival afin d’y développer un projet. Belle manière de faire fertiliser chaque édition, et de perpétuer l’esprit présidant à ces bien nommées Rencontres – entre les cinéastes, leurs films et ceux qui les voient.