Mon oncle d’Amérique s’ouvre avec la voix-off du neurobiologiste Henri Laborit. Le professeur jette les bases de la théorie qu’il développera tout au long du film, celle des trois cerveaux humains guidant les trois principaux comportements de l’espèce : la consommation qui assure la survie élémentaire, l’inhibition face à l’agression et la mémoire que l’individu utilise comme une forme d’autojustification. Dès cette première scène, l’image d’un cœur qui palpite répond à la rigueur du discours scientifique. Et ce n’est pas de l’organe vital dont il s’agit, mais bien du cœur rouge symbole amoureux, agrandi ici à l’échelle monumentale et qui clignote comme une enseigne publicitaire. Tout le projet du film est alors d’osciller entre l’expérience scientifique et l’empirisme fictionnel, sans rejouer le duel éculé entre raison et passion, mais en déplaçant la question vers le pouvoir de l’image, c’est-à-dire, ici, de la représentation mentale face au déterminisme des neurosciences. À l’instar de Deux ou trois choses que je sais d’elle de Jean-Luc Godard, autre film « expérimental » au sens propre (et dont le titre, lui aussi, désigne une idée insaisissable derrière un personnage en trompe‑l’œil), l’expérience scientifique est déviée par la force même du film.
Mise en place du protocole expérimental
Les trois protagonistes sont présentés comme des cas d’école du déterminisme socio-culturel dans une séquence au montage savant, tant sur le plan de l’image que sur celui du son. Jean Le Gall est un fils de la bourgeoisie provinciale qui lit des bandes-dessinées d’aventure ou des manuels scolaires réactionnaires. Décidé à monter à Paris pour quitter cet univers trop étriqué, il entreprend une carrière qui doit le mener à un poste ministériel. Janine Garnier est, quant à elle, issue d’une famille communiste modeste. Elle grandit à Paris, récite Paul Éluard et lit Aragon, jusqu’au jour où elle quitte ses parents, qui rêvent pour elle d’un petit emploi dans une usine, afin de devenir comédienne. Enfin, René Ragueneau est un enfant de la campagne très pieux. Jeune homme, il claque la porte de la ferme familiale après une ultime dispute, entraînant avec lui sa fiancée. Sa vie le mène à un emploi de cadre moyen et corvéable dans une entreprise provinciale. Le scénario s’emploie alors à faire converger ces trois fuites dans des schémas de domination amoureuse, professionnelle, sociale, etc.
La trame fictionnelle est constamment entrecoupée des interventions du professeur Laborit, tantôt redoublées des images de ses expériences en laboratoire, tantôt illustrées par des plans de la faune marine dans une référence directe à Jean Painlevé, pionnier du cinéma scientifique. Les personnages apparaissent ainsi comme des cobayes grandeur nature. Ils le deviennent d’ailleurs au sens propre lorsqu’affublés de têtes de rats blancs ils rejouent certaines scènes clés, dont la relecture comique et absurde vient contrebalancer, par une surenchère volontaire, une démonstration scientifique un brin trop évidente. Resnais n’est pas dupe et même s’il ne renie, ni ne ridiculise le discours savant que le film entend dérouler, il le replace ainsi à distance en convoquant, presque grossièrement, l’artificialité du cinéma.
Une échappée
Car Resnais confère une autre dimension au film en mettant en image, par le truchement du cinéma même, l’univers intérieur des personnages. Dans la présentation des trois protagonistes, chacun est soigneusement associé à un double cinéphilique tiré de ses souvenirs : Danielle Darrieux pour Jean, Jean Marais pour Janine et Jean Gabin pour René. Ils s’invitent régulièrement dans l’intrigue par un jeu de citations de scènes issues de leurs filmographies et décontextualisées, comme si ces trois-là, au revers d’une même médaille, incarnaient une version parallèle des personnages, idéale et éthérée, tout droit sortie de leur cortex cérébral. Bien sûr, le choix de ces trois acteurs est socialement signifiant pour chacun des cobayes et le professeur a pris soin de nous expliquer dans quelle zone du cerveau se situait la mémoire et comment ses mécanismes dictaient nos comportements. Pourtant, ces citations échappent en partie à la démonstration ; elles émeuvent, amusent et deviennent bien plus que des preuves scientifiques : les éléments d’un collage de cinéma génial.
La force que garde Mon oncle d’Amérique doit moins aujourd’hui à sa qualité d’objet curieux de vulgarisation (les neurosciences ayant à l’évidence parcouru beaucoup de chemin depuis 1980) qu’à la beauté de cet assemblage où chaque scène, par la vérité de son émotion, par sa qualité d’invention ou sa charge poétique, déborde bien au-delà des théories. La femme de René l’embrasse frénétiquement sur son lit d’hôpital. Dans un travelling hilarant, Jean sert toutes les mains sur son passage en se rendant à son bureau. La silhouette de Janine apparaît à l’homme qui l’aime au loin sur une plage… La caméra de Resnais traque l’émotion derrière le diagnostic, la fantaisie dans le protocole. La dernière hypothèse du film restera invérifiée : qui est donc cet oncle d’Amérique qui a peint une forêt déraisonnable sur le mur de briques gris des certitudes scientifiques ?