Pour sa 18e édition, le festival d’Arras (ou plutôt, l’Arras Film Festival, pour coller à sa dimension européenne) a continué de défricher des territoires cinématographiques peu connus du grand public, et celui-ci s’est déplacé en masse pour prendre des nouvelles d’un cinéma très soucieux des turpitudes de l’actualité. C’est toute la beauté de ce festival populaire et revendiqué comme tel, qui ouvre les portes de chacune de ses séances à des spectateurs qui le lui rendent bien. Des avant-premières attendues aux films de la compétition européenne, en passant par des sélections thématiques (découvertes européennes avec un focus sur le cinéma allemand, Visions de l’Est, Cinéma du monde, carte blanche à Noémie Lvovsky, hommage à Jean Douchet, rétrospective « Les Révolutions russes » et « Whodunit », festival des enfants…), les salles des deux cinémas d’Arras projetant les films (le Cinémovida et le superbe Casino) n’ont pas désempli. Un succès qui conforte l’équipe du festival menée par Nadia Paschetto, sa directrice et Éric Miot, son délégué général, dans son ambition de positionner la belle ville des Hauts-de-France sur l’échiquier des festivals européens d’envergure, tout en menant une politique culturelle ambitieuse qui n’exclut pas le public pour autant.
Ce rêve de cinéphile (et de programmateur culturel…) s’incarne à travers une sélection exigeante dont la compétition européenne est la locomotive, même si celle-ci aurait gagné à être un peu plus… diversifiée. Pour les programmateurs du festival, le cinéma européen trouve visiblement ses plus beaux représentants à l’est (déjà amplement représentés dans une sélection dédiée) alors qu’au sud, rien de nouveau : sur les neuf films de la compétition, pas un seul film italien, portugais, grec ou espagnol, mais un russe, un polonais, un slovène, un slovaque, un roumain, deux belges (dont une coproduction turco-belge, tout de même), un autrichien et, nettement plus au nord, un norvégien. S’il ne s’agit pas d’un concours de l’Eurovision, il aurait tout de même été judicieux d’offrir un regard plus ample sur le cinéma européen.
Est-ce ainsi que les hommes vivent ?
On pourra aussi regretter que l’humour ait été cruellement absent de la compétition : en dehors de la comédie (et encore, assez sombre) de l’Autrichien Josef Hader, La Tête à l’envers (le seul à avoir un distributeur en France : il sortira dans nos salles début 2018), le regard des cinéastes sélectionnés est univoque. Les hommes sont en crise, démunis face à une société malade, impuissants à agir au sein de corporations corrompues, en lutte perpétuelle pour garder un minimum d’intégrité quand tout autour d’eux s’effondre. Dans le beau Arrhythmia du Russe Boris Khlebnikov (Prix de la critique française), un médecin urgentiste traverse une crise de couple tout en devant composer avec la pression ubuesque de sa hiérarchie. The Miner, de la Slovène Hanna Slak, met en scène un mineur bosniaque qui, chargé par son boss corrompu d’aller faire un rapport sur un puits abandonné, trouve des charniers humains que personne, et surtout pas l’administration, ne souhaite exhumer. Le mineur, hanté par son propre travail de mémoire suite à la tragédie bosniaque, ira défier l’autorité pour honorer des morts que tout le monde préférerait oublier. Malgré quelques coquetteries formelles (des plans qui s’éternisent inutilement, un final au symbolisme pompier) qui jurent un peu avec la rigueur que la cinéaste déploie tout au long du film, The Miner émeut, notamment grâce à son très beau personnage d’ouvrier fatigué qui décide de ne plus courber l’échine.
La mémoire, et le devoir qui l’accompagne, fut aussi un thème très travaillé par les cinéastes en compétition cette année. C’est cette volonté de ne pas oublier qui pousse un reporter à vouloir coûte que coûte honorer un collègue mort en plein reportage, dans l’épatant Breaking News de la Roumaine Iulia Rugina. Le film, l’un des plus réussis de cette sélection, convainc grâce à son personnage de journaliste têtu aux motivations floues. S’il harcèle la famille du défunt, et notamment sa fille butée, pour obtenir images et témoignages, est-ce par culpabilité (il est en partie responsable de sa mort), par avidité ou par réelle empathie ? La réalisatrice entretient le doute jusqu’au bout, au gré d’un film sec, précis et tranchant comme une lame dans laquelle l’émotion affleure presque par mégarde. Nettement moins convaincant, le mini-mélo norvégien Handle With Care, de Arild Andresen, pousse un jeune père veuf, dépassé par son incapacité à élever son tout jeune fils adoptif, à tenter de retrouver les traces de la mère biologique de l’enfant en Colombie. La mémoire est ici aussi l’objet d’un travail de réconciliation qui vise à resserrer des liens distendus, presque effacés. Le film est plaisant, mais ne dépasse guère le caractère anecdotique des drames facilement exportables qui, à l’instar de Central do Brasil, ressemblent à de jolies cartes postales rassurantes pour le public international.
Dégringolades
Adoption, santé publique, journalisme, conflit bosniaque, mais aussi immigration (Zagros, The Line) et le zèle de la bureaucratie dans le bloc de l’Est des années 1970 (le raté I’m a Killer du Polonais Maciej Pieprzyca, sorte de sous-Zodiac qui tente d’imiter le style Fincher mais ressemble juste à un mauvais téléfilm) : les grands sujets, inévitablement, prédominent. Seuls deux films de la compétition s’affranchissent de cette injonction un peu sournoise à évoquer l’actualité brûlante ou l’Histoire. Le premier, La Tête à l’envers, raconte les déboires comico-tragiques d’un critique musical autrichien dont la dégringolade professionnelle et affective, suite à son licenciement, évoquent une sorte de croisement improbable entre les chroniques désespérément lucides d’un Louis C.K. (en moins bien, soyons raisonnables) et le burlesque du Woody Allen première période (en plus réchauffé, du coup). Pas franchement passionnant, mais le public s’est jeté sur la seule comédie de la compétition comme un enfant affamé sur un pot de Nutella. Ça n’est pas forcément très bon, mais un peu de légèreté ne fait pas de mal. Nettement plus intéressant, Une part d’ombre, le film du Belge Samuel Tilman (le seul en langue française) ne fait certes pas du tout rire, mais il n’en reste pas moins très impressionnant. David (Fabrizio Rongione, pour qui le Jury aurait pu créer un prix d’interprétation pour l’occasion), gentil mari, gentil papa de deux enfants et gentil prof, se retrouve impliqué du jour au lendemain dans une enquête sur le meurtre d’une automobiliste. De simple témoin dans l’affaire, il va progressivement se retrouver suspect malgré lui. Samuel Tilman met en place une mécanique redoutable qui mêle, avec une grande habileté, les ressorts classiques du whodunit au récit glaçant de la descente en enfer d’un homme sur lequel les regards changent quand le doute s’installe. Formidablement écrit et interprété (avec notamment Natacha Régnier dans le rôle de l’épouse), le film regorge d’idées de mise en scène (comme cette belle scène de dîner entre amis où le personnage principal, pourtant bien présent, semble avoir disparu du champ alors qu’il est paradoxalement au centre de l’attention), d’une grande subtilité dans son auscultation des rapports humains (que feriez-vous si l’un de vos proches était accusé de meurtre ?) et d’une indéniable efficacité narrative. Il n’a pas encore de distributeur en France : avis aux professionnels.
Mauvais choix
Deux films se sont partagé les faveurs du jury : Atlas d’or pour The Line, du Slovaque Peter Bebjak (également prix Regards Jeunes) et Atlas d’argent pour Zagros, film belge-turc de Samir Omar Kalifa (également prix du public). Passons rapidement sur le premier, plus mauvais film de la compétition. Cette histoire de règlements de comptes à la frontière entre l’Ukraine et la Slovaquie, sur fond de trafics de stupéfiants et de clandestins, regorge d’effets de mise en scène tape-à‑l’œil, de clins d’œil appuyés au Parrain (mais un Parrain cheap, filmé comme du Oliver Stone période Tueurs nés), de dialogues au ras des pâquerettes et d’un lyrisme gangsta de pacotille. Une vraie purge dont on se demande ce que le jury, présidé par Christian Carion, a bien pu lui trouver de si renversant. Nettement plus intéressant, Zagros souffre d’une fin un peu trop retorse, à la manière d’un Asghar Farhadi, qui paradoxalement peut expliquer que le public du festival ait choisi de le récompenser. Cette histoire d’un couple kurde, obligé de fuir en Belgique suite aux accusations d’infidélité proférées contre l’épouse, s’intéresse moins aux questions sociétales et politiques de l’immigration qu’aux effets pervers que les traditions séculaires, la religion et le poids de la famille font peser sur les individus. Samir Omar Kalifa procède par petites touches pour resserrer progressivement l’étau de son intrigue sur ses personnages, si bien écrits et interprétés que l’inéluctable tragédie qui les attend à tout moment agit comme un véritable trauma pour le spectateur. Sans forcément rêver à un happy-end (quoique…), on se serait bien passé de ce final un peu trop manipulateur et grossier qui occulterait presque la délicatesse dont le réalisateur a su faire preuve tout au long du film.
Les deux lauréats bénéficieront d’une enveloppe qui aidera à la distribution du film en France. Souhaitons aux beaux films restés bredouilles que des distributeurs avisés auront envie de se battre pour les montrer dans les salles françaises !