Un film de plus de deux heures et demie signé David Fincher, ça intrigue forcément un peu… ça fait un peu peur aussi. Cinéaste auréolé d’une réputation tapageuse sur des « films choc » plus roublards que dignes d’intérêt (à commencer par le thriller néo-dantesque Seven, systématiquement rappelé sur l’affiche de ses films, de peur sans doute qu’on en oublie trop vite le nom de l’auteur), son nouveau long-métrage est vendu comme un retour plus réaliste et introspectif au genre de ce dernier.
Ici, point de Grande Babylone moderne, victime d’un mal insaisissable et porteur de moralisme biblique (Seven). Point d’existence terne transformée en reality-show pour le salut du sujet (The Game). Point d’exutoire à la frustration salariale justifié par un nihilisme faisandé (Fight Club). Si David Fincher est toujours adepte d’un certain maniérisme décoratif de l’ambiance moite et étouffante censée faire office d’univers personnel (ici l’image numérique aux filtres chauds), il ne cherche pas, cette fois, à se donner un prétendu propos d’auteur en s’appuyant sur un concept racoleur ou sur un environnement fantasmatique taillé sur mesure. Portant à l’écran une affaire criminelle réelle et non dénuée de sensationnel (la médiatisation amorcée par les lettres du tueur à la presse), il se retient de tirer le réel vers un de ces univers métaphoriques douteux qu’il affectionne, et refrène les démonstrations de virtuosité technique de ses derniers films (Panic Room). Plutôt une bonne nouvelle, donc, même si cela n’ajoute pas pour autant du crédit au culte déconcertant qu’on lui voue ici et là.
« Usure »
La meilleure idée du film est de respecter les promesses les plus évidentes offertes par l’ouvrage de Robert Graysmith et les faits qu’il retrace. Loin d’une énième course spectaculaire au serial-killer (ce qui a dû décontenancer un public américain abusé par une promotion un rien putassière), Zodiac s’avère un vrai film d’enquête journalistique et policière où la majeure partie de l’action se passe dans les comités de rédaction, les bureaux de police, les interrogatoires feutrés. Les détails de l’affaire sont exhaustivement repris : les aléas des pistes et des soupçons, le traitement de la pléthore d’indices, les changements de statut des protagonistes (ou comment le modeste dessinateur de presse se retrouve dernier vrai dépositaire de l’enquête). Même les connexions cinématographiques sont évoquées, heureusement sans que le cinéaste s’autorise à se complaire dans la référence : de l’inspiration des classiques Chasses du comte Zaroff à l’intégration dans l’imaginaire populaire, via notamment le méchant de L’Inspecteur Harry.
La durée inhabituelle du film, loin d’être le caprice d’aspirant auteur qu’on pouvait craindre (tant il est vrai que le perfectionnisme technique fait partie de la carte de visite de Fincher), s’avère l’élément de mise en scène le plus productif, souligné par les sous-titres signalant les ellipses temporelles. Reflet de l’exceptionnelle durée — plusieurs années — de l’enquête, elle fait glisser l’affaire criminelle classique aux confins du fantastique, traduisant l’usure des âmes des chercheurs de vérité, tirant la figure du tueur vers le mythe au point de faire douter de son unicité (plusieurs acteurs lui prêtent leur silhouette dans le film), voire de son existence. C’est d’autant plus efficace que Fincher, s’appuyant sur son excellent matériau de base, parvient à maintenir l’intérêt tout au long du métrage.
« Limites »
D’où vient alors la relative déception qui persiste à la fin de Zodiac, le sentiment qu’il manque quelque chose ? Sans doute de ce que Fincher, pour une fois délesté d’un scénario suffisamment retors pour bluffer le monde et remisant au placard ses effets de style les plus agressifs, en accuse d’autant plus clairement les limites de son cinéma. Celui-ci reste plus motivé par la violence commise dans un climat irréel, la possibilité d’un ennemi retors et insaisissable, que par le cheminement des âmes et des idées qu’il cherche à mettre au centre de son film. S’il met toujours autant d’application malsaine et parfois un rien complaisante à filmer des meurtres vicieux (le tueur revenant achever ses victimes au moment où elles croyaient en réchapper) et à ménager des moments de suspense, il est moins à son affaire quand il s’agit de mettre en scène efficacement la composante principale du film : les conversations, les échanges d’idées et d’hypothèses, l’expression des états d’esprit. Dans ces moments-là, ses efforts pour instaurer une ambiance visuelle et sonore masquent mal le côté brouillon du découpage de ces scènes qui manquent de nervosité, sauvées néanmoins par une interprétation sans faille. Mais portons au crédit de Fincher d’avoir quitté, fût-ce le temps d’un film, le terrain des univers trafiqués propices à la débauche d’effets, pour confronter avec une certaine réussite son cinéma à une reconstitution du réel. S’il n’en est pas devenu pour autant un metteur en scène à qui se fier, un film comme Zodiac, venant de lui, a quelque chose de rassurant.