Comme un inespéré répondant au déjà réussi Assistance mortelle de Raoul Peck, dans une de ces connexions imprévues dont les festivals de cinéma détiennent le secret, Senzo ni Naru prend le revers du thème de la reconstruction après une catastrophe climatique ; là où Peck prenait par l’amont politique le séisme haïtien du 12 janvier 2010, Kaoru Ikeya s’établit dans une village côtier situé à 200 kilomètres au nord de Fukushima, autour d’une communauté ravagée par le tsunami, faisant face, pêle-mêle, au deuil, à la nécessité de se reloger, à la peur de devoir quitter sa terre, etc. Assistance mortelle et Senzo ni Naru participent conjointement à une saillie post-apocalyptique du cinéma documentaire présenté à la Berlinale, un monde de l’après, du trauma, du relèvement. Coupé du monde, le village de Rikuzentakata est un champ de ruines. En volumes, c’est un grossier relief vert, aux formes heurtées, parsemé de bicoques humides ; en matières, c’est un dépotoir, encore recouvert des restes du tsunami. Sur la plage, les déchets jonchent la terre sablonneuse. Au milieu pousse un concombre : plus rien n’est en ordre. Naoshi, vieillard et bûcheron, vient de perdre son fils aîné lors de la catastrophe. C’est le personnage principal du film, et son indéniable atout sympathie : têtu comme une mule, increvable, parfois très touchant ; tout tient sur lui, sa vie entre débitage de ginkgos et visites à l’autel, sa femme fatiguée de son opiniâtreté, sa belle-fille aimante, et un groupe de jeunes ouvriers admiratifs de cet ouragan de 77 ans.
La magie de Senzo ni Naru réside dans une façon géniale de capter deuil, reconstruction, rites pieux, fêtes religieuses comme un plein équilibre, un système d’énergies baigné de foi animiste, de sérénité (pas dénuée de chagrin, bien sûr) face à une sorte d’ordre naturel des choses. Le bouleversement généralisé de la petite communauté convoque une gamme de rituels shintoïstes pour lesquels Naoshi entretient un respect scrupuleux, pas seulement obséquieux, plein d’une foi puissamment sincère. Chaque arbre coupé vaut qu’on plante une branche de verdure sur sa bûche, et qu’on se recueille sur cette circulation de la vie. Il en va de même pour la construction de la maison, et l’écoulement des saisons, qui jalonnent la notion du temps de Naoshi – « je veux être relogé au printemps prochain », comme une renaissance. Sa petite-fille est née le lendemain du tsunami.
Ce détail particulier pourrait laisser craindre une grande lourdeur, or si cela a beau être du pain bénit pour Kaoru Ikeya, il n’appuie pas le symbole et nous laisse faire le lien. Senzo ni Naru, qui signifie « devenir un ancêtre » bien que le titre anglais soit Roots, fait montre d’une belle pudeur quand il s’agit d’accompagner le mouvement de Naoshi : ce mystérieux liant du quotidien et de la religion n’est jamais pompeusement matérialisé, il agit dans l’invisible. Point de voix off, ni d’effets pétaradants, ou encore de musique : il y a là une profonde rigueur, un courage d’accompagner la construction sur la durée. C’est le côté quelque peu éreintant du film, qui choisit d’être autant bâtisseur que Naoshi, de se jumeler avec l’élévation de sa maison ; on se dit volontiers que si celle-ci avait échoué, Ikeya aurait jeté les rushes à la poubelle.
La salle applaudit à tout rompre, peut-être elle aussi saisie par ce film d’une beauté discrète, peut-être simplement conquise – on l’est également – par son rocambolesque personnage, ou devrait-on dire pour une fois dans un documentaire, héros : après tout, c’est bien sa position, celui d’un inépuisable puits d’énergie, doublé d’une piété insondable. Senzo ni Naru restera un de nos plus beaux coups de cœur de cette Berlinale, à souhaiter maintenant qu’il fut aussi celui d’un distributeur français.