C’est un cauchemar. Lucien Castaing-Taylor et Véréna Paravel nous piègent au milieu de la lutte à mort des éléments, à bord d’un gros rafiot rouillé bravant la houle au large de la Nouvelle-Angleterre. Le titre mythologique taille une encoche dans les flots noirs et cache en leur sein une créature fabuleuse, un Moby Dick, dont le verset de Job en introduction consolide l’aura biblique ; monstre qui précède et survit au monde, nourrissant une fascination entre attirance et phobie qui n’est autre que celle d’un Thurston pour un Cthulhu, et cristallise toute l’ampleur lovecraftienne de ce qui apparaît déjà comme un chef‑d’œuvre.
La puissance démoniaque de Leviathan tient à sa mise en scène de forces et de matières qui semblent infiniment nous dépasser. À la merci des flots, des cordages, des tonnes de chair morte, d’autres substances dont nous ne soupçonnons pas la nature, nous sommes une particule au milieu du tonnerre, pris dans les feux d’un combat cosmique au-delà de l’espace et du temps mené par des monstres organiques dont nous ignorerions la forme même, dont nous ne pourrions qu’entrevoir la portion d’un organe ou la déglutition d’un flot. En plan-séquence, le film nous investit d’une véritable position, d’une puissante identification au point de vue – bien plus que si son énergie se composait au montage par des jeux de coupe et de mouvement – ; c’est une localisation, c’est aussi un violent différentiel d’échelle entre le spectateur et les puissances en œuvre. À ce titre, les premières apparitions humaines s’apparentent plutôt au passage de géants, qui malaxent avec force, tuent sans ménagement, des poissons dont le regard livide perce, quant à lui, bel et bien vers nous.
Au générique se mélangent, dans l’ordre alphabétique et à taille égale, les noms latins des espèces vues (poissons, oiseaux, crustacés), et ceux des pêcheurs, comme la nomenclature froidement exhaustive d’un bestiaire dont le film présente la nature morte. C’est un autre angle d’attaque de Leviathan, celui du flot de chair, débit d’eau iodée et de sang (dans des proportions parfois horrifiques) jonché de carcasses d’animaux, certains éveillés et mobiles, d’autres déjà inertes ; face à cela, le film s’apparente à un Styx, un liquide originel où dérivent pêle-mêle toutes les matières du vivant, corps décharnés, éléments de peau, de carapace, de cartilage.
Ce n’est pas la première fois que nous vous parlons de Leviathan ; en fait c’est la troisième, puisqu’il avait déjà conquis de façon similaire nos émissaires locarnais et belfortain. Présenté à Berlin, le film de Lucien Castaing-Taylor et Véréna Paravel se montre donc largement à la hauteur de sa très honorable réputation. L’engloutissement est sans appel, une évidence ; à peine terni par un étirement qui n’a rien à voir avec de l’ennui – non, c’est trop saisissant – mais dilue quelque peu le dispositif dans des séquences moins nécessaires ; cependant cette réserve n’entame pas tant la grandeur d’une œuvre déjà incontournable, et dont nous ne sommes pas près d’avoir fait le tour.