Film inachevé suite au décès de River Phoenix dix jours avant la fin du tournage, Dark Blood, par le relativement méconnu cinéaste néerlandais George Sluizer, va enfin, vingt ans après, trouver le chemin des salles obscures. Avançant en âge, Sluizer a éprouvé le besoin de reconstituer ce film et de le rendre visible, en procédant à un travail de réécriture afin de pallier les scènes qui n’ont pu être tournées. À chaque séquence manquante, l’image se fige, laissant parfois place à plusieurs plans fixes afin de combler le vide, et la voix du réalisateur prend le relais, narrant le contenu de la scène sur un mode tout à fait personnel. Le film est ainsi un étrange collage, qui transforme la présence de River Phoenix en ombre qui surgit par intermittence, pour laisser éclater une interprétation rude et habitée. Un procédé auquel le réalisateur fut donc contraint, mais qui revêt une belle puissance d’évocation, puisque ces scènes manquantes sont résumées par des éléments épars, qui caractérisent ces chaînons manquants sans les graver dans le marbre.
Dark Blood se lance de prime abord dans un postulat de film d’horreur : un couple en crise (Jonathan Pryce et Judy Davis) décide de partir en voyage pour se ressourcer, et se retrouve en panne en plein milieu du désert. Un milieu hostile, des autochtones pas très engageants et surtout Boy, un jeune homme au comportement étrange (River Phoenix) qui vit seul dans une cabane en plein no man’s land. Il finira par les retenir de force et livrer peu à peu les tourments qui sont les siens. Mais la tension, si elle ne sera pas libérée par une explosion de violence, se résoudra par l’accomplissement d’un acte de compassion à la fois maternel et sexuel, révélant la condition de détresse dans laquelle se tient cet insaisissable personnage.
Au film d’horreur, Sluizer préfère donc l’affrontement direct et verbal entre les protagonistes sous la forme d’un survival à ciel ouvert, et emmène discrètement son récit sur un terrain plus engagé, plus polémique. Boy vit en fait en plein milieu d’une zone qui a servi de laboratoire pour des essais nucléaires, et qui se trouve être un lieu abandonné aux laissés-pour-compte de l’Amérique, « ce pays trop grand ». Dark Blood est donc aussi le portrait d’un lieu de désolation, qui fait régulièrement référence à la persécution des Indiens, et qui trouve en son personnage principal le symbole de cette douleur morbide accumulée trop longtemps. Sur un versant plus politique, le film se veut également une opposition entre un jeune loup patient qui n’a jamais eu sa chance, et un homme d’âge mûr guindé et rigide, qui pense pouvoir tout acheter et tout recevoir sur le champ, dressant une peinture de l’Amérique post-Reagan et Bush qui fait froid dans le dos.
Des signes persistants de l’abandon de ces zones à la loi de cette nature aride, appuyée par les rémanences des essais nucléaires font de Dark Blood un film âpre, mortifère, et tourné, de par ses références à la culture indienne, vers une certaine forme de mysticisme, vers un au-delà. Et si le film rejoue, a posteriori, la mort de River Phoenix avec une empathie non feinte, il n’en reste pas moins un formidable témoignage de la naïveté brutale de son jeu.
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