Il est des quartiers où les enfants ne peuvent pas manger leur pain au chocolat, car ils préfèrent faire du cinéma. La septième édition du festival Cinébanlieue, ce discret bijou porté haut depuis tant d’années par Aurélie Cardin, pose définitivement ses images comme un rythme et son thème, l’enfance, comme un cri pour demain. Trois jours pour une rénovation visuelle des espaces délaissés, au fil des films d’une jeunesse incroyablement vive et désireuse de proposer au reste du pays ses futurs cinéastes. En attendant l’émergence des prochains Bresson, Besson a offert un écrin à l’écran de la remise des prix, son imposante Cité du Cinéma. Manière de frapper fort et de réveiller les investisseurs. Demain n’est peut-être plus si loin.
Au principe du festival, il y a toujours des images marginales. Si certains des films ont réussi à trouver un appui (institutionnel, régional ou associatif), la plupart d’entre eux restent autoproduits, ce qui en dit long sur la difficulté de ces jeunes cinéastes à trouver un chemin : « quand on ne vient pas du milieu du cinéma, asserte Rachid Djaïdani lors de la présentation de Rengaine qui lança le festival, on est immédiatement rembarré et on s’entend dire qu’on n’a pas de légitimité pour tourner un film. » Voilà le fait, reproduit d’année en année : les images nées dans les marges, sans pour autant d’ailleurs les représenter, sont toujours aussi en France minoritaires dans les canaux de production et de diffusion professionnels. Ceci n’est pas un scoop ; c’est un quotidien. Face à l’esseulement des cinéastes, Aurélie Cardin a décidé de s’affairer, afin de briser l’isolement des meilleurs. Et c’est presque à bout de souffle qu’elle commence à voir que, sept ans après sa première inspiration, les institutions privées et étatiques se mettent à faire partie du jeu, à déployer de l’autre côté du périph’ leurs informations dans un discours décomplexant.
C’est ainsi que le CNC s’efforce, grâce à l’action de Morad Kertobi, d’initier avec ces jeunes artistes une réelle proximité par une mission de soutien à l’émergence de nouveaux talents, intitulée « Talents en court ». L’écrasante et crépusculaire Cité du Cinéma de Besson joua de caisse de résonance pour un message adressé à tous les ressortissants des quartiers : les aides publiques ne sont pas destinées à certaines classes sociales ; ce sont des opportunités à saisir. Et s’il n’y avait pas l’ombre d’un relent méritocratique, c’est que le rappel de ces difficultés réelles de communication entre les marges artistiques et les institutions se doubla d’un constat réaliste : avoir accès aux fonds étatiques suppose des capacités de mises en forme rédactionnelles qui font souvent défaut à des jeunes autoformés au cours de leurs expériences de la mise en scène. « Talents en court » est conçu pour remédier à cela, par la mise en place de forums professionnels à vocation pédagogique, des consultations artistiques, des mises en réseau et un dispositif d’aide, les « Bourses des Festivals », qui s’apparente à du mécénat (un producteur de long-métrage peut désormais accompagner un premier film à hauteur de 15000 euros, en mobilisant son soutien automatique à un court-métrage). Les choses, sans exception, ont donc clairement été dites, et la gravité était de mise : Djamel Debbouze, présent pour soutenir l’événement, ne cherchait pas vraiment à faire rire.
Le fondement de Cinébanlieue, c’était le refus d’en rester à la représentation des quartiers qu’en avaient laissé les médias au lendemain des émeutes urbaines de 2005. Aujourd’hui encore, le Cinébanlieue affirme toujours cette lutte contre le flux sensationnel, ce courant médiatique capable de réduire des vies à une colère et des centaines de quartiers à l’une de ses voitures enflammées. En regard des neuf court-métrages de la compétition, on remarque que les images médiatiques n’y sont jamais reproduites ou retransmises. Ce jeune cinéma arrache à la télé sa toute-puissance de diffusion et impose à ses images une chose qu’elle ne pourra jamais comprendre : la réflexion. Car si les images télévisuelles demeurent encore un peu au creux de ce cinéma, c’est seulement réfléchies dans des regards qui ne les approuvent pas, comme dans Désir d’ivoire de Steve Albaret, où les formes du petit écran sont réduites à leurs reflets sur des visages qui regardent avec fixité le poste, quand ce n’est pas avec des larmes, comme dans le très beau Toucher l’horizon d’Emma Benestan. La révolte contre une manière insidieuse de ne pas construire les images de la banlieue est passée des corps aux formes cinématographiques. En 2012, si on regarde encore la télévision dans les quartiers, c’est sans y croire. Cela fait bien longtemps que la boîte à bêtises les a trahis.
Au Cinébanlieue, depuis ses débuts, il s’agit de faire front, mais sans violence. Comment ? En substituant des images construites aux surfaces trompeuses des reportages de France Télévisions. À bien regarder la majeure partie des films de la compétition, cette logique de « l’image-contre » emploie désormais au cinéma ses procédés les plus exigeants. Car à prendre le contre-pied de la télévision, à vouloir se démarquer de la rapidité trop ignorée avec laquelle elle fait se succéder les plans et des commentaires de journalistes ignorants embarqués dans les descentes policières, ces jeunes cinéastes ne pouvaient que retrouver des procédés liés au rendu de différentes durées : le plan-séquence, le ralenti, la voix off et la succession de longs plans fixes. Ce qu’ils ont retrouvé spontanément, en voulant parfaire l’image de leurs quartiers, c’est donc le temps, ce je-ne-sais-quoi pour lequel est fait le cinéma.
En témoigne J.M. Mondésir, l’absolument splendide film d’Alice Colomer-Kang qui s’ouvre sur un plan-séquence étourdissant, épousant dans les tourbillons qu’il trace la forme architecturale de la cour d’immeuble où, en 2002, Georges Mondésir est mort suite à une intervention de police qui tourna à la bavure. Et avant de caresser sobrement les tours de son optique, Alice Colomer-Kang passe du corps aux policiers, des policiers aux témoins photographiant la scène, des témoins aux arbres insensibles au drame qui vient de se dérouler sous leurs branches, exactement comme le ferait un détective dès son arrivée sur le lieu du crime. La jeune réalisatrice énumère chacun des composants d’une tragédie que les discours officiels auraient bien laisser mourir une seconde fois dans les archives du passé. Ce film, autant reconstitution minutieuse qui recueille dans ses mouvements les paroles des témoins qu’humble ode artistique à un fait divers, est assurément le film majeur du festival. Réalisant parfaitement un équilibre rare entre expérimentation et lisibilité, il émeut autant par son ancrage réel que par ses envolées formelles. Avec ce film, on redécouvre ce que c’est qu’expérimenter en cinéma : proposer une nouvelle vision de durées ordinaires, qu’il s’agisse d’un événement aussi terrible qu’une mort sans raison ou anodin comme une danse de rue.
Du temps encore, quand Jean-Luc Dang, dans Sans-titres, retrouve l’esprit de La Jetée de Marker, dans un roman-photo d’un beau noir et blanc dans lequel nous guide une voix off exempte de tout misérabilisme : « la vraie différence entre hier et aujourd’hui, c’est qu’il y a moins de cafards » raconte-t-il avec humour. Revenant dans sa maison de Chalon-sur-Saône, après une longue période d’absence, Jean-Luc Dang, le geste assuré, nous installe, jour après jour, dans son journal de bord à l’aide d’une succession de clichés montrant autant l’inertie des après-midis passées entre potes que le racisme entre communautés. Sur une accumulation de clichés argentiques qui, séparés les uns des autres, auraient été bien anodins (le désordre de sa chambre, des portraits de ses amis, des plans larges de terrains vagues), le ton neutre qu’a choisi Dang les rassemble et construit très simplement un portrait pudique d’une sensibilité à fleur de peau, recluse dans sa chambre, se sentant mise à mal par un territoire faits de vitres cassées, de contrôles policiers revanchards, parcouru avant les élections par un maire qui ne « vient que quand ça brûle ». Et si Dang choisi la photographie, on imagine que c’est parce qu’elle se trouvait étroitement adaptée à ce qu’il voulait saisir à même l’espace : des traces et des cicatrices.
La Cicatrice, c’est d’ailleurs le titre d’un autre court-métrage remarqué, réalisé en 2006 par Camille Plagnet et Jeanne Delafosse dans le cadre d’un atelier documentaire. Comme les deux précédents, ce film transforme le temps en attention, par une succession de longs plans fixes sur les mains des prisonniers de la prison de Fresnes. Renonçant à remarquer que le temps passe, les consciences des spectateurs sont invitées à s’immerger dans les plis d’une vie, à regarder au plus près ces mains de punis que les concernés commentent à leur guise : « elles ont juste voulu ressembler à d’autres mains. » Nous n’imaginons même plus les corps, devenus absolument autres à force d’être de la sorte maintenus perpétuellement en hors-champ. Si la première image du festival, ce furent donc ces mains ouvertes à notre compréhension, son âme réside dans la capacité de ces cinéastes, à travailler différemment, chacun à leur manière en fonction des procédés employés, le temps de l’image : jeunes, ils savent néanmoins déjà que l’ennui au cinéma, quand cette longueur est bien fabriquée, ça n’existe pas.
L’ombre au tableau, c’est L’Échappée, court-métrage de Victor Dekyvere, auto-étiqueté « vidéo art » depuis que le 5D sévit chez les moins doués. Dans le bleu hideux d’une balance des blancs volontairement foirée, ce film incarne bien l’esthétique pseudo-expérimentale qui décide de partir en villégiature en banlieue, juste le temps de transformer une de ses tours désaffectées en décor post-apocalyptique pour deux bobos égarés. Sur une musique évidemment planante, on peut les voir fuir loin de cette tour pour finalement s’asperger, dans une baignoire perdue au milieu d’un bloc plus contemporain, de peinture rouge. Pierrot n’est même plus fou, il est bête, voilà tout. Loin de cette maîtrise clipée, on préfère encore les lourdeurs thématiques du lauréat Guillaume Tordjman, prix Talent court Digimage. Dans Le Commencement, il parvient par moments à saisir l’adolescence dans ce que son langage nous offre de plus brut, maladroit et touchant à la fois. La force de son court-métrage, c’est aussi d’être allé jusqu’au bout d’une idée (qu’elle soit bonne ou mauvaise), en osant faire mourir la jeune Amina.
Et cela n’a rien d’anodin, car elle meurt sous les assauts d’un groupe d’ados rendus enragés par la médisance de Jiscar, avec laquelle elle s’était liée d’amitié. Le jury, en récompensant aussi En équipe de Steve Achiepo du prix Talents court, a été manifestement sensible aux films qui ont su affronter les difficultés liées à la mise en scène du groupe. La bande est finement affirmée dans le film d’Achiepo comme le seul repère, hormis l’entraîneur des premiers plans, d’une sexualité masculine qui se cherche en la personne d’un acteur non-professionnel qui fera probablement parler encore de lui : Bastien Bourhis. Dans la campagne de Brassens comme dans nos banlieues, « le pluriel ne vaut rien à l’homme et sitôt qu’on est plus de quatre, on est une bande de cons. »