Du 22 au 28 août 2010, comme chaque année, Lussas devient un territoire de cinéma.
Au rythme des cloches de son église, les projections s’enchainent dans les cinq salles (climatisées ou non) dispatchées dans le village pour l’occasion, où elles bénéficient d’une affluence sans trêve concurrençant même, on l’imagine, le temps où les messes étaient courues dans le coin.
Les fidèles cinéphiles viennent de partout (mais en majorité de la capitale, il faut bien le reconnaître) et ils ne sont souvent pas néophytes. Les États généraux de Lussas sont avant tout des rencontres professionnelles dont il revient à chacun de se satisfaire ou de préférer s’extraire parfois, afin de communier comme il se doit avec la beauté du réel : paysages ardéchois escarpés et rivières d’eau claire savent écouter les confessions d’un festivalier fugueur.
De l’écrasant soleil à la salle obscure, il n’y a que quelques pas et pourtant, si Lussas n’est pas bien grand, chaque projection est une destination : le désert d’Atacama, les forêts vertes du Rwanda, les paysages neigeux de Sibérie ou la moiteur des rues haïtiennes… Plusieurs chemins mènent à l’évasion.
Dimanche 22 – Une ouverture éclair
C’est une séance en plein air du film de Mariana Otero, Entre nos mains, qui ouvre le festival.
Un documentaire qui a pour atout un sujet bien anglé : la caméra de la réalisatrice se tient aux prémices de la formation en SCOP (coopérative ouvrière) d’une entreprise en faillite. Une usine de lingerie plus précisément, soit un décor propice au décalage et au rire, donnant au film sa couleur : une sorte de « documédie ». Dans ce cadre saugrenu, Mariana Otero filme les employés face à leurs doutes, leurs craintes, et les pousse par ses interventions, à se positionner. Souvent, ils expriment leur difficulté à croire en la reprise, un manque d’espoir qui freine l’engagement. Mais la formation en SCOP est un parcours semé d’embuches : la force du groupe aura-t-elle raison de l’implacable capital ?
C’est peut-être parce que le film raconte in fine une défaite que lui-même travaille l’esthétique du vide : un personnage central comme le patron reste hors-champ, et des cartons narratifs viennent combler les vides dramatiques du tournage.
Une ultime scène étonnante (dont on ne révèlera pas la teneur) donne au film l’artifice d’un vêtement réversible : par les moyens de la fiction et de la pleine participation de ses témoins, Mariana Otero contre-effectue l’échec. En un épilogue, le documentaire se renverse : toutes coutures apparentes, il prend un sens nouveau.
Lundi 23 – Dieu est un homme
À Lussas, un documentaire en cache souvent un autre : les séances se composent toujours de plusieurs films.
En sélection Afrique, la première partie de séance, L’Ombre des marabouts de Cheikh N’Diaye, témoigne de l’influence des marabouts sur la population sénégalaise. Le film met en parallèle le développement actuel des confréries maraboutiques avec la figure emblématique du marabout Ahmadou Bamba, révéré sous la colonisation française. La construction chaotique du documentaire mixe des images inquiétantes de foule de fidèles et la lecture de lettres d’archives de fonctionnaires coloniaux par une voix-off de comédien. Le résultat laisse dubitatif : en s’inquiétant de ne pas juger ceux qu’il filme, le documentariste reste trop passif face à son sujet et restitue une réalité impénétrable que sa caméra ne parvient pas à distiller.
À contre-pied, Au nom du Père, de tous, du ciel de Marie-Violaine Brincard sélectionné à Cannes par l’Acid, traite avec sagacité de l’après génocide au Rwanda.
La réalisatrice effectue cinq portraits de Justes, ces Hutus ayant protégés, contre l’influence du groupe et au péril de leur vie, des Tutsis. Chacun présente des raisons différentes pour avoir désobéi, et l’un d’eux de supposer : « Si j’avais été intelligent, j’aurais peut-être tué. »
La nature luxuriante, ses paysages et l’eau de ses lacs, ponctuent les témoignages. Bien plus que de simples motifs, ils font sens. Chaque plan du film est comme le pore d’un corps qui respire, qui atteste de la persistance de la vie tout en posant la question suivante : comment vivre avec ce passé sanglant ?
En soirée, c’est le cinéaste sicilien Stefano Savona qui a choisi pour sa carte blanche, le film de Luchino Visconti, La terre tremble. Suggestion pertinente que cette fiction aux accents documentaires (commentaire off, acteurs non professionnels) qui ne tombe jamais dans un naturalisme simpliste ! Tournée en Sicile dans une langue aujourd’hui quasiment plus parlée, cette fable montre l’éclatement d’une famille de pêcheurs, avec son lot de rescapés et de laissés pour compte, alors que la misère fait rage. Cette fiction démontre qu’une lutte est une source de puissance dramatique que beaucoup de récits jalousent, c’est d’ailleurs sur cette hypothèse que Mariana Otero s’appuyait dans Entre nos mains. Mais là où, dans le documentaire, une multitude de personnages empêchait l’identification et maintenait à distance, la fiction plonge son spectateur dans une empathie remarquable. Elle met en partage chaque obstacle ou conflit vécu par un personnage, elle pousse à l’investissement émotionnel du spectateur.
Les festivaliers, plus ou moins affectés, regagnent leurs tentes, les yeux rivés sur le grand écran du monde : un ciel étoilé dans lequel résonnent les paroles d’un Juste, « Dieu est un homme. »