Filmer le travail n’est pas chose aisée, en rendre toute la complexité encore moins. On avait quitté – mais pas oublié – Mariana Otero en 2003 sur les traces d’un secret de famille. De l’intime au collectif, de Histoire d’un secret à Entre nos mains, la cinéaste a décidément tout bon.
Mariana Otero filme une tentative d’émancipation se soldant par un cruel échec, mais qui se termine en chanson. Cet échec fait mal, de ceux qui sont particulièrement durs à avaler. Mais les protagonistes sortent, quoi qu’il en soit, enrichis au terme de cette tragi-comédie du travail conclue par ce chant mis en scène sans fard, avec tendresse et limpidité. Après ce heurt terrible d’une tentative de sursaut contre le pragmatisme du réel, cet appoint fictionnel est un appel à l’investissement de l’imaginaire, à une époque où la plupart des conflits sociaux se terminent par d’immenses gueules de bois. C’est tout ce que Mariana Otero – avec ses moyens de cinéaste – avait à offrir pour refermer cette parenthèse d’un possible réenchantement : tout en sachant que ce n’est pas grand-chose, ce n’est pas rien pour autant.
Starissima est une entreprise de lingerie féminine un peu désuète, pas encore passée à la moulinette des méthodes de management de France Télécom. Où, comme le dit une ouvrière, « on ne lève pas le doigt pour aller faire pipi ». Mais les temps ne sont pas à la fête, la faillite rôde : deux plans de coupe des locaux vides sonnent comme une menace. Les salariés, des femmes pour la plupart, tentent de se constituer en une SCOP (Société Coopérative et Participative). Dans ce cas, les employés deviendraient actionnaires majoritaires : une voix serait égale à une voix au conseil d’administration. Dans cette forme d’entreprise résonne le slogan autogestionnaire des LIP : « on produit, on vend, on se paye ! » Le projet se met en branle et Mariana Otero − dans cette unité de lieu et avec « ses » personnages − suit le processus : monter le dossier, assemblées générales, informations assurée par une formatrice, débats internes, vote. Un théâtre fascinant des relations socio-économiques du monde du travail se tisse à l’écran.
Le positionnement de Mariana Otero est empathique, la façon dont elle cadre les personnages et les met en relation ne peut pas tromper : le geste est sensible, protecteur, par certains aspects maternel. Mais il évolue, sa position d’observation-enregistrement laisse parfois place à une voix venue de derrière la caméra, celle de la réalisatrice. Un rapprochement s’impose à l’esprit, avec Stéphane Mercurio – réalisatrice de l’admirable À côté, dont Mourir ? Plutôt crever ! sort bientôt en salle ; on retrouve la qualité d’écoute et la recherche de la bonne distance avec le sujet et les protagonistes. Ceci passe par une capacité à varier qui contient une dimension chorégraphique, faire de petits pas vers eux, puis accomplir le chemin inverse, et ainsi de suite.
Comparons maintenant l’incomparable : comme Xavier Beauvois avec Des hommes et des dieux, la cinéaste filme le doute, le lien – entre personnages et avec un lieu – et la démocratie dans une situation de choix. Les gros plans de la scène d’ouverture révèlent le travail dont le seul bruit est celui des machines. Or, Entre nos mains s’avère une prise de parole, ou plutôt la reprise de celle-ci, où des voix humaines émergent par-dessus l’entêtante musique mécanique inaugurale. La grande question qui agite le microcosme est celle d’investir ou pas, pour devenir actionnaire majoritaire de Starissima. L’entreprise mue alors en une agora : un espace de dialogue, débat, argumentation. La qualité du film est de décoller de sa dimension locale pour déployer un portrait − ni optimiste, ni pessimiste − passionnant d’une société traversée par des aspirations et intérêts divergents, bien loin de la couleuvre libérale « laissez nous faire, tout le monde y trouvera son compte dans l’harmonie » : ça ne fait pas de mal, au contraire.
C’est aussi un corps social timoré et plein de doutes qui s’esquisse ; la peur d’être dupé, de se tromper soi-même, de quitter une place – même insatisfaisante – pour n’en retrouver aucune. Évocation puissante aussi du difficile exercice de la démocratie et de la politique dans cette confusion qui s’empare des esprits, par la technicité des questions et le manque de confiance envers les dépositaires du pouvoir, économique comme politique – tenus presque totalement hors champ, mais tellement omniprésents. Prendre en main son travail, devenir investisseur, c’est aussi changer de place, quitter le fait d’être subalterne, Entre nos mains expose la pesanteur de ces atavismes, sans lourdeur, bien au contraire.
Tout ça, en 1h28, c’est beaucoup, mais ce n’est pas tout. Ce film admirable est parcouru de long en large par les thèmes de l’émancipation et du fait de disposer de soi-même, mais il l’est doublement dans la mesure où c’est autant une convocation du corps social que du corps féminin. En effet, on l’observe dans la hiérarchie d’entreprise : entre cadres mâles encravatés (dont l’un est le potentiel futur dirigeant de la SCOP…) et petites mains féminines négociant hors-champ avec leurs maris l’éventuelle entrée dans la structure coopérative. Et chez ces dernières, une autre frontière entre ouvrières plus qualifiées blanches et couturières subalternes issues de l’immigration. Mariano Otero nous met sous le nez toute l’actualité de questions féministes que l’on a tendance à considérer comme de vieilles lunes, tout en en faisant émerger de nouvelles. Son film réside plus globalement en un hommage à la complexité du réel et de l’immensité des champs de tension. Dans un présent où l’action politique semble être au service d’une débile et perpétuelle réécriture de la réalité – vouée à en brouiller méticuleusement la compréhension et les enjeux –, Entre nos mains ressemble à un cadeau venu d’ailleurs.