Le festival Courtisane, dont la dernière édition a eu lieu à Gand (Belgique) du 21 au 25 mars 2012 offre un refuge à ces films qui méritent mieux que des étiquettes réductrices (« cinéma expérimental », « film d’artiste »…). Qui méritent d’abord, simplement, d’être visibles. Présentant un panorama de films récents ainsi que quelques films plus anciens, avec un souci constant du respect de leurs formats d’origine, Courtisane est la preuve vivante de l’engagement passionné de ceux et celles qui le font exister.
En compétition étaient présentés dix-neuf films de durées diverses (entre trois et soixante-huit minutes) au sein de programmes bien charpentés. À côté de quelques films un peu trop univoques ou scolaires, on pouvait découvrir une majorité d’œuvres véritablement réjouissantes par leur tenue formelle et leur poésie. À noter que, une fois n’est pas coutume, la majorité de ces films étaient réalisés par des femmes. C’est notamment le cas de nos quatre coups de cœur :
A Lax Riddle Unit de Laida Lertxundi (Espagne / États-Unis, 2011, 16 mm, 6’), sorte de haïku filmique, est une suite de plans sans relation manifeste les uns aux autres, mais tous aussi énigmatiques. La cinéaste parvient comme par magie à donner à chaque instant la force de présence particulière qui est celle des souvenirs heureux.
Ricky de Janie Geiser (États-Unis, 2011, HD, 11’), objet intriguant, associe une voix masculine qui semble issue d’un vieux vinyle énonçant des bribes de récit à des dessins mis en mouvement de différentes façons (animation image par image, jeux de lumière et de superpositions…). Par ce tissage, la cinéaste crée un univers à la fois enfantin et inquiétant, terreau fertile pour l’imagination.
Le Big in Vitenam de Mati Diop (France, 2012, HD, 29’) est une œuvre d’une grande liberté qui balade le spectateur dans un monde fictionnel aux allures documentaires, dans une Marseille qui ressemble à l’Asie, ne cessant de bifurquer, d’ouvrir de nouvelles portes sans forcément les franchir. Mati Diop trouve un bel équilibre narratif, évitant la linéarité tout en construisant une totalité cohérente et évocatrice.
Enfin et surtout, Jardin du sel (France, 2011, 16 mm, 16’), dernier opus d’une série entamée il y a quelques années par Rose Lowder prenant pour motif la production de fleur de sel. La cinéaste arrive à une intensité esthétique inouïe dans des plans montrant les interactions de la lumière, du milieu aquatique et des cristaux. Chacun des cinq plans est si riche en événements plastiques que l’on le croirait accéléré ou monté, alors que seul l’art de choisir le lieu, le moment et l’axe de filmage est responsable de cette richesse. Le film se termine gaiement par l’évocation d’un pré fleuri, filmé à la façon sautillante de la série de films Bouquets. Éblouissant.
Le jury a choisi de récompenser un autre beau film, Entrevista con la Tierra (Mexique, 2010, HD, 18’) du cinéaste mexicain Nicolás Pereda. Dans une mise en scène affutée, brouillant les frontières de la fiction et du documentaire et avec un très beau sens de la dramaturgie, il y évoque la mort d’un enfant telle qu’elle est vécue par son meilleur ami, avec une pudeur égale à celle du personnage.
La partie non-compétitive de la programmation réservait quant à elle encore bien des découvertes mais aussi d’agréables retrouvailles. Une séance consacrée aux Weather Diaries de George Kuchar a ainsi été l’occasion de montrer le dernier film réalisé avant sa mort, il y a quelques mois, mais surtout certains des premiers films de la série, proprement galvanisants. Une autre séance se fit l’occasion de présenter le premier long métrage de Gabriel Abrantes et Daniel Schmidt (récemment projeté au festival Hors Pistes) : Palacios de Pena (2011) joue avec les codes et l’esthétique léchée d’un certain cinéma hollywoodien pour mieux les subvertir en y injectant de hautes doses de brutalité surréaliste. Évoquant un état décadent de la bourgeoisie, le film parle par détours, à grand renforts d’images improbables et de digressions, avec toujours l’esprit joueur caractéristique du travail d’Abrantes. Si l’on a beaucoup parlé lors de ce festival du recours à la fiction par des artistes venant des galeries, la tentative de Schmidt et Abrantes est sans doute celle qui parvient le mieux à jouer sur les deux tableaux – celui des codes mainstream et celui de l’art – et à produire ainsi un résultat véritablement dérangeant.
Le reste de la programmation était placé sous le signe du dialogue : le programme « Reverberances » proposait de mettre en parallèle trois couples de deux films se faisant écho, volontairement ou non. C’est dans ce cadre que l’on a pu voir le chef d’œuvre de Robert Gardner Forest of Bliss (1986), observation poético-ethnographique centrée sur les rites funéraires dans la ville de Bénarès. Le film-hommage qu’il a inspiré au (pourtant talentueux) Robert Fenz peinait quant à lui à se faire comprendre et s’apparentait plutôt à une succession d’images exotiques sans queue ni tête.
Quant aux « Artists in Focus » de cette année, chacun disposait d’une séance carte blanche. Sandra Gibson et Luis Recorder, invités à présenter une installation et une performance, ont ainsi programmé quatre films du génie Paul Sharits, beau programme rendant pleinement justice à cette œuvre alliant aridité conceptuelle, ravissement visuel et humour. Philippe Grandrieux proposait quant à lui un très beau programme, produisant un éclairage intéressant sur sa propre œuvre : Dimanche d’Edmond Bernhard (1962), l’épisode de Deutschland im Herbst réalisé par Rainer Werner Fassbinder (1977 – 1978) et le terrifiant The Sun and the Moon de Stephen Dwoskin (2007).
Mais les vedettes de cette nouvelle édition du festival étaient sans doute Ben Rivers et Ben Russell. Le binôme anglo-américain travaille depuis un certain temps sur un film commun, collaboration que Courtisane a souhaité mettre en relief. Rivers et Russell présentaient ici leurs plus récents films respectifs (Two Years at Sea et River Rites, récemment projetés à Paris dans la compétition de Cinéma du réel), une installation, une soirée de concerts par des musiciens amis et surtout des séances « Ben on Ben » : sélections de films choisis par l’un en écho à un film de l’autre. Les deux cinéastes ont su ouvrir chacun des films dans différentes directions, en tirant certains de ses fils thématiques ou plastiques. L’occasion de quelques private jokes mais aussi de belles découvertes.
Le premier programme s’articulait autour du Sack Barrow (2011) de Ben Rivers, description d’une usine en voie de désertification et des activités s’y maintenant. Ben Russell a choisi de revenir notamment sur l’espace de l’usine (Running in the Emptiness de Charlemagne Palestine), sur le poids de la hiérarchie sur la classe prolétaire (Hole de Sterling Ruby), sur les photographies érotiques affichées aux murs des vestiaires (L’Eye – The Chemical Bath de Xander Marro) et sur les gestes devenus mécaniques et dépouillés de leur sens (Le Sang des bêtes de Georges Franju et un extrait du Dancer in the Dark de Lars von Trier).
Les films choisis par Ben Rivers reflétaient quant à eux à différents aspects de River Rites (2011), de Ben Russell. Ce film construit à partir d’un plan séquence tourné au Surinam montre un groupe d’enfants et d’adultes jouant dans l’eau d’une rivière – mais monté à l’envers. The Lion Game et Playing with Scorpions de John Marshall ainsi que Children’s Magical Death de Timothy Asch répondaient ainsi aux thème des jeux enfantins, Kristallnacht de Chick Strand au motif de l’eau, Necrology de Standish Lawder à la réversion, Tourou et Bitti, les tambours d’avant de Jean Rouch au plan séquence et à l’idée de transe…
C’est avec ces deux programmes surprise que se terminait cette 11ème édition d’un festival décidément de haute volée et infiniment précieux en tant que lieu d’apparition d’un cinéma trop peu visible. Longue et heureuse vie à Courtisane !