Avant le compte-rendu de la 34e édition de Cinéma du Réel qui sera publié la semaine prochaine, nous évoquons ici la plupart des films primés par les différents jurys.
Autrement, la Molussie de Nicolas Rey – Grand Prix Cinéma du réel
À la manière du Slow Action de Ben Rivers, présenté en compétition en 2011, Autrement, la Molussie utilise un texte de fiction comme catalyseur pour faire parler des images du monde : Die molussiche Katacombe, roman jamais traduit que Günther Anders écrivit entre 1932 et 1936 en réaction à l’installation du fascisme en Allemagne. Nicolas Rey prélève de ce roman des dialogues, affrontements de rhétoriques dans une contrée imaginaire rendant à des questions de société leur portée philosophique et éthique. Démarche aussi essentielle aujourd’hui que depuis la nuit des temps.
Jamais illustratives, les images de Nicolas Rey dessinent les traits d’un territoire aussi étrange que familier. Étrangeté d’abord de son mode d’apparition, tributaire d’un certain nombre de phénomènes imprévisibles : les mouvements du grain de la pellicule, les accidents argentiques qui la tâchent régulièrement, la rotation de la caméra qui fait disparaître le paysage pour le rendre peu à peu selon une orientation nouvelle, les va-et-vient erratiques de l’objectif alors que l’appareil est offert à la volonté des vents. La nature, omniprésente dans le profilmique, dicte également ses lois à la représentation : l’appareil comme le support de prise de vue sont soumis aux semblances de hasard que savent produire les lois physico-chimiques.
De cette présence fondamentale des données naturelles, il se dégage, par l’intervention du texte, un sentiment ambigu. Les dialogues de Günther Anders, habités par une forme de désespoir face la déraison fasciste, donnent à la vision des images différentes colorations. Ils font voir autant l’humain dans la nature – sans qu’il y soit généralement présent, les paysages, domptés, portent en eux la marque de son labeur – que la nature dans l’humain – les échecs de la raison évoqués par le texte, confrontés aux phénomènes naturels qui produisent les images, font affleurer la brutalité de la matière comme cause première. Bien d’autres sentiments encore se dégagent d’Autrement, la Molussie et la qualité du film tient en partie à ce que leur variété et leur intensité ne soient dictées que par la sensibilité de chaque spectateur.
Il faut ajouter aux ingrédients de cette modulation le travail de la bande-son, tissant ensemble silence, son ambiant d’une campagne urbanisée et voix narratrice. Cette possibilité du silence, qui rend les images et les sons si parlants, traverse l’histoire du cinéma expérimental dans laquelle Nicolas Rey s’inscrit. Cet héritage se manifeste également par une acceptation de l’aléatoire qui ne se limite pas à une bienveillance envers les « accidents » techniques, mais va jusqu’à déterminer la structure même du film : avant chaque séance, l’ordre de projection de ses neuf bobines fut tiré au hasard. Un tel choix, pertinent par rapport au propos qui se dégage de l’œuvre, revient surtout à affirmer la valeur de cette expérience collective que constitue la projection d’un film.
O.C.H.
Earth de Victor Asliuk – Prix International de la Scam
C’est une petite forêt paisible que des hommes en treillis arpentent avec des détecteurs à métaux. Un carton introductif et des images d’archives induisent que nous sommes quelque part sur l’immense territoire de l’ex-URSS. Ce paisible petit terrain forestier est vite inquiété. Des objets sortent de la terre lourde, des casques de soldats notamment, sur lesquels on décèle l’impact d’une balle. Puis ce sont les restes de corps de soldats que de jeunes gens exhument. Ici, il y a soixante-dix ans, une bataille a été meurtrière pour l’armée russe. On déterre les corps pour les enterrer à nouveau mais cette fois-ci avec une vraie sépulture. Difficile, face à Earth, d’interpréter ce geste avec lequel le réalisateur maintient une certaine distance. Il y a d’une part une grande humanité dans le fait de donner, longtemps après leur mort, un cercueil à chacun de ces « soldats inconnus ». D’autre part, quand on apprend que ces hommes en treillis sont de simples chasseurs, on se demande s’il n’y a pas derrière tout cela une célébration déplacée des valeurs et de l’honneur militaires, tant ce groupe ressemble aussi à une armée sans État.
Si cette confusion intéresse peut-être Victor Asliuk, l’essentiel de son propos est sûrement ailleurs, dans cette résurgence éternelle du passé. Résurgence qui atteint d’ailleurs le corps même du film. Le réalisateur intercale entre ses images, des archives cinématographiques de guerre ; autre geste d’exhumation en contrepoint de celui des ossements. Le son du présent, mis en amorce sur les archives, fait office de liant entre ces deux régimes d’images qui dialoguent aussi à travers des rimes visuelles, d’hier à aujourd’hui : Pesanteur de la terre, effroi des visages, civières…
À voir cet alignement de cercueils, cet enterrement tardif, on se dit que la Russie n’aura jamais fini de compter ses morts. Et que notre monde n’en finira jamais de clore le chapitre de la Seconde Guerre mondiale.
G.M.
Dusty Night d’Ali Hazara – Prix du court métrage et mention spéciale du Prix Louis-Marcorelles
Tout le monde le dira : un film sur Kaboul au Réel est déjà un événement. Qui plus est lorsque l’on apprend qu’il suit des balayeurs de nuit qui arpentent chaque soir les rues de sable pour en déplacer la poussière. Projet de film qui parait donc à la fois extraordinaire et tourné vers l’absurde. Portrait également acide d’une société que l’on dit dépassée par les enjeux et les forces qui la secouent. Il y a de tout cela. Pourtant la force de ce court film d’Ali Hazara vient d’abord de la singulière poésie qui émane de cette sortie de nuit. Les hommes en orange, munis de leurs balais, entament une chorégraphie de faucheurs et progressent le long des artères d’où les véhiculent déboulent de la nuit noire et noient la caméra de leurs phares aveuglants. Le sable virevoltant entoure les hommes, diffracte la lumière, lance les lignes abstraites propres aux villes nocturnes de cinéma. À cette étonnante beauté plutôt agressive, s’ajoute les rencontres du bord de route et le discours rude et désabusé d’un homme emporté par les conflits. Produit par l’atelier Varan de Kaboul, actif depuis 2006 en Afghanistan, Dusty Night ne contourne pas l’imaginaire et les stéréotypes, il les corrobore frontalement puis s’en extrait joliment en portant une intrigante attention à la puissance graphique du réel.
C.P.
The Vanishing Spring Light de Xun Yu – Prix Joris Ivens
Documentaire tourné au sein du quartier de « West Street » dans une ville du Sichuan, The Vanishing Spring Light se présente à première vue comme l’étude d’un voisinage qui survit dans de vieilles maisons, partageant leur vie entre la rue et le salon de mah-jong de Madame Jiang. Xun Yu, le réalisateur, a passé plusieurs années en compagnie de ces gens, vivant auprès d’eux, partageant leurs repas, créant ainsi une proximité qui fait sens à l’écran. Car bien vite le film se resserre autour de la figure de Madame Jiang, vieille dame qui bascule lentement vers le trépas, et se fait le témoin des tensions familiales qui entourent son état de santé.
L’utilisation judicieuse du plan séquence permet ponctuellement de saisir un éclat, une exaspération quant aux différents tenants de cette situation (Madame Jiang vit avec un fils un peu porté sur la bouteille, sa femme rechigne à s’occuper de la vieille dame – ses sœurs également) en même temps qu’elle se fait captation tranquille de la vie monotone d’un quartier laissé progressivement à l’abandon, et bientôt rayé de la carte. Les images prennent alors une autre charge, à mesure que l’on comprend que l’agonie de Madame Jiang est aussi le symbole d’une époque qui se meurt, et de tout un vivier d’histoires amenées à disparaître avec le quartier. Les festivités qui s’organisent autour de la cérémonie funéraire finale sonnent alors comme un clap de fin pour toute une communauté.
Mais cette matière presque ethnologique reste partiellement circonscrite aux chamailleries de la famille de Madame Jiang et s’épuise progressivement, dans la longue attente de son passage à trépas. Xun Yu peine parfois à trouver la juste distance – et sa propre place – à l’intérieur de son film, hésitant entre le portrait intime et collectif, jusqu’à un faux pas, où il joue en gros plan de la révélation spectaculaire du visage agonisant de la vieille dame. Erreur de jeunesse, ou excès de volontarisme dans la représentation de la déliquescence, il n’en reste pas moins que Xun Yu s’avère être, à d’autres moments, un formidable cadreur et observateur des tracas de la vie.
J.M.
Habiter/Construire de Clémence Ancelin – Prix du Patrimoine de l’Immatériel et Mention spéciale du Prix des Bibliothèques
Par où commencer ? Au nord du Tchad, dans le désert du Sahel, la construction d’une route annonce le désenclavement d’une région de nomades. Des ouvriers arrivent, des habitants rêvent au commerce qui sera possible, d’autres y voient une menace ou une futilité pour la vie en brousse.
Mais il se pourrait que les lignes qui suivent décrivent mieux encore Habiter/Construire. Tout écosystème possède ses matériaux, ses habitants, ses flux. Il y vient parfois des éléments précipitants. La rencontre de ces forces abstraites produit un précipité et modifie chacune des substances.
L’hésitation entre l’humain et l’abstrait est permise pour évoquer le beau premier long-métrage de Clémence Ancelin sélectionné dans la compétition Premiers films. Car rarement des cinéastes ont su regarder le monde en mouvement à cette si juste distance, grâce à l’attention partagée entre les hommes et l’environnement dont l’extrême rudesse confine à l’abstraction. Rochers, sable, formes minimales, la vie des hommes s’y fait discrète et leurs activités en sont indissociables. Face à ce projet de route, ce choc de la modernité et de modes de vie traditionnels, il aurait été facile de sombrer dans la recherche de la bonne réaction, de pointer les aberrations des uns, les revendications des autres ; un glissement réducteur vers le bon parti. D’autant que la situation est très cinématographique. Clémence Ancelin, à rebours des dispositifs qui lient fiction et documentaire, reste au plus près d’une méthodique documentation, presque à la façon des vues Lumière. Elle ne jugera jamais, pas de prise de parole, peu de mouvements d’appareil, mais une frontalité où les mots des filmés ont libre horizon. Elle enregistre le tumulte, sous tous les angles, non sans rappeler Wiseman et le Van der Keuken de La Jungle plate.
Habiter/Construire est aussi un film sur les gestes. Et d’abord la geste, puisque des nomades qui démontent un campement jusqu’au chantier de construction, le film témoigne de manières de vivre diverses qui se croisent dans la région. Loin de nos sociétés de services, les hommes y remplissent leurs journées de gestes d’aménagement, de préparation, pour un repas, une maison, un enclos, un pilier de béton. Des gestes répétitifs, séculaires ou non, qui sont à la fois un point commun et la vraie opposition entre ceux de la route et ceux de la brousse. Pour ces derniers, construire c’est habiter. Morceaux de bois, tiges souples pour les lier, murs en pisé… La brousse fournit les matériaux, l’homme vit en autonomie dans son environnement. Pour la route, c’est l’exact opposé. La construire, c’est considérer qu’un changement est nécessaire pour la région, que ce qui s’y fait doit évoluer. C’est apporter des matières d’ailleurs pour modifier l’environnement. Et construire cette route, c’est ouvrir un flux plutôt qu’habiter.
Impossible de dire si le plus beau est cette abstraction visuelle des lignes, des plans, des gestes, tant une activité physique peut contenir une beauté formelle, ou si c’est le sens des interrogations humaines, de leurs rencontres, les capacités des hommes à habiter et à construire, qui touche le plus. Et qu’importe, puisque la réussite de Clémence Ancelin est précisément d’avoir su réunir cet ensemble pour le rendre habitable.
C.P.
A Nossa Forma de Vida de Pedro Filipe Marques – mention spéciale du Prix Joris Ivens
De Two Years at Sea (Ben Rivers) à Children of Soleil (Yoichiro Okutani), ce Cinéma du Réel était parcouru de personnages qui avaient, d’une manière ou d’une autre, rompu avec leurs contemporains. Ici, deux octogénaires, Armando et Maria, mari et femme, contemplent et commentent le monde qu’ils surplombent depuis leur tour portugaise près du Douro. Pedro Filipe Marques filme en fait ses grands-parents. Ce type de projet est généralement vite voué au bilan d’une vie bien remplie et bien vécue. La force du film de Marques est toute autre. Elle tient dans un dispositif assez imparable qui consiste uniquement à documenter deux regards. Il semble qu’Armando et Maria ne sortent plus beaucoup et que leur petit appartement s’est transformé en poste d’observation. L’extérieur ne s’incarne qu’à travers leurs deux voix, à la fois conjointes et disjointes.
Le film pourrait faire craindre quelque chose de très étouffant, d’un triste repli sur soi à l’approche de la mort. Si Armando et Maria ne sont plus tout à fait présents au monde et si le monde ne paraît plus tellement se préoccuper d’eux, la vigie qu’ils se sont inventés comme mode de vie est au contraire particulièrement drôle, cocasse et burlesque. Le film est en partie porté par le duo comique que forme le couple : Lui, corps élancé toujours pris dans des postures improbables, taiseux et poète ; elle, plus ronde, bavarde et toujours sur son trente et un. Comme deux instruments jouant une partition, ils sont à la fois singuliers et complémentaires. Donc inséparables. En atteste ce dialogue où Armando (vraisemblablement ancien communiste) se remémore son voyage en Russie et où Maria ne cesse de commenter son absence lors de ce périple. Ils se parlent mais à chaque fois se répondent sur ces deux lignes narratives différentes. De manière anodine, ils construisent une sorte de dialogue absurde et réinventent Beckett.
Le coup de génie du film est de trouver un équivalent visuel à ces deux regards qui ne cessent d’aspirer l’extérieur qui les entoure. Le talent de Pedro Filipe Marques est d’utiliser le décor de l’appartement pour faire écho à ce rapport entre intérieur et extérieur. En filmant ses personnages à travers les vitres, le réalisateur met en place tout un jeu de reflets qui fait que le monde s’imprime littéralement sur les pièces et les visages de cet appartement. Cet effet de surimpression n’est jamais systématique ni insistant mais toujours inséré comme un rappel poétique.
La longueur du film et la rigueur du dispositif font qu’il finit par gagner une dimension assez irréelle et fantastique. On se surprend à penser qu’une barrière effectivement hermétique sépare les deux univers, que l’appartement et le monde ont cessé de communiquer autrement que par le regard. D’ailleurs au détour d’un dialogue on apprend qu’Armando n’est plus sorti depuis longtemps. Marques dit qu’il voulait absolument filmer la résonance des grands mouvements de grève nationale sur le cocon du couple, car si le Portugal s’était mis en grève, Armando était, selon l’expression du réalisateur, en « grève générale avec le monde » depuis longtemps. Deux tentatives de communication qui ponctuent le film, échouent. Un coup de fil passé depuis l’appartement reste en absence. Quand plus tard le téléphone sonne dans l’appartement, Armando décroche et annonce que lui, Armando, n’est pas présent. Soudain il se transforme en spectre de lui-même, comme s’il il avait déjà quitté ce monde. Comme tout le film, la séquence est à la fois étrange, drôle et mélancolique.
G.M.
River Rites de Ben Russell – mention spéciale du Prix du Patrimoine de l’Immatériel
Une « ethnologie psychédélique », voici ce que propose Ben Russell avec son court métrage River Rites. Un jeune homme dépose une petite fille à terre et vient planter son regard dans la caméra. Derrière lui, une rivière vers laquelle des enfants marchent à reculons. On s’aperçoit bientôt que cette étrange démarche est en fait due à un renversement de la temporalité : ce ne sont pas les enfants qui marchent à l’envers, c’est le film. Constitué d’un seul plan (auquel le cinéaste adjoint simplement un court plan d’introduction, à l’endroit, repris à la fin), celui-ci devient donc une reconstitution rétroactive du parcours d’une Steadicam au sein d’un groupe de baigneurs.
L’inversion temporelle est un moyen de défamiliarisation aussi simple qu’efficace, par lequel les mouvements des corps se révèlent dans une complexité généralement imperceptible et proprement merveilleuse. Elle est en outre source de maintes surprises visuelles – milieu aquatique aidant – qui dotent River Rites d’un certain pouvoir euphorisant généralement introuvable en dehors du cinéma d’animation. La forme de « suspense sensoriel » que l’on peut ressentir face à tout plan de cinéma est ici décuplée par le fait que ce que l’on découvre petit à petit est temporellement antérieur à ce que l’on a déjà vu. Par le mouvement sinueux de la caméra combiné à celui des corps, Ben Russell nous fait véritablement habiter cet espace-temps inversé, expérience fantastique s’il en est.
Au sein d’un festival de cinéma documentaire, l’objet peut cependant surprendre tant il est pauvre en informations factuelles et riche en informations visuelles. La démarche y prend une allure assez radicale et le fait de ne rien savoir ou presque de la façon dont les sujets filmés vivent ou se représentent le monde peut même produire une certaine frustration. C’est peut-être par intuition de la nécessité pour le spectateur de lâcher prise de sa volonté de savoir (et de dominer par le savoir) que Ben Russell substitue à deux reprises au son ambiant une musique noise, percussive et dissonante. Cette bande-son entérine le parti pris de penser l’altérité par la seule figuration de corps dans leur environnement, l’enjeu étant alors de s’employer à les rendre aussi visibles que possible.
O.C.H.
La Cause et l’usage de Dorine Brun et Julien Meunier – Prix des Bibliothèques et mention spéciale du Jury des Jeunes
Battre la campagne, voilà un terme qui convient bien au documentaire de Dorine Brun et Julien Meunier, à ceci près que la campagne en question est celle de Serge Dassault, maire sortant et déclaré inéligible à Corbeil-Essonnes, pour placer son candidat fantoche à la tête de la ville. Cantonné à la description d’un espace public en pleine déliquescence, La Cause et l’usage montre à quel point l’utilisation d’une puissance de feu financière sans égal dans une campagne électorale distille un venin qui s’étend dans toutes les strates de la société. Le pragmatisme froid des militants UMP, aussi bien que les affrontements entre « petits » candidats mettent à mal un esprit démocratique qui semble s’être envolé vers d’autres cieux. Mais c’est surtout la manière décomplexée avec laquelle la « Cosa Nostra » qui entoure Dassault mélange promesses électorales douteuses et opportunisme médiatique qui fait froid dans le dos (et rire un peu, heureusement).
Car La Cause et l’usage se fait surtout le témoin du cirque de la communication qui se trame sur le terrain pour semer le trouble dans les esprits. Partant d’un postulat proche d’une matière télévisuelle (petit tour sur les marchés, marquage à la culotte des candidats), Dorine Brun et Julien Meunier pervertissent ce matériau par un usage persistant du plan séquence, saisissant dans un même mouvement la campagne et ses à‑côtés, l’endroit et l’envers du décor. Pierre par pierre, le film dévoile les atours d’une supercherie qui se construit sous le nez de chacun, en pleine lumière, et dont la plupart des acteurs de la vie politique de cette commune (ainsi qu’une partie des habitants) sont implicitement complices.
Tout ceci se noue donc autour de la personnalité de Serge Dassault, à la fois énigme et aberration de cette campagne, trou noir qui semble attirer vers lui les aspirations de chacun. Sans en faire une figure diabolique, La Cause et l’usage défriche patiemment le terrain, mettant en exergue la force tranquille d’un homme à qui rien ne se refuse. C’est peut-être là le point le plus effrayant de ce film, se traduisant par une séquence finale qui laisse les cris de l’opposition démocratique sans voix.
J.M.
Five Broken Cameras d’Emad Burnat et Guy Davidi – Prix Louis-Marcorelles
Le film problématique de ce palmarès. Il nous vient tout droit de Palestine, où son réalisateur, par nécessité de filmer la lutte quotidienne des habitants de son village face à la colonisation israélienne, sacrifie cinq caméras sur le champ de bataille. Loin de nous l’idée de minorer la portée d’un tel combat, la cause est entendue depuis bien longtemps, ce conflit sans fin est un véritable drame. Prendre sa caméra et risquer sa vie pour rendre compte de ces évènements témoignent d’un courage et d’une détermination qui ne peuvent que forcer le respect.
Mais c’est justement dans cette idée de « forcer », au sens du « coup de force » permanent qui se joue par exemple quotidiennement dans les médias, et qui s’applique malheureusement de manière particulière au conflit israélo-palestinien, que réside toute l’ambigüité et – il faut le dire – la gêne provoquée par ce film. Car Emad Burnat, bien conscient qu’il traverse un terrain miné et propice à la polémique, choisit soigneusement d’éviter tout élément de discorde en un mouvement constant qui s’apparente au zapping. L’aspect très « fabriqué » du film (forte présence de la voix off du réalisateur et de la musique) verrouille toute possibilité de création d’un espace de pensée, renforcé par l’adresse constante d’un père à ce fils qui grandit trop vite dans la débacle des affrontements. De plus, le principe d’une co-réalisation (avec Guy Davidi) à partir d’un énoncé perçu comme très personnel pose problème : qui se cache véritablement derrière cette voix qui s’adresse à nous ? D’où vient-elle ? La suspicion se fait d’autant plus grande lorsque Guy Davidi, qui a rejoint le projet en route, parle en débat de « cadeau » vis-à-vis des images d’Emad Burnat… Il y avait pourtant là une belle matière, dans le rapport à la caméra et au regard naissant d’un filmeur qui, par la force des évènements, devient cinéaste. Mais le film se rapproche finalement plus du flot d’actualité et des images du conflit que de la réflexion sur la place du filmeur à l’intérieur d’une zone de guerre, réflexion essentielle pour mener à bien un projet qui puisse susciter le débat. Dommage, donc, que le film s’échine à créer artificiellement de l’empathie là où elle existe déjà, et ne récolte in fine que les louanges escomptées d’un produit calibré pour l’émoi.
J.M.