Dans la programmation proposée par les Rencontres cette année, les chemins sont potentiellement nombreux. En voici un passant par Rémi Lange, Joseph Morder, Antony Cordier, Daniela De Felice et Arnaud Desplechin.
Au début d’Omelette (1997), Rémi Lange brûle ses scénarios : « Je ne veux plus imaginer » dit-il. On pourrait poursuivre à sa place en lui prêtant des mots qu’il ne prononce pas mais que son film formule : « Je veux imager. » Pour certains, l’acte de filmer s’imbrique profondément dans la vie, formant une part parfois envahissante au point qu’une partie de l’existence se confond avec un film : une vie-film, ou un film-vie. C’est le cas de Joseph Morder élaborant depuis 1967 une œuvre au long cours – on lui attribue 860 métrages, de durées très variables. La photographie ci-dessous n’est pas issue d’un de ses films mais de son cinématon, réalisé par Gérard Courant, que l’on pourra voir durant cette édition des Rencontres.
On pourrait s’amuser à compter les heures, les jours et les semaines qu’il faudrait pour projeter l’ensemble de la filmographie de cette figure de l’underground français souvent comparée à Jonas Mekas – duquel Notes on The Circus (1966) et Notes for Jerome (1978) figurent au programme. Les Rencontres ne dévoileront évidemment que des fragments choisis de Joseph Morder, notamment La Maison de Pologne (1983) et J’aimerais partager le printemps avec quelqu’un (2007). Fil rouge de cette édition, Joseph Morder apparaît dans Omelette de Rémi Lange, où ce dernier lui déclare son admiration, en fait son modèle lors d’une rencontre simple et émouvante entre deux journaux filmés, et de deux caméras qui se font face, se reconnaissant et entrant naturellement en sympathie.
Omelette débute à la manière d’une dérive filmée guidée par le fait de conserver une mémoire, de fixer le présent qui fuit sur le celluloïd de la pellicule Super 8 ; on est au début des années 1990 plombées par le SIDA. Puis Rémi Lange finit par ne plus tourner autour du pot en allant droit au but ; une omelette, on n’en fait pas sans casser des œufs, en l’occurrence, il brise le silence en faisant son coming out – filmé. Il annonce ainsi son homosexualité à sa famille et le fait qu’il vit avec un garçon, Antoine.
Se libérant d’un poids, il soulève une autre pierre, un lourd secret de famille : l’attirance de son père pour les hommes – plutôt jeunes –, cause de la séparation de ses parents. Et une interrogation assez vertigineuse de surgir : Rémi Lange n’a-t-il pas reçu et matérialisé les désirs enfouis de son père ? Captation de cette annonce, Omelette en est aussi la relecture via les rushes, qu’il reçoit développés quelques temps plus tard dans sa boîte à lettres. Le film s’organise ainsi dans un double mouvement : la captation de l’événement cathartique et sa re-présentation via le visionnage et le montage. Le bougé de la caméra, le montage impressionniste, la parole pleine d’urgence de Rémi Lange écrivent un film vibrant, traversé et secoué par la vie.
Lieux et histoires familiales occupent évidemment une place prépondérante dans ce cinéma à la première personne. Dans Beau comme un camion (2000), Antony Cordier se pose une question : qu’est-ce qui fait que je sois, « moi », devenu pas comme « eux » ? « Eux », ce sont les membres de sa famille d’ouvriers, où l’on arrête sa scolarité à 14 ans. « Moi », c’est un apprenti cinéaste entré à la FEMIS et s’apprêtant à en sortir – il s’agit de son film de fin d’études.

Ce retour sur soi et les siens n’est jamais surplombant, le questionnement des mécanismes de reproduction sociale – pour le cas totalement contredits – dégage justesse et sensibilité.
Dans les logements plus ou moins anciens, papiers, photographies et mémoires sédimentent ; la vente d’une maison ou la mort d’un proche les remuent, les font remonter à la surface. Avec la disparition de son grand-père, Daniela De Felice ouvre le Libro Nero (2007) – le « livre noir », qui est en fait marron – d’un grand-père dont la tyrannie a fortement atteint sa grand-mère et sa mère. La voix de la cinéaste, les fragments du livre, quelques objets et images vidéos, des aquarelles (ci-dessous) tissent un récit où se répercutent les échos d’une mémoire familiale douloureuse.
Mais, par sa douceur entêtante et sa rage rentrée, Libro Nero vient en quelque sorte briser une lignée de violence, le film sonne comme une victoire, féminine. Avec L’Aimée (2007), Arnaud Desplechin a réalisé un véritable pendant documentaire d’Un conte de Noël, tourné dans la foulée. Ses parents s’apprêtent à signer l’acte de vente de la maison familiale à Roubaix, le cinéaste se fait alors enquêteur du passé auprès de son père.

Cette maison que l’on vide se remplit de souvenirs, s’organise la recomposition d’une histoire familiale prenant la forme d’un écheveau complexe. Outre la qualité atmosphérique de sa réalisation (avec Caroline Champetier à la photographie), la beauté du film réside dans l’étrange rencontre entre la douleur de la perte – un père qui n’a pas connu sa mère et « l’aimée » d’Arnaud Desplechin, dont on ne connaîtra pas l’identité – et une sorte de jouissance du souvenir.