Arnaud Desplechin est un majestueux représentant national à Cannes : son dernier film, Un conte de Noël, montre avec une grande diversité de formes et de tons la déliquescence d’une famille. Le casting est impressionnant, le traitement du sujet l’est également : d’une part, la réussite totale du portrait tient à l’équilibre de chacun des personnages et de ses séquences. La reine Catherine ne surplombe pas l’ensemble : chaque acteur, dans son rôle, dans la particularité que lui donne Desplechin, est remarquable. Dans la construction du film, chaque scène a sa place, sa beauté, ne tirant jamais sur le morceau de bravoure. D’autre part, l’intelligence dans la mise en scène des rapports humains, l’originalité de regard face à la cruauté comme à l’émotion feront probablement de ce film une œuvre majeure.
Au royaume des Atrides, Desplechin n’est ni le chœur antique ni Zeus. Il est le créateur d’un mythe familial, il part des hommes pour arriver à une forme. Introduisant son conte à l’intérieur d’une maison qui ressemble à celle de La Vie des morts tant elle est figée, et toute forme de vie réifiée, Desplechin va pourtant filmer la vie : haine de cette dernière, horreur du lien vital, le sang, qui a fait d’Henri, Élisabeth et Yvan des frères et sœur, des fils et fille, des êtres dépendants de naissance à une lignée et à son histoire. Un conte de Noël est un film dur, de ceux qui ne vous plombent pas dans son entièreté puisqu’il a de temps à autres l’élégance de la joie et du rire, de ceux qui surpassent tout le reste en profondeur humaine, maléfique ou vide de sens. Loin des normaliens de Comment je me suis disputé et conservant sa petite famille (Emmanuelle Devos, Mathieu Amalric, Anne Consigny, Chiara Mastroianni, Jean-Paul Roussillon…), Un conte de Noël s’entiche d’une nouvelle recrue, la reine des reines, femme et sœur de Jupiter, Junon/Catherine Deneuve.
Junon règne en maître du jeu sur les Vuillard dans une maison bourgeoise de Roubaix au milieu des friches industrielles : femme d’Abel (Jean-Paul Roussillon), mère d’Henri, Élisabeth et Yvan, Junon a présidé à tous ses accouchements sans réellement donner naissance. Aujourd’hui, Junon est malade. Elle a dans le sang un défaut de naissance qui n’est découvert que tardivement. Elle a besoin, pour guérir, de la moelle osseuse d’un membre de la famille compatible avec la sienne. Cette greffe, qui pourrait la sauver, pourrait également la tuer. L’occasion est trop belle pour ne pas réunir la famille pour les fêtes de fin d’année et décider de choisir quel mythe on va créer. Abel, le père aimant, reste la vapeur, le flou de la famille : seul des deux parents à témoigner de la tendresse à ses enfants, il ne prend jamais parti. Il est comme absent, comme si Junon avait fait ses enfants seule. C’est elle qui a transmis le sang, c’est elle qui a transmis son sang malade à Joseph, le premier fils de la lignée enterré à quatre ans. C’est l’absence de Joseph, le lien fatal du sang, qui s’est transmise et a composé la famille.
Desplechin présente au travers de différents incipit chacun des enfants : l’aînée par défaut, Élisabeth, qui a entretient en elle un malheur qu’elle ne comprend pas, une tristesse qui n’a pas d’explication, tout comme elle entretient la folie de son fils ; vient le tour d’Henri, enfant conçu pour être le remède de Joseph mais dont la moelle n’était pas compatible. « Henri naquit, inutile » : Junon, pour le punir, le prive alors de toute forme d’amour. Henri semble né pour être haï, par sa mère, par sa sœur qui rembourse ses dettes en échange de l’acceptation de sa propre négation, de sa mort spirituelle. Mais dans Un conte de Noël, chacun voit le mal partout et nulle part, chacun se trompe de mal. Élisabeth écrit des pièces de théâtre et met en scène des personnages sans se contrôler elle-même. Henri ne fait rien, tourne autour d’un monde professionnel qui n’est jamais très clair dans le film, comme Yvan : du premier on retient l’hystérie, l’incapacité de vivre transmise par Junon, du second, benjamin de la troupe, on se sait rien, sauf qu’il a épousé Sylvia, belle et joyeuse, mêlée par le mariage au sang Vuillard.
La première curiosité du film est ce halo flou, ce vague dans lequel Desplechin noie ses personnages : aucun d’entre eux, malgré leurs noms porteurs de symboles et de sens, n’est défini clairement. Le réalisateur leur donne une chance, ne construit pas de camp ou de traits psychologiques déterminés. Des malaises de Junon aux sourires de Sylvia, c’est ce trouble qui apparaît, aussi opaque que les vues du sang familial au microscope, aussi peu linéaire que l’est la mise en scène de Desplechin. Ce dernier, assisté d’un excellent chef opérateur, Éric Gautier, conserve une imagination foisonnante : il tente tout, du plan fixe au panorama, du gros plan sur une photo aux flashs mentaux des protagonistes. Il aime le changement, le mouvement, ce qui n’est pas acquis, ce qui n’est pas rassurant. Cette mise en scène ‑comme la musique jazz, classique ou rap- est d’ailleurs à l’image de la définition de la famille qui parcourt ses films : rien n’y est définitif, on passe du cocon édénique de joie, ressemblant à n’importe quelle fête de famille, à l’enfer de la cruauté la plus absurde, toujours banalisée.
Desplechin aime filmer les extrêmes ‑Henri, interprété une nouvelle fois par Mathieu Amalric, fait écho à l’Ismaël de Rois et Reine-, mais s’attache dans ce film davantage à insuffler sa propre tendresse : de même qu’il change régulièrement de forme, il change, ou mélange, sans cesse les tons. Quelques scènes, savoureuses, notamment lors d’un dialogue entre Abel et les deux enfants d’Yvan, ou de plusieurs duos entre Junon et ses enfants, montrent le potentiel comique déjà entrevu de Desplechin et de son co-scénariste, Emmanuel Bourdieu. Le grand talent des deux auteurs est de réussir à montrer, à faire dire l’immonde, l’horrible, l’inacceptable, sans chichi ni dramatisation. On déclare une absence d’amour à son fils, sa haine à son frère, sa mort certaine, comme le résultat d’une partie de cartes. Comme il est dit au milieu du film : « C’était un jeu qui a mal tourné. » Sans réelle légèreté, il y a dans ce film une joie dans le malheur, une comédie dans l’épopée ‑toute deux référencées en cours de film‑, ou dans la tragédie euripidienne, d’autant plus bouleversante qu’elle n’est jamais gratuite. Quand la violence éclate, elle est présentée comme une mascarade, un éclat de rire. Le dénouement est enfin un pied de nez à la fatalité des liens du sang, dans la vengeance et dans l’acceptation de cette fatalité, finalement synonyme de délivrance.
En bon littéraire, Desplechin ne sépare jamais le mot ‑l’écrit, l’idée, le sens- du corps : on se souvient notamment de la lettre qui brûlait physiquement le ventre de Nora dans Rois et Reine. C’est encore ici par l’écrit qu’Henri annonce sa victoire puisqu’il détient la plume. C’est aussi par l’écriture des dialogues comme des petits monologues, ciselés, poétiques, musicaux, que les scénaristes donnent corps à leur histoire, la livrent dans une beauté littéraire et cinématographique. Reste à comprendre la valse des corps. Comme les esprits, ils sont instables, martyrisés autant que magnifiés dans leur souffrance d’abord : d’où viennent les hématomes d’Henri si ce n’est de l’épaisseur et de l’impossible coagulation de son sang, de ses racines ? D’où vient la sensualité de Sylvia si ce n’est de l’abandon, momentané, de la loi du sang ? Dès l’ouverture du film, Junon, malade, tombe dans un couloir : avec elle, elle emporte les « gènes particuliers » de la famille. Sa chute est aussi celle du premier ADN. Si Dieu meurt, tout est perdu ? Tout est-il à refaire ? Les dernières séquences, elles non plus, n’apporteront pas de réponses définitives. Arnaud Desplechin filme les Vuillard mentalement, expose leur violence, leur fantasme, leurs rapports psychologiques par l’intermédiaire d’une caméra presque métaphorique.
Un conte de Noël pourrait vraisemblablement faire l’objet de centaines de réflexions, de centaines d’appréhensions. C’est un film à regarder en face, à secouer, à laisser infuser, comme une parole dont l’atrocité laisserait son objet sans voix, comme un apaisement soudain dont on ne comprendrait pas la venue.